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Blogres - Page 58

  • essai sur Beckett paru en 2006

     

    par antonin moeri

     

     

     

    «Les vies silencieuses de Samuel Beckett». Non, ce n’est pas une biographie. Ce sont quelques séquences, «alternances de vides et de pleins», quelques détails ou incidents qui persistent sous forme d’images: les allées et venues entre Paris et Dublin (où vit sa mère sévère et jalouse, grande bourgeoise chic «le bibi vissé sur un oeil bleu qui luit dans l’ombre» et avec laquelle Sam eut les conflits les plus violents), les nombreuses séances chez le psychanalyste au cours desquelles Sam tressaille, pleure et claque des dents, sa tentative manquée de travailler avec Eisenstein qu’il aurait rencontré chez Joyce, ses tribulations à travers l’Allemagne nazie (1936-37) où il fréquente les zoos, les cimetières, les cabarets (Karl Valentin) et les musées (Sam était fou de peinture). 

    Il y a aussi la fascination pour l’oeuvre et le personnage de Joyce et, bien sûr, le plus important: «la recherche de la misère de ses mots, de la matière de sa parole, la recherche de sa langue impossible, de sa langue de dépossédé», une recherche que Beckett mènera dans la langue française (non dans la langue anglaise), la langue de Descartes, de Flaubert et de Proust dans laquelle il écrira coup sur coup, au septième étage d’un immeuble parisien: Mercier et Camier, Molloy, Malone meurt, L’innommable, Godot, Textes pour rien.

    Nathalie Léger évoque également la rencontre avec Jérôme Lindon, lequel deviendra, grâce à Beckett, le grand éditeur français qu’il est devenu. Est également évoquée la banale petite maison grise que Sam fit construire à Ussy, où il allait se réfugier pour jardiner, écrire, «regarder les herbes essayant de pousser entre les pierres», où il construisit un haut mur rébarbatif autour du cube anodin pour se protéger des intrus. Il allait également à Ussy pour lire Leopardi et Maître Eckhart, traquer les taupes dans le jardin. 

    Le lecteur n’échappe pas aux séjours de Sam et Suzanne à Malte, à Tunis, à Tanger. Quelques mots sur Suzanne, cette professeur de piano qu’il a rencontrée sur un court de tennis, qui coud quand il écrit, qui achète de la nourriture bio, qui n’aime pas beaucoup les coquetèles, qui range la vaisselle quand il reste immobile dans le noir. Et puis, il y a la rencontre avec Roger Blin, leur collaboration, leur amitié indéfectible.

    Ce petit essai est écrit avec beaucoup de tact et d’élégance. Style elliptique et clair pour essayer de cerner un éblouissement, ce qu’on pourrait appeler une conversion à l’écriture, pour essayer de comprendre comment ont pu naître des textes aussi parfaits que «Oh les beaux jours», «La dernière bande», «Premier amour» ou «L’innommable». Mais comment dire cet éblouissement? Sinon en rôdant inlassablement autour de l’essentiel, «comme si tourner autour d’une sorte de pot vous réservait des moments exquis». (R.Walser)

     

     

    Nathalie Léger: Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006

  • Dino Risi ou les mémoires d'un monstre sacré

    3659768030.6.jpegOn ne vous fera pas l'injure de présenter Dino Risi (1916-2008), l'un des derniers monstres sacrés du cinéma italien ! On lui doit une cinquantaine de longs métrages, depuis Vacanze col gangster (1952) jusqu'à Le ragazze di Miss Italia (2002), en passant par ces films-cultes que sont Pain, amour, ainsi soit-il (1956), Les Monstres (1963), Sexe fou (1973) ou encore Parfum de femme (1975). On ne présente pas un monstre pareil, donc : on lui tire son chapeau !

    C'est pourquoi il faut lire, toute affaire cessante, son livre de mémoires, intitulé précisément Mes monstres*, qui reconstitue, avec une précision de peintre ou de photographe, tout l'univers du cinéma italien de l'après-guerre…

    Rien ne prédisposait ce fils de médecin milanais au 7ème Art : il avait entrepris des études de psychiatrie quand la seconde Guerre mondiale a éclaté. Il se réfugie en Suisse, poursuit distraitement ses études et fait surtout connaissance avec les jeunes femmes de la région qui l'invitent volontiers dans leur lit. C'est en Suisse, par la même occasion, qu'il suit les cours de Jacques Feyder, autre réfugié artistique, qui développent en lui la passion de la mise en scène.

    De retour en Italie, il va entrer dans le cercle très fermé des réalisateurs à succès. Chaperonné par Alberto Lattuada, images-4.jpegil va d'abord écrire des scénarios pour les autres, puis, peu à peu, réaliser lui-même les histoires qu'il écrit. Il excelle, comme on sait, dans les films à sketches, où sa verve satirique s'exprime à merveille.

    Dans Mes Monstres, Risi ressuscite le fantôme de ses amis disparus, les inoubliables Mastroianni, Sordi, Tognazzi ou encore Vittorio Gassman. Ces acteurs, dans la vie, jouent leur propre rôle. Et Dino Risi n'a pas beaucoup à se forcer (et à les forcer) pour qu'ils crèvent l'écran, comme on dit. Car ils sont tous des monstres : monstres d'égoïsme, de séduction (de vrais machos ! diraient les féministes), mais aussi d'humanité, de drôlerie, de générosité.

    Des monstres humains, tellement humains…

    Comme il excelle dans les films à sketches, Risi est le meilleur, également, dans les saynètes, histoires irrésistibles, anecdotes cocasses, qui toutes, sous sa plume, deviennent des fables de la condition humaine. Qu'il évoque cette étrange dactylo qui refusait d'écrire le mot « cunnilingus », le regretté Coluche ou encore une escapade d'Hitler, Risi a la plume aussi savoureuse que la caméra. Bien sûr, en même temps qu'on revit les riches heures du cinéma italien, on a un pincement au cœur de nostalgie, car cette époque inventive, légère, profonde, est révolue. Les comédies d'aujourd'hui sont souvent lourdingues et laborieuses. Alors que notre époque aurait besoin de satiristes pour la démystifier…

    Lisez donc cette galerie de monstres sacrés et attachants : c'est toute l'humaine condition qui défile sous nos yeux !

    * Dino Risi, Mes monstres, édition de Fallois-l'Âge d'Homme, 2013.

  • autopadrefiction

     

    par antonin moeri

     

     

    «Comment peut-on être artiste et avoir des enfants?» pourrait être le thème de «La corde mi». «C’est quoi être père?» pourrait en être un autre, ou bien «Pour qui j’écris?» Dans ce roman, la narratrice n’écrit pas pour sa mère triste, plongée dans des dépressions sévères. Elle écrit plutôt pour son père, un curieux père absent-présent, psychorigide et enfermé dans une bulle de mystère mais dont Anne-Lise Grobéty vante un genre de courage, une force d’âme. Ce roman est une interrogation sur la paternité, puisque les pères on les découvre après leur mort.

    Ce que j’aime dans ce livre bouleversant au style à la fois familier et altier, qui permet de sentir le flottant, l’entre-deux, les limbes, le rêve et la cruauté du réel, ce que j’aime dans ce livre c’est qu’il n’a rien, mais strictement rien de nostalgique, sentiment si apprécié de nos jours par les foules béates en quête de célébrations, d’authenticité et de pain campagnard, de costumes traditionnels et de visages rougis par l’air et le chasselas.

    Rien de tout ça chez Anne-Lise Grobéty mais un regard. Oui, ce roman est une leçon de regard, une leçon de points de vue. En effet, les foyers de perception ne cessent de varier, de tourner, d’échapper, forçant le lecteur à une attention de tous les instants, comme dans les romans de William Faulkner. Qui parle? À quel moment parle-t-il? Dans quel lieu parle-elle? Est-ce la fillette de quatre, huit ou douze ans? Est-ce la narratrice qui convoque des souvenirs? Est-ce Gaston (le père de la narratrice), le maître-luthier chez qui Gaston a appris son métier, l’adolescente qui découvre l’amour avec un jeune violoniste talentueux qui «monte» mais qui, in fine, préfère les hommes, la mère écrasée par les substances chimiques, le chef de la clinique psychiatrique où Rémi, le frère de Gaston, est enfermé depuis quinze ans? C’est ce travail sur les points des vues qui me remplit d’admiration.

    Et puis, il y ces évocations incomparables de paysages enneigés, d’atmosphères parfois étouffantes parfois pénétrées d’une douce lumière d’un jaune mirabelle (évocations d’odeurs de laques et de bois fin taillé à la gouge), les jeux de langage, l’humour à fleur d’adjectifs, ces mots que l’on fait danser dans sa tête ou qu’on essaie comme un vêtement jusqu’à ce que ce vêtement nous aille, cette capacité unique de mettre en scène ou en résonance l’absence, le manque, le néant, la colère et la reconnaissance, la jubilation et la déréliction.

    Le lecteur prend aussitôt le parti de la narratrice quand celle-ci subit les humiliations de son père mono-maniaque: tu ne seras jamais musicienne, t’es pas jolie, t’es dyslexique. Car elle parle de cette rive-là, cette narratrice nommée Luce: celle des délaissées, des blessées, avilies et offensées. Le résultat est magnifique. Une manière particulière de traiter la matière et les formes, une construction qui multiplie les bonheurs narratifs et dans laquelle vous désirez retourner comme on désire retourner dans la basilique Sainte-Sophie.

     

     

    Anne-Lise Grobéty: La corde de mi, Campiche, 2006

  • Antoinette Rychner, Lettres au chat

     

    Par Alain Bagnoud


    lettres_au_chat_120x172.pngIl se passe, dans ce petit livre d'Antoinette Rychner, ce que tous les propriétaires de chats craignent et attendent : la disparition de l'animal.

    Et déjà, une correction. Les chats, évidemment, n'ont pas de propriétaires. Ils sont les maîtres des lieux qu'ils hantent, des maîtres tendres, câlins, souverains et un peu cruels, qui tolèrent avec grandeur ceux qui vivent sur leur territoire, des gens utiles pour la nourriture et les caresses.

    Mais un jour, forcément, ils disparaissent. Ils ne reviennent pas de promenade, ils tombent du balcon, ils passent de toit en toit, et les murs du quartier fleurissent d'affiches. Des petits enfants pleurent, des adultes rêvent de fourrures, de ronronnements, de soirées sur les sofas, de poids sur le lit. C'est comme ça, c'est la vie.

    antoinetterychner.jpgDonc, le chat Pépin a disparu. Prune, la petite fille, Aurélie, la mère, le coussin bleu puis le voisin placent des lettres dans la chatière. En creux, une histoire s'esquisse, du passé est évoqué, les relations évoluent. Ça donne un petit roman épistolaire charmant, doux, triste et cajoleur comme un félin de poche.

    D'Antoinette Rychner, on avait déjà pu apprécier les nouvelles de sa Petite collection d'instants-fossiles, récits courts aux Editions de l'Hèbe (2010). Elle a deux enfants, écrit beaucoup pour le théâtre, et est citée en exemple avec raison par ceux qui veulent démontrer que l'Institut littéraire de Bienne, qu'elle a fréquenté entre 2006 et 2009, donne de bons résultats.


    Antoinette Rychner, Lettres au Chat, éditions d'autre part

     

  • morgue du sujet pensant

     

    par antonin moeri

     

     

    Dans une tribune de Libé, un cinéaste français réagit aux 36% de voix que le frontiste Philippot a engrangées à Forbach. Né à Forbach (cinquième ville du département de la Moselle), ce cinéaste est fier d’avoir pu quitter cette France moisie pour vivre dans une grande ville et faire partie de «ceux qui mangent bio, consomment des produits culturels, partent en vacances, ont des enfants dans les bonnes écoles, manifestent pour le mariage pour tous, parlent sans accent, lisent les livres d’Eribon». Il se considère comme un homme qui a trahi son milieu, un milieu de misère économique, affective, sociale et intellectuelle, un milieu peuplé de «gens qui parlent mal et fort, qui aiment la brutalité et le sport, s’habillent comme des ploucs, ne pensent pas, énoncent des conneries en buvant de la bière à longueur de journée, rotent leur haine des Arabes, des pédés, des lesbiennes, des bobos et des juifs».

    Ce cinéaste est d’avis que, si le FN triomphe à Forbach dimanche prochain, ces «cons» l’auront bien mérité et que ce sera une raison pour ne plus y mettre les pieds, dans cet enfer. Il convoque alors le Forbach de son enfance, «terre solidaire qui a refusé le fascisme», où régnait la culture syndicale. Un Forbach idyllique qu’il oppose au Forbach actuel, peuplé de gens vivant sans emploi, sans argent, sans véritable cinéma, sans véritable librairie, sans perspectives, «sans tout ce qui permet de tenir debout, sujets pensants et agissants».

    Je n’ai guère de sympathie pour les idées et le parti de Marine Le Pen mais je me demande si le mépris affiché de ce cinéaste pour «les cons, les ploucs qui énoncent des conneries à longueur de temps en buvant de la bière», les obscurantistes incapables de raisonner, c’est-à-dire de penser, je me demande si cette suffisance et cette morgue de «sujet pensant et agissant» ne contribuent pas à augmenter les rangs de celles et de ceux qui, dimanche prochain, voteront pour Florian Philippot.



  • La maison de Saint-Jean

     

    Par Pierre Béguin

     

     

     

    Maison de Saint-Jean.PNG

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Le 20 mai 1899, après plus de 40 ans de résidence dans une des propriétés ayant appartenu aux Pictet puis aux Constant, mourut à Saint-Jean une des plus célèbres étoiles de la danse, admirée dans toute l’Europe du XIXe siècle: l’Italienne Carlotta Grisi.

    Née en 1819, à Visinida, petite localité de Lombardie près de Montoue, elle commença dès l’âge de 7 ans le dur apprentissage de la danse à l’école de Milan où elle devint rapidement première danseuse du corps de ballet d’enfants à la Scala. Les premières ovations délirantes ne devaient guère tarder. En 1840, elle fait ses débuts à l’Opéra de Paris. Elle y rencontre Théophile Gautier dont elle allait devenir l’égérie. L’écrivain, de nature très maladroite avec les femmes un peu distinguées, fut condamné au platonisme mélancolique jusqu’à sa mort, lui écrivant tout de même un ballet (Gisèle), se rabattant sur les femmes servantes et les maîtresses domestiques, comme le fut pour lui Ernesta, la sœur de Griselda, cantatrice assez médiocre au physique quelconque, qu’il épousa faute de grives… : «Bon père, bon époux, ce bon Gautier, dont toute la vie a été détraquée par cette méprise : allant chez Carlotta Grisi, il s’est trompé de porte, est entré chez Ernesta, lui a oublié quelques enfants dans le vagin, qui l’ont amené devant monsieur le Maire»(Journal des Goncourt, 13 décembre 1857). Comme Candide avec Cunégonde devenue laide mais bonne pâtissière, Théophile Gautier se console avec l’excellent risotto d’Ernesta, dont ses amis du cénacle, Baudelaire en tête, se régalent. Même si, comme d’habitude chez Gautier, dans sa maison d’ouvrier artiste, les chaises n’ont que trois pieds, les cheminées fument, le dîner est en retard, les filles ne parlent que le chinois, la plus jeune – Estelle – se pose une mouche sur la joue en se servant, pour miroir, du manche de sa fourchette, et Ernesta «la Grisi» grogne toujours en menaçant de casser des assiettes sur la tête de son mari. Plus tard, Edmond de Goncourt comparera «la vieille Grisi», dans son ratatinement et son raccourcissement, à «un vieux singe phtisique»...

    Pendant ce temps, sa célèbre sœur Carlotta, qui a connu à Paris le Prince polonais Léon Radziwill, vit une retraite dorée dans la magnifique maison de Saint-Jean, se consacrant entièrement à l’enfant qui va naître. De sa terrasse dominant le cours du fleuve, elle a vue jusqu’aux Alpes par-dessus la silhouette pittoresque de la ville où elle contemple la jonction des flots du Rhône et de l’Arve. Quelques mois plus tôt, en 1853, une chute dans un escalier lui a laissé une blessure à la jambe qui l’a contrainte à abandonner la scène au faîte de la gloire.

    Construite par un Pictet, habitée par Samuel Constant (qui en eut l’usufruit à la mort de sa belle-mère en 1774), la maison de Saint-Jean accueillit des hôtes célèbres, de Bonaparte à Chateaubriand, en passant par Shelley. Avant d’être occupée par Mme Guillaume Fatio. Quand la construction du chemin de fer coupa la campagne en deux, les Fatio vendirent la demeure. C’est ainsi qu’en 1856 Carlotta Grisi devint l’heureuse propriétaire d’une des plus élégantes résidences des abords de la ville.

    La maison de Saint-Jean fut démolie en 1904 et remplacée par des immeubles. Seul un dessin de M. Louis Blondel en conserve le souvenir (voir ci-dessus). Quant à Carlotta Grisi, l’étoile au firmament de la danse, elle repose au caveau de Châtelaine. D’autres étoiles parisiennes y sont venues un jour pour y déposer des violettes…

     

     

     

     

     

     

  • Léonard Crot, Silences d'une ville

     


    Par Alain Bagnoud

    On va surveiller Léonard Crot de près. C'est une voix qui s'exprime, qui s'est déjà trouvée.

    Il y avait eu un premier roman prometteur, Les Pommiers de la Baltique. Il y a aujourd'hui un recueil de nouvelles abouti, Silences d'une ville (Editions de L'Aire), qui montre sa maîtrise du langage, des ambiances, de la construction.

    De quoi s'agit-il ? D'une ville tragique, qu'on dirait en attente de sa propre fin, avec son village de tentes peuplées de pauvres sur le bord du fleuve, ses niches à prostituées, ses fonctionnaires, ses artistes, ses marginaux, sa ville haute dont les habitants originaux ont vu leurs cabanes enserrées peu à peu par les hautes constructions.

    Une des survivantes, au langage poétique, erre dans les labyrinthes administratifs pour se faire expédier les cercueils de ses amis à son nouveau lieu de vie. Un lanceur de couteaux maladroit et une dessinatrice d'escargots sont pris en charge par un agent plus enthousiaste que réaliste. Une prostituée usée se fait assaillir par ses collègues. Un poète disparu retrouve sa fille dans une incompréhension mutuelle.

    Beaucoup d'artistes. L'auteur semble partager une certitude avec tous ses personnages créatifs, maladroits, sans réussite sociale ni même artistique : seule la forme donne du sens au monde.

    Mais quelle forme ? Dans la deuxième histoire, le fils d'un père muré dans son travail invente un récit à partir d'une vieille photo : tsar, peinture, bague, poings serrés. Au cœur de celle-ci, le peintre André, au lieu de copier ce qu'il a sous les yeux, crée des scènes enchanteresses.

    Léonard Crot, au contraire, met beaucoup de noir sur sa palette. Le résultat, lancinant, donne une vision sombre de la condition humaine, où tout semble désolé, sinon l'acte de création, dans une esthétique que pourrait cautionner la phrase d'Alfred de Musset : Les plus désespérés sont les chants les plus beaux.

     Léonard Crot, Silences d'une ville, Editions de l'Aire

  • Les mille vies d'Alain Bagnoud

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegToute vie est imaginaire : les écrivains le savent mieux que quiconque. La vie se vit chaque jour à son rythme, avec ses joies et ses tourments, ses contingences surtout, mais pour la raconter, il faut être un autre. Beaucoup d'écrivains qui se livrent à l'autofiction, comme on dit, ne le savent pas ou font semblant de l'ignorer, c'est pourquoi leurs livres sont si mauvais…

    Alain Bagnoud le sait, lui, qu'on n'écrit jamais que dans la peau d'un autre. Et que c'est l'autre, précisément, qui est parfois une multitude, qui a les meilleurs mots — les plus tranchants, les plus lucides — pour parler de soi.

    C'est ce qu'il fait, en ce printemps presque estival, en publiant, d'un coup, trois livres complémentaires et différents. Trois modulations subtiles d'une même voix. La poésie avec Passer*, au Miel de l'Ours. Le roman, avec Le Lynx*, aux éditions de l'Aire. Et ce que j'appellerai, après Pierre Michon, les « vies minuscules », Comme un bois flotté dans une baie venteuse, aux éditions d'Autre Part, animées par l'excellent Pascal Rebetez.

    La poésie de Bagnoud a son souffle et ses couleurs. Le roman nous rappelle la saga autobiographique de ce jeune homme de Chermignon (VS), flanqué de ses complices (dont l'inénarrable Gâchette), images-1.jpegde ses bonnes amies et de ses animaux tutélaires (ici le Lynx et ailleurs le Dragon). Le roman, qui reprend La Proie du lynx (2003), a été entièrement réécrit. Le rythme est plus alerte, l'intrigue plus resserrée. La nature y joue toujours un rôle central avec ses braconniers et ses bêtes sauvages. Bagnoud y livre une grande part de lui-même. Mais peut-être pas la plus importante…

    C'est dans l'évocation des vies (plus ou moins) minuscules que Bagnoud se livre davantage. C'est là, aussi, où il est le meilleur…

    Dis-moi ce que tu aimes et je te dirai qui tu es ! 

    images-3.jpegDans ce petit livre épatant au titre poétique, Comme un bois flotté dans une baie venteuse*, Bagnoud nous confie ses passions. Ses idoles tutélaires. Comme beaucoup, il a rêvé d'être une pop-star : chanter sur scène, draguer les filles, chanter le blues comme personne d'autre. Et, accessoirement, mener une vie de bâton de chaise : sex, drugs and rock 'n' roll !

    Un musicien incarne ce totem : le guitariste irlandais Rory Gallagher, décédé à 47 ans d'une cyrrhose du foie. Mais il y a d'autres vies rêvées, moins célèbres sans doute, moins destroy, comme la vie des grands-parents de l'auteur (magnifique évocation de la vie paysanne des années 60), de Georges Brassens aussi (à l'époque, comme on était Beatles OU Rolling Stones, il fallait choisir entre Brassens et Brel, et Bagnoud avait choisi le poète sétois), de la chanteuse Fréhel, surnommée « fleur de trottoir », qui connut la gloire, puis la déchéance, car « le chemin qui grimpe vers la gloire et celui qui dégringole courent chacun vers son but ». Il y a aussi l'évocation lumineuse d'un poète halluciné, Vital Bender (1961-2202), trop peu connu, car publié à compte d'auteur, qui marque tous ceux qui le rencontrent, dans le Valais des années 70 et 80. Destin tragique, talent ignoré, qui finit en suicide…

    Des vies imaginaires se mêlent à ces vies réelles, puisqu'on croise, dans le livre de Bagnoud, Fernando Pessoa, le mystérieux poète de Lisbonne, l'homme au cent pseudonymes, et l'exquise Laure-Antoinette Malivert, poétesse injustement oubliée par les anthologies de littérature française ! À sa manière, la vie de Catherine Tapparel ressemble à un roman : Unknown.jpegdomestique du seigneur et maître Edmont Bille, illustre peintre valaisan, qu'elle finit par épouser, elle lui donne quatre enfants, dont Corinna Bille, notre plus grande écrivaine ! Bagnoud, qui est de la région, nous emmène sur les traces de l'immense Corinna, elle aussi trop dédaignée, sinon ignorée, entre le Paradou (ici, à gauche) de Sierre et le village de Vercorin, d'où Corinna (qui s'appelait Stéphanie) tire son nom de plume…

    Par ses portraits tout en finesse, en sensibilité, Bagnoud nous aide à rendre justice à ces vies minuscules, silencieuses, dédaignées, qui sont restées dans l'ombre.

    C'est en se penchant sur la vie des autres, connus ou illustres inconnus, que l'écrivain fait son portrait. Non, pas d'autobiographie ici ! Mais ce qu'on pourrait appeler une hétérobiographie. Se raconter à travers les autres. Faire son portrait en décrivant, dans le miroir, non pas sa propre image, mais le visage que nous tendent les autres : tous ces visages aimés ou disparus qui constituent, en fin de compte, notre visage.

    Trois livres à lire, donc, pour mieux connaître Alain Bagnoud et apprendre beaucoup sur soi.

    * Alain Bagnoud, Passer, Le Miel de l'Ours, 2014.

    Le Lynx, roman, éditions de l'Aire, 2014.

    Comme un bois flotté dans une baie venteuse, éditions d'Autre part, 2014.

  • Reynald Freudiger, Le Roman de Madame Pomme

     


    Par Alain Bagnoud

    Il faut, d'abord, imposer Le roman de Madame Pomme à tous les centres de formation d'enseignants comme ouvrage principal. Deuxième mesure : les directions des lycées, collèges, etc. les offriront aux professeurs. Le livre sera également fourni aux parents d'élèves et aux élèves eux-mêmes. Et, bien entendu, il est conseillé à tous ceux qui ont étudié dans une école. C'est ainsi que tous ceux qui fréquentent ou ont fréquenté le monde scolaire acquerront la pointe de dérision et de malice qui leur permettra de relativiser les situations vécues et de réenchanter leur quotidien.

    La délicieuse Madame Pomme (c'est un surnom) pose en effet sur ses activités d'enseignante un regard naïf et audacieux. Férue de littérature, elle fait des épopées avec les menus incidents qui animent une heure de cours. Avec elle, et grâce à l'humour badin de l'auteur, les difficultés et les tensions se transforment en enchantements.

    Une suite de récits brefs, d'épisodes mettent notre héroïne en situation : dans ses classes, pendant le voyage d'étude, dans la salle des maîtres ou dans les cafés où elle croise ses élèves. Une forme du texte qui est liée à l'histoire de sa composition.

    Madame Pomme a d'abord été un personnage de blog, livrée en feuilleton hebdomadaire par Reynald Freudiger. Rien d'étonnant en somme. On sait qu'internet devient le lieu littéraire du work in progress et le premier moment de la confrontation avec le lecteur.

    Pourquoi en faire un livre, donc ? C'est ce que Freudiger explique ici : « Mais le feuilleton, un jour, s’achève, et alors l’œuvre change de statut: elle se fige. Or ce qui est figé convient très mal à Internet, où tout est mouvement et actualisation, de sorte que la question d’une publication papier doit au final se reposer (pour peu bien entendu que l’on accorde à l’œuvre achevée de la valeur en soi). »

    Et, ce que je pourrais ajouter, c'est que l'ensemble, plutôt que le discontinu, sied bien à Madame Pomme. Autre avantage : les dessins d'Albertine qui illustrent l'ouvrage en écho très réussi.

    Les esprits chagrins qui feuilletteront le livre affirmeront que mon flot de louange est motivé par la vanité. Il advient en effet que Madame Pomme me cite. Page 53.

    Eh bien, c'est vrai. Je suis très fier d'être un personnage de Madame Pomme, et de côtoyer ainsi l'auteur lui-même. À la fin du livre, en effet, en guise de catharsis, l'enseignante se résout à commencer un roman : Les Aventures de Monsieur Freudiger, « le tableau d'un enseignant qui a la sotte prétention d'être écrivain. »

    Et un excellent écrivain, dont on avait déjà pu savourer La Mort du prince bleu et Àngeles, qui lui avait valu le prix du Roman des romands en 2012.

    Tenez, un petit cadeau en guise de conclusion. Le quatrième de couverture :

    « Madame Pomme descend plus ou moins directement de Don Quichotte et de Candide. Les temps, évidemment, ont bien changé, mais ce sont là, indéniablement, des ancêtres. Un peu plus bas dans l’arbre généalogique, plus proches aussi de Madame Pomme, on trouve le Docteur Festus et Madame Bovary. Et parmi les cousins et les parents plus immédiats, on peut distinguer Monsieur Songe, Plume, Marcovaldo, Oreille rouge et Un certain Lucas. Sans oublier Le Petit Nicolas. En pensant à ses glorieux ancêtres et à ses proches cousins, Madame Pomme est prise de vertige. Puis elle soupire en haussant les épaules. »

    Reynald Freudiger, Le Roman de Madame Pomme, L'Aire