Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blogres - Page 63

  • YVETTE THERAULAZ : HISTOIRE D’ELLE

     

    Par Anne Bottani-Zuber

     

    C’est l’histoire d’une rencontre : celle d’une journaliste, Florence Hügi et celle d’une artiste, Yvette Théraulaz. Ça se passe dans une toute petite cuisine. Par la magie d’un livre en train de se faire, on y entre, on tire un tabouret de dessous la table, on s’assied et on entend ce que ces deux-là se racontent. Parfois le regard d’Yvette Théraulaz s’échappe afin qu’elle puisse retrouver un souvenir. Parfois sa voix se fait toute petite. Ou elle rit. Ou elle fait silence. Certains mots reviennent souvent comme « sûrement » et « beaucoup » répété trois fois. Florence Hügi écrit : « Je l’écoute et sa musique des mots transforme mon propre langage. »

     C’est l’histoire d’Yvette Théraulaz. D’une petite fille un peu turbulente, un peu difficile. D’une écolière qu’on abreuve de cours de catéchisme, qu’on terrorise en lui montrant des images du Diable. D’une jeune actrice déterminée et engagée qui vit en communauté, qui lutte contre l’injustice sociale et qui est persuadée que le théâtre va faire la révolution. D’une militante féministe. D’une mère qui rêve d’être ce genre de bonne mère qui ne se consacre pas uniquement à son enfant. D’une compagne qui veut bien partager sa vie avec ses compagnons, mais pas son appartement. D’une sœur aimante. D’une fille qui n’a pas bien su aimer sa mère et qui parfois a fait honte à ses parents alors même qu’ils étaient fiers d’elle. D’une femme en quête de paix et de spiritualité.

     Elle veut planter des aiguilles à tricoter dans les yeux de sa petite sœur dont elle est jalouse. Elle vole des gommettes, elle ment pour échapper à la corvée d’aller à la course d’école, elle se masturbe pendant le cours d’allemand, elle mord dans l’hostie que le prêtre lui donne à la messe. Pour voir si les flammes de l’enfer vont venir la dévorer. Mais les flammes ne viennent pas. Avec ses compagnons du TPR, elle joue pour les ouvriers, les grévistes, les écoliers. Elle avorte deux fois, une fois clandestinement à côté d’un calorifère où le médecin fait brûler des fœtus. Elle refuse de « jouer les idiotes », n’est pas intéressée par « les rôles sans consistance ». Elle fait une dépression lorsque s’en va celui qui est son compagnon depuis si longtemps. Elle joue « Emilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone » de Michel Garneau ; ce spectacle la porte et l’inspire pour deux tours de chant. Elle grandit. Elle vieillit. Elle regarde d’un œil critique cette taille qui s’épaissit. Elle se réconcilie avec les parts sombres de sa vie.

     C’est aussi un peu notre histoire. Car ce récit, tout comme l’art d’Yvette Théraulaz, agit comme une révélateur de nos richesses, de nos failles, de nos lâchetés, de nos combats, de la beauté qui palpite en chacune d’entre nous.

     Même si Yvette Théraulaz est unique par sa présence, sa manière de bouger, son immense talent, nous nous découvrons semblables à elle, à vivre des moments d’amour et de désamour. A ne pas nous résoudre à rester à la surface des choses. A vouloir prendre la vie à bras le corps, la vie telle qu’elle se présente, tantôt rouge – rouge-passion, rouge-sang – tantôt grise – de cette grisaille ordinaire du quotidien – tantôt noire. A devoir faire des choix, à les faire puis à les regretter ou à en être fières. A décider d’obéir ou de résister. A nous étonner de devoir nous battre afin d’obtenir l’égalité et à nous battre pourtant. A peser ce que nous avons reçu ou pas de nos parents, à se débrouiller avec ça et à donner ce que nous pouvons à nos enfants qui, eux aussi, plus tard, pèseront …

    Bien qu’Yvette Théraulaz soit impressionnante par sa détermination, nous sommes nombreuses à avoir vécu la même guerre. C’était il y a plus de quarante ans et deux mondes se télescopaient : celui des certitudes assénées à coup de crosse et celui d’une utopie fraternelle. Nous croyions que nous allions changer le cours du monde, nous ne l’avons pas fait, ou si peu. Mais nous oui, nous avons changé. Nous ne sommes plus des mineures.

     Lisez ce récit ! C’est une histoire qui se conjugue au singulier et au pluriel.

     

     

    Florence Hügi, Yvette Théraulaz : Histoire d’elle, Editions de l’Aire

  • jubilation narrative

     

     

     

    antonin moeri

     

     

     

     

     

     

     

    En 1982, année où sont mis sur le marché Béton, Un enfant et Le neveu de Wittgenstein, Thomas Bernard publie, dans le journal Die Zeit, un récit dans lequel il jongle avec les enchâssements de voix et de propos rapportés, ce qui sera la marque de fabrique de ses derniers chefs-d’oeuvre.

    Le 22 mars (1832), un narrateur, dont on ne saura rien, se rend à Weimar où il a rendez-vous avec Goethe à 13 h.30. On ne saura rien, non plus, de la visite programmée à «la plus grande figure nationale» figée sur son lit de mort. Sur le seuil de la propriété du «plus illustre Allemand de tous les temps», un des secrétaires de ce dernier, nommé Riemer, raconte ou rapporte ce qui s’est passé ces derniers temps dans la demeure de Goethe. Il raconte par exemple que Goethe s’est consacré exclusivement, fin février, au «Tractatus logico-philosophicus», qu’il a été subjugué par cette oeuvre et qu’il voulait à tout prix faire venir Wittgenstein à Weimar.

    Le récit de TB est constitué de phrases et propos rapportés, de on dit, d’intrigues, de mensonges, de ragots que Riemer rapporte au narrateur lors d’une promenade dans le quartier où se dresse la maison de Goethe. Savoir Wittgenstein à Cambridge, de l’autre côté de la Manche, est la pensée la plus heureuse de ma vie, aurait affirmé Goethe. Un de ses proches (nommé Kräuter) ne veut rien savoir d’une venue de Wittgenstein à Weimar. Riemer rapporte les paroles de Kräuter à ce sujet. Quant à Eckermann (le secrétaire à qui on doit «Conversations avec Goethe») Goethe l’a chassé car il s’est opposé à la venue de Wittgenstein à Weimar. La volonté de Goethe est inébranlable: Kräuter doit se rendre à Cambridge pour chercher Wittgenstein «mon fils spirituel en quelque sorte». «Invitez-le pour le 22 mars».

    Kräuter part en Angleterre. Riemer profite de cette absence pour se rapprocher du génie et l’entendre «dégueuler» sur Kräuter, Kleist et les cercles de femmes qui entouraient le dit génie, pour entendre le plus illustre Allemand de tous les temps vanter ses propres talents: «J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand - Voilà la façon dont j’ai mystifié les Allemands - J’ai anéanti Schiller - Ceux qui viendront après moi n’auront pas la tâche aisée». Mais le génie de la langue allemande sent que son heure approche et, reclus dans sa chambre, il ne fait rien d’autre qu’attendre Wittgenstein, le «Tracatus logico-philosophicus» sous son oreiller. Goethe a tellement reçu de lettres d’admiratrices ces dernières années qu’il a pu, en les brûlant dans ses poêles, chauffer toute sa demeure.

    Arrivé à Cambridge, Kräuter trouve Wittgenstein dans son cercueil. Personne n’a entendu parler de Goethe dans l’entourage de Wittgenstein. Et quand le charlatan Kräuter retrouve Goethe à Weimar, c’est pour entendre ce dernier délirer doucement: «Ce n’est pas à l’hôtel l’Elephant que s’installera Wittgenstein mais dans ma maison, juste à côté de ma chambre». Les derniers mots attribués à Goethe, le narrateur, Riemer et Kräuter les ont entendus, puisque ces trois hommes étaient présents. Il n’a pas dit «Mehr Licht!» mais «Mehr nicht!» que le traducteur essaie de rendre malicieusement en français: Non pas "Clarté grandiose!" mais "J’en ai ma dose!" De cette falsification, de ce mensonge, le narrateur souffre encore à l’heure où il écrit son histoire.

    TB s’empare d’une date, le 22 mars 1832 (jour de la mort de Goethe), pour construire son récit, pour imaginer une fin burlesque, celle du plus illustre Allemand de tous les temps, tombé amoureux (sur le plan des idées) du philosophe qui a supplanté sa propre pensée. Dans cette impossibilité biographique, TB glisse ce qui lui est le plus cher: l’impossibilité de dire la vérité et la jubilation, par conséquent, à rapporter les bruissements de voix et à enchâsser des propos aléatoires. C’est à cette jubilation que TB donnera libre cours dans ses derniers «romans» et, plus particulièrement, dans le dernier (un sommet absolu dans le genre): «Auslöschung».

     

     

    Thomas Bernhard: «Goethe se mheurt», Gallimard, 2013

  • Corinne Desarzens, Dévorer les pages

    Par Alain Bagnoud


    Si je voulais chroniquer Dévorer les pages selon la méthode Desarzens, je parlerais de ce que le livre évoque pour moi : des érables lumineux en automne, un voyage aventureux dans un pays hospitalier, de la confiture de cerises, la grâce des chèvres qui gambadent.

    Mais il y a un vice de forme dans ma phrase. On ne peut pas parler de méthode Desarzens, tant notre auteur est guidé par sa fantaisie souveraine.

    C'est le cas pour la plupart de ses ouvrages. C'est le cas pour celui-ci, dans lequel elle évoque les livres qu'elle aime.

    Du coup, ses célébrations composent un recueil délicieux de textes qui appartiennent à des genres différents : récits de voyage, histoire d'amour, considérations diverses. On y trouve même, qui l'eût cru, des résumés de livres. Rares, il est vrai.

    Corine Desarzens préfère aborder les auteurs pas les angles les plus inattendus : évoquer par exemple les longues jambes de Nathalie Chaix et d'Aude Seigne à propos des Chroniques de l'Occident nomade de cette dernière ; décrire les lecteurs qui passent le temps dans le TGV pour conseiller Une banale histoire d'Anton Tchekov... Heureuse variété qui évite toute lassitude.

    Le choix des auteurs démontre également la curiosité encyclopédique de Corinne Desarzens, qui évite les livres les plus attendus, et même l'exclusivité francophone.

    Si, dans les listes qu'elle dresse utilement à la fin de son ouvrage, on trouve des auteurs reconnus comme Bruce Chatwin, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, ou même des auteurs de best-sellers comme Brett Easton Ellis et Haruki Murakami, ils côtoient des Arnaldur Indridason et des Banana Yoshimoto dont le nom seul est une invitation. Et qui connaît William March dont la Compagnie K serait pourtant un chef-d'oeuvre : « chaque séquence vous laisse sans voix, le souffle coupé. Prévoir, au moins, un jour entier sans parler à personne. Pour retrouver sa propre peau».

    Au final Dévorer les pages réussit le pari délicat que proposent ces livres qui évoquent des livres. Leur écueil est que souvent, ceux dont on parle nous intéressent plus que celui qui parle : on y pioche au hasard ou d'après les ouvrages cités.

    Corinne Desarzens, elle, nous donne l'envie de partager ses découvertes, mais aussi de ne pas lâcher son recueil avant de l'avoir fini. Et de se transformer. Par ce texte ou par les autres, proposés : « j’ai la conviction », écrit notre auteur, « que certains livres nous changent, au sens purement physique, voire physiologique, du terme. Si l’on regardait une coupe transversale de notre corps, on s’apercevrait que les molécules sont arrangées différemment »

     

    Corinne Desarzens, Dévorer les pages, Editions d'autre part


    Rencontre autour de ce livre le 21 novembre dès 18 h à la Librairie Le Rameau d'Or, où l'auteur s'entretiendra avec Etienne Dumont

  • quel sens?

    am

    madame edwarda by manuel montero (at the taxi).jpg

     

     

    Quand Bataille dit de la nuit dans laquelle erre son narrateur, quand il dit que cette nuit est nue, l’adjectif «nu» doit être pris au figuré, au sens de «sans déguisement, sans fard». Ce qui explique le besoin de l’homme ivre, son besoin d’être nu dans la rue, comme elle, la nuit (mais cette fois au propre): «je retirai mon pantalon (...) je me sentais grandi. Je tenais dans la main mon sexe droit». Premier commentaire de l’auteur: «Mon entrée en matière est dure (...) le commencement est sans détours». C’est le moins qu’on puisse dire. On ne peut plus «in medias res». Zob en main, l’homme se rend au bordel, non sans avoir remis sa culotte.

    Second lieu de ce récit. «Au milieu d’un essaim de filles, Madame Edwarda, nue, tirait la langue». Il la choisit. «Sa main glissa, je me brisai comme une vitre». «Tu veux voir mes guenilles?» demande Edwarda, un pied sur une chaise et tirant la peau pour mieux ouvrir la fente. Et ce sexe ouvert de fixer le narrateur. «Embrasse!» Il pose ses lèvres sur la plaie vive. Il suit le long corps obscène dans une chambre aux murs couverts de miroirs. Après l’accouplement, Edwarda enfile un boléro et un domino et place sur son visage «un loup à barbe de dentelles». «Sortons!» «Le loup qui la masquait la faisait animale». 

    Troisième lieu: La Porte Saint-Denis. Chassé-croisé sous la voûte. Quand le narrateur court vers elle, elle disparaît, «quand elle s’arrêta, elle était suspendue dans une sorte d’absence (...) une obscurité de mort tombait des voûtes». Il désire aller jusqu’au vide. Il la rejoint devant une terrasse, elle semble folle. «Où suis-je?» Elle se tord convulsivement et montre ses fesses, «prenant d’un coup de cul la posture». Elle frappe le narrateur au visage, «peau de curé, je t’emmerde». Elle s’effondre.

    Quatrième et dernier lieu. Après la transe, le délire ou l’extase, il la porte dans un taxi. Direction les Halles. Elle se dénude et dit au chauffeur, «je suis à poil... viens». Elle lève haut la jambe pour qu’il voie la pieuvre. Elle fouille la culotte du chauffeur et le fait asseoir près du narrateur. Elle monte sur le chauffeur et le fait glisser en elle. «Leur étreinte en venait au point d’excès où le coeur manque (...) Je lui vis les yeux blancs». La bave lui coule des lèvres. «La jouissance d’Edwarda - fontaines d’eaux vives - se prolongeait de manière insolite. Le flot de volupté n’arrêtait pas de glorifier son être». Tenant la nuque d’Edwarda pendant la frénésie orgastique, le narrateur n’a cessé de scruter ses traits, ses yeux morts, ses tremblements, l’écume qui lui sortait des lèvres. Il pourrait continuer sa narration. Il ne le fait pas. «Je dis ce qui m’oppresse au moment d’écrire: y aurait-il un sens?»

    Le lecteur se pose quantité de questions en lisant ce texte très bref. Pourquoi le pseudonyme Angélique, pourquoi le nom Edwarda, pourquoi la Porte Saint-Martin, pourquoi cette pierre noire devant laquelle tressaille le narrateur, pourquoi Edwarda porte-t-elle un boléro, un domino et un loup à barbe de dentelles? À toutes ces questions, l’appareil critique répond admirablement. Mais une chose reste troublante pour moi. L’effarement que je connus en lisant ces pages à seize ans ressemble beaucoup à celui que je connais aujourd’hui. Seule différence: à seize ans, je me cachais dans la fraîche obscurité des W-C pour les lire et caresser Boby. Aujourd’hui, je lis mot à mot, le doigt sous la ligne, dans une sorte de fièvre qui est effort de compréhension, un des textes les plus énigmatiques de Bataille. Mais qu’a-t-il voulu faire en imaginant cette fiction? Mimer l’extase mystique, mettre en scène Eros et Thanatos, raconter l’impossible, inscrire la jouissance féminine au centre du texte, mettre le lecteur au supplice? À chaque lectrice d’y répondre.

     

     

     

    Georges Bataille: Romans et récits, La Pléiade, 2004

  • Oiseau de hasard

     

     

    par Pascal Rebetez

     

    Oiseau_de_hasard_grand.jpgAlexandre Voisard se nourrit de sa famille et c’est une digestion lente, qui prend du temps, mais se savoure avec d’autant plus d’appétit, qui, le concernant, vient en mangeant, et en prenant de l’âge : le poète a fêté ses 83 ans. Et pour notre plaisir, il sort son meilleur livre de prose, un roman familial qui fait suite à Le Mot Musique, portrait fraternel de son père, écrit il y a dix ans déjà, et qui dans son ton, en un peu plus compassé, fait penser à cet Oiseau de Hasard. Ici, c’est le grand-père qui fait le modèle, un grand-père absent de la saga familial, un nom tu par la mémoire familiale comme un secret trop lourd à porter : c’est que le Louis était un sacré oiseau, noceur comme pas deux, un peu voleur, doué pour trousser les femmes autant que réparer des montres. C’est un chant entre deux siècles, la fin du XIXe et le début du XXe, un temps de petite misère mais aussi d’échappées belles, de rencontres au marché, de départ à la légion… Voisard excelle dans ce récit de vie dont il a dû inventer quelques pièces pour que ça tienne debout, car, en plus du silence familial, il y a peu de traces (une photo de groupe, un carnet militaire) de celui que l’on suit sur ses chemins de traverse, sans en perdre une miette, tant le poète devenu rhapsode sait faire corps avec son aïeul « parmi les brumes où il est censé avoir disparu, ces brumes acides 3478352.image?w=243&h=154des souvenirs que les vivants repoussent comme des mouches ».

     

    C’est un bon et salutaire remue-ménage, et si le Louis n’en sort pas forcément grandi (mais quoi, chacun son pauvre destin !), son petit-fils en le ramenant sous le quinquet du souvenir nous donne à lire une sacrément belle histoire.

     

    Oiseau de hasard d’Alexandre Voisard, Bernard Campiche Editeur, 206 pages.

     

     

     

  • désopilante lettre au Phénix

     

     

    antonin moeri

     

     

     

     

    Dans la montagne de livres publiés tous les jours sur notre globe, il y a de tout. Bon, on va se contenter du narratif. C’est déjà monstrueux, le nombre d’histoires qui se racontent. Vous me direz, faudrait distinguer les histoires inventées de celles qui ne le sont pas. Parmi celles qui ne le sont pas, il y a les récits de vie. C’est très pénible les récits de vie, parce qu’alors on parle de quoi, l’héroïsme ayant passé à la trappe du ridicule? Ben, on parle de crise existentielle, de suicide, de drogue, de viol (très porteur le viol), d’accident, de maladies (cancer du foie, sida, psychose). Mais raconter tout ça, sans transposition, c’est très... oui, j’allais le dire... disons que c’est joliment fadasse. Quand on transpose, c’est mieux, beaucoup mieux. Le sida par exemple, quand il est transposé, ça donne «Roberto Zucco» et là, c’est fascinant, c’est fort, allons, osons le mot, c’est grand! C’est du lourd, dirait ma fille. Mais il y a aussi, cette fois dans le fictif, l’inventé, le texte qui fait croire que c’est du vrai, je veux dire pris dans le réel qui nous entoure. On peut alors verser dans l’ironie impitoyable, le rire cruel, le sadisme réjouissant, la farce hilarante, le sarcasme amer et meurtrier, les ricanements gorgés de chair et de sang.

     

    Vingt ans avant d’écrire sa lettre à l’Ecrivain par excellence, un dénommé Joyau, né en 1950 à Pau et prof dans cette même ville, a envoyé son roman «Tyrannicide» (une éducation sentimentale de 934 pages) à un dénommé Sollers qui dirige, comme chacun sait, la collection «L’Infini» chez Gallimard. Joyau a renouvelé six fois cet envoi au fil du temps. Sans succès. Joyau accuse Sollers de l’avoir relégué dans une classe de lycée, où Joyau fait lire son chef-d’oeuvre à ses élèves. Mais le dénommé Sollers sait de quoi il parle, il sait ce que le mot «littérature» veut dire, il fait donc répondre au paltoquet: «Trame inconsistante, langue pâteuse, personnages ridiculement sans humour». Joyau ne lâche pas le morceau. Il évoque le «risible pastiche célinien intitulé Femmes». Il résume l’histoire que lui, Joyau, a écrite: un célibataire onaniste nommé Léopold vit avec sa mère malade, entreprend une psychothérapie et fait des séjours en psychiatrie. Il explique que l’élément déclencheur de son roman est d’une originalité incontestable: découverte du cadavre de la mère de Léopold qui a conçu ce dernier en couchant avec son propre frère (à elle).

    Ce qui fascine dans cette lettre, c’est que Giulio Minghini nous fait si bien entrer dans la peau, la tête, le coeur, les manies, les rancoeurs, les représentations d’un auteur éconduit que je me suis dit: il y a des millions d’écrivains non publiés, comment ne pas se reconnaître dans ce portrait plus «vrai» que n’importe quel récit d’auteur éconduit rêvant de publier son chef-d’oeuvre dans la collection dirigée par l’Autorité Spirituelle des temps modernes! 

    Pour la troisième tentative auprès de l’illustre mandarin, Joyau monte à Paris et, paniqué, abandonne son oeuvre à une réceptionniste distraite. Fervent admirateur (à l’époque) de l’auteur de «Femmes», il le considère aujourd’hui comme «une pathétique girouette mondaine», un «subversif en pantoufles». Il a pourtant remanié son roman: Léopold découvre l’amour dans les bras du jeune Tunisien qui, en scooter, a renversé et tué la mère de Léopold. Cette cinquième version, il l’enverra au pape avec une caisse de madiran (ah oui, ça rappelle quelque chose).

    «Foutez la paix à la littérature et retournez à la correction de vos dissertations» lui assènera le clown de salon que Joyau imagine se pavaner de soirée mondaine en coquetèle de la rive gauche, de tendre alcôve vénitienne en exaltante flânerie new-yorkaise. Un Joyau qui finit par imprimer 5000 fois son chef-d’oeuvre, alors que le cadavre de sa mère, dans la pièce à côté, commence à puer. Je ne vous dévoilerai pas la fin, parce que Giulio Minghini, respectueux des pactes de lecture avec lesquels il jongle en virtuose, parce que Giulio Minghini entretient le suspense jusqu’au bout de son histoire.

    Si les vantardises ridicules de Joyau nous révèlent le stéréotype du médiocre qui tombe dans les travers d’un auteur de livres impubliables (emphase, recherche du sensationnel à tout prix, freudisme de bazar, délectation auto-centrée), son portrait reflète un autre stéréotype, celui du phénix légendairement fat. Le texte que produit cette réflexion est d’une vivacité et d’une drôlerie qui agissent comme un grand bol d’air frais.

     

     

    Giulio Minghini: Tyrannicide, Edition Nil, 2013

  • Toast à Pierre-Yves Lador, Prix des Écrivains vaudois 2013

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegSi, un jour, quelqu’un vient sonner à votre porte, un grand escogriffe barbu, un peu hirsute, en salopettes de jardinier, qui se prétend poète, par exemple, réfléchissez bien avant d’ouvrir ! Car il pourrait non seulement vous en cuire, mais surtout il se peut qu’il vous fasse découvrir des plaisirs dont vous ne soupçonniez pas même l’existence.

    Certains écrivains tissent leur toile comme les araignées. C’est une question de mailles et de coutures, de pièces rapportées, de plis et de faux plis, d’ourlets. Le lecteur aime à se prendre dans leurs fils avant, parfois, de se faire dévorer tout cru — ou tout cuit.

    D’autres écrivains construisent leur maison avec des mots. Elle est vaste comme une église ou secrète comme une chapelle. Parfois, elle ne comporte pas de fenêtre. Mais le plus souvent elle est percée d’une multitude de portes. On peut y pénétrer de plusieurs manières.

    « À peine la porte poussée, je me trouvai dans une espèce de bulle mouvante, souple et ferme, translucide. Je m’avançai vers une ouverture qui donnait sur une nouvelle bulle disposant de trois ouvertures. DownloadedFile-1.jpegIl s’agissait d’une espèce d’architecture de mousse, chuchotant ou chuintant, crissant, se balançant doucement. »*

    La maison de Pierre-Yves Lador est donc faite de mots, qui sont autant de portes ouvertes ou entrouvertes sur des multiples labyrinthes. Les mots s’ouvrent comme des portes, donc. Comme des fleurs aussi. De là vient la lumière. Le parfum des mots et des roses. Et ils ouvrent, à leur tour, ces mots, sur d’autres mots, qui s’ouvrent et guident le lecteur.

    On n’est plus dans le texte tissé par un maître tisserand, mais dans une architexture sonore où tout n’est que seuils et embrasures, serrures et mots-clés — et caisses de résonance.

    « Les portes n’ouvrent pas seulement un destin, mais des millions d’autres. Colomb ouvre la porte de la mondialisation, Sade la porte de la prison édénique et en tuant dieu, tue l’homme, Freud ouvre la porte de la peste, Jung la porte de la connaissance, Dali la porte cannibale, True Blood la porte animale… »

    Ouvrir sa porte, mesdames, à l’inconnu qui vient frapper, à l’alien, à l’étranger, au poète un peu hirsute, mais beau parleur venu vendre ses livres, cela vous expose donc à toutes sortes de périls !

    images.jpeg« Viens, la poésie je ne sais pas ce que c’est et tu ne fais pas tout ça pour vendre ta brochure à dix balles ! Est-ce que les autres t’en achètent ? Je dis que oui. Je remarquai alors que la porte comportait un verrou à cinq pênes et une barre de sécurité debout, inerte, dans l’encoignure et réalisai qu’elle ne les avait pas utilisés, se fiant à son petit verrou ordinaire. »

    Les serrures, les verrous, les chambranles, les bobinettes comme les fermetures-éclair ne résistent pas longtemps au poète qui sait jongler avec les mots. Et bientôt les dernières digues sautent, si j’ose dire, les corps se mêlent dans un mélange sans confusion de salive et de sperme.

    « Je humai, goûtai, regardai, auscultai. Nos doigts ne se démêlaient que pour s’enfiler, s’insinuer, s’enfoncer, glisser, limer, frotter, polir, pincer, griffer, s’accrocher, prendre, se faire aspirer avant d’être léchées comme des sucettes roses. Meilleurs ouvriers, nous passions sans cesse de l’animalité la plus faunesque à l’humanité la plus éclatée, entre fesses, orteils et oreilles, sauvages et empathiques. »

    Au passage, relevons le glissement du langage cru animal aux mots cuits de l’humain. Toute la poétique de Pierre-Yves Lador se cache dans ce glissement progressif vers le plaisir promis et suggéré par les mots.

    C’est encore une porte qui s’ouvre sur l’inconnu.

    « L’érotisme est une voie entre les mondes, dit Éliane, la grande prêtresse de l’amour. Désirer, c’est ouvrir la porte. Après, il faut passer le seuil…

    —     et revenir…

    — Si l’on veut, mais ne pense pas à revenir quand tu veux partir. Tu n’es pas de ces obsessionnels qui doivent défaire leurs pas pour revenir par le même chemin, comme on défait un tricot, pour refaire le peloton matriciel, le retour, s’il y en a un, se fait toujours en avançant, par un chemin neuf, neuf pour toi, toujours plus loin même si tu crois retourner ou rester immobile. La rivière est sans retour. »

    DownloadedFile-2.jpegOuvrir sa porte à l’inconnu, mesdames, c’est courir le risque d’être découvert (ou découverte).

    D’être entraîné dans un labyrinthe de mots au cœur duquel, bien entendu, veille le Minotaure, la bête humaine, l’homme au désir animal. Mais c’est aussi, pour Pierre-Yves Lador, une chance unique d’accéder à la connaissance, au cœur secret des choses, à l’essence de l’homme qui se révèle par la chair et les mots.

    Une crue de mots — parfois très crus — qui vous emportent dans leur sillage vers des tropiques où l’homme cuit sous le soleil, barbu un peu hirsute, un petit livre de poèmes à la main.

    * Pierre-Yves Lador, Chambranles et embrasures, édition de l'Aire, 2013.

    et La Guerre des Légumes, éditions Olivier Morattel, 2012.

  • Instinct primaire

    Par Anne Bottan-Zuber


    Ecrire une lettre pour pouvoir tourner la page, pour dire à quelqu’un ce qu’on n’a jamais eu l’occasion de dire afin de mettre définitivement fin à une histoire qui nous a fait souffrir, c’est ce que l’on conseille parfois dans les stages de développement personnel. Mais qu’une maison d’éditions le propose à des écrivains est plus original. La démarche m’a intriguée et j’ai acheté le petit livre de Pia Petersen intitulé « Instinct primaire » et publié chez NiL.

    Une femme – l’auteur lui-même ? – écrit à un homme qu’elle a aimé, qu’elle a accepté d’épouser à contre-cœur, et qu’elle a fui au dernier moment, alors qu’ils étaient déjà dans l’église. Cet homme, auquel elle n’a plus pu reparler depuis, lui manque. Cette lettre sera cette conversation qu’elle n’a pas pu avoir avec celui qu’elle a quitté. Elle lui permettra d’une certaine manière de le rendre présent à nouveau. Une conversation qui s’avèrera difficile car la femme se rend assez vite compte qu’elle doit faire et les questions, et les réponses.

     Pia Petersen s’explique et explique. Pourquoi elle a accepté de perdre le statut de maîtresse qui lui convenait tout à fait et a décidé d’épouser un homme. Et pourquoi, finalement, elle n’a pas pu.

    On souffre avec elle lorsqu’elle nous fait part de la totale incompréhension de ses copines qui sont persuadées qu’on ne peut pas s’épanouir autrement qu’en ayant des enfants. Qui ont de la peine à accepter que cela soit un choix, que ce n’est pas dû à une quelconque stérilité, et à admettre que l’auteur est sûre que le jour où il sera trop tard pour en avoir, elle ne sera pas malheureuse. On compatit lorsqu’elle dit : « Je suis prisonnière de leurs regards et de leur perception de la vie ».

     On l’approuve lorsqu’elle clame : j’ai le droit de vivre une vie pleine sans avoir ni mari, ni enfants. Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis un écrivain, et cette vie me comble.

     Mais on ne la suit plus lorsqu’elle ajoute que les femmes « pourraient inventer de nouveaux concepts mais qu’elles ne le font pas. » Quid alors de Hannah Arendt, de Elisabeth Anscombe et de Simone Weil ? Les femmes sont certes moins nombreuses à « inventer des concepts » que les hommes mais cela ne fait pas bien longtemps que les hommes ont daigné les accepter sur les bancs de l’école et de l’université.

    Les femmes, déplore également l’auteur, pensent trop souvent avant tout avec leurs ventres. Alors qu’une femme est « un être capable de se créer en dehors et au-delà de son animalité et qui crée ce qui n’est pas naturel. » Toutes proportions gardées, on croirait entendre Simone de Beauvoir, avec son discours sur l’immanence et la transcendance. Oui, les femmes pensent parfois avec leur ventre, mais les hommes font de même avec le leur. Les hommes, eux aussi, se débrouillent comme ils peuvent avec la glu du quotidien. Tous et toutes, nous courons après le train, nous attendons dans les bouchons, nous payons des factures. Les femmes s’occupent généralement des enfants, alors que les hommes le font peu. Mais ils sont plus nombreux que les femmes sur les chantiers, dans les mines, et hélas ! sur les champs de bataille ...

    L’immanence n’est pas une spécificité féminine.

    Ce qui manque à la femme, dit encore l’auteur, c’est d’arriver à se définir elle-même. C’est vrai. Les femmes se sont longtemps définies comme épouse de … et mère de … et cette définition est dépassée. Cependant, il me semble important d’ajouter que pour arriver à articuler une ou plutôt des définitions de la femme, il faut qu’elles puissent s’identifier concrètement à d’autres femmes, connues ou pas, dont la vie a été ou est « pleine ». De ces modèles, il y en a foison, ils sont à leur disposition. Il suffit de regarder. Les définitions suivront.

    C’est la même chose pour les hommes. Leurs modèles sont eux aussi dépassés et les définitions qu’ils se donnent d’eux-mêmes sont également à reconstuire.

    Les modèles changent, les fronts bougent, les anciennes définitions ne conviennent pas, tout est à réinventer.

    On le voit, cette lettre de Pia Pertersen prend par moment des allures de manifeste féministe. Je ne m’y attendais pas, mais ce n’est pas pour me déplaire.

    C’est la magie d’un livre, d’une rencontre. On croit savoir ce que l’on va trouver, mais souvent, on se trompe.

     

     Pia Petersen, Instinct primaire, NiL

  • Keith Richards Life

    Par Pierre Béguin

     

    keithrichards3.jpgEst-on forcément soi-même le meilleur dépositaire en mémoire de ce qu’on représente? A la lecture de l’énorme biographie de Keith Richards, Prix Norman Mailer 2011 (associé en la circonstance au journaliste américain James Fox), j’aurais tendance à répondre par la négative. Il est vrai que ma lecture a souffert de la comparaison avec le livre de François Bon Rolling Stones, une biographie dont j’avais fait un commentaire dans Blogres l’année dernière (ici). Si François Bon s’efforce de faire systématiquement la part entre la vérité et la légende – tout en admettant les limites d’une telle entreprise – Keith Richards, lui, s’ingénie à entretenir sa légende de «rocker mauvais garçon bagarreur défoncé, hantise absolue de toutes les belles-mères potentielles» pour en faire une épopée qui confine au mythe. «La vie la plus rock du siècle» titrait Les Inrockuptibles à la sortie du livre. Sous la signature du principal intéressé, l’assertion ne fait aucun doute. Ce qui, par ailleurs, n’enlève rien à l’incroyable destinée du plus célèbre des trompe-la-mort: mauvaise alimentation, vie à l’envers, absence de sommeil, tabac, orgies, alcoolisme et trips répétés à toutes sortes de drogues dures lui ont certes façonné une «gueule» mais n’ont à ce jour pas encore eu raison de cet increvable septuagénaire frais moulu qui roule des jours heureux de patriarche dans le Connecticut. Avec un tel curriculum vitae, moi pauvre nature avec mon sport et mes cinq fruits et légumes quotidiens, je n’aurais pas dépassé les trente ans. Keith Richards, lui, possède autant de vies qu’un chat, et lui aussi retombe toujours sur ses pattes...

    Il faut dire que notre guitariste semble tirer sa force, et peut-être même une part de son génie, d’une complexion qui ne connaît que très rarement le doute (et c’est euphémisme). Les remises en question, les examens de conscience, les culpabilités lui glissent dessus aussi sûrement et rapidement que l’eau sur les plumes d’un canard. Fils de la rue (ou né dans la rue, comme disait l’autre qui lui ressemble sûrement un peu), il a appris la débrouille, le culot et la capacité de se sortir des traquenards et des embrouilles de l’existence. Le reste encombrerait inutilement la conscience et ne ferait qu’alourdir la pierre qui roule, la faisant chuter aussitôt dans le premier piège venu. Par exemple sur les raisons de sa brouille ave Mick Jagger ou de la noyade de Brian Jones, survenue trois semaines après que ce dernier a été viré du groupe sans ménagement, et qu’un certain Frank Thorogood, sur son lit de mort, confessa avoir provoquée : «J’imagine un scénario dans lequel il aurait été tellement puant avec Thorogood et son équipe d’ouvriers qui travaillaient à la rénovation de sa maison qu’il se serait mis à déconner avec lui, juste comme ça. Il serait tombé à l’eau et ne serait pas remonté. Mais de là à dire «J’ai buté Brian», moi j’appellerais ça un homicide involontaire, au plus. D’accord, tu l’as peut-être poussé à la taille, mais tu n’étais pas venu l’assassiner. Il avait fait chier les ouvriers, ce pleurnicheur de merde, mais qu’ils aient été là ou non n’aurait rien changé: il était à un point de sa vie où il n’en avait plus vraiment». Mais l’homme, malgré la gloire, la richesse et les vicissitudes traversées (et contrairement à son twin brother de chanteur), a su rester fidèle à lui-même, faute de l’avoir été parfois aux autres. Un mérite qui vaut bien une rédemption dont, par ailleurs, il se fiche éperdument.

    L’intérêt du livre toutefois ne réside pas dans ces éléments purement autobiographiques, ni même dans ces longs passages où l’auteur s’étale – complaisamment ou en toute sincérité, c’est selon – sur son addiction aux drogues qui a transformé sa vie en une traque incessante par la police, le réduisant au statut de gibier aux abois jusque dans l’intimité de sa salle de bain. Non, c’est lorsqu’il parle musique, et essentiellement musique, que Keith Richards nous prend aux tripes. De ses influences, de sa conception, de la création, de la guitare surtout, unique objet de son culte. De sa découverte de l’open tuning par exemple (l’accord ouvert: la guitare est préréglée sur un accord majeur quelconque), qui faisait à l’époque la renommée des «riffs  Rolling Stones» (parmi les plus célèbres: Honky Tonk Women, Brown Sugar, Satisfaction ou Jumpin’ Jack Flash) et que nous essayions alors d’imiter pour épater les filles. Dans ces pages heureusement nombreuses, l’auteur se fait aussi passionné (et passionnant) qu’érudit: «C’est là que je suis tombé sur cette histoire de banjo. En gros, l’accordage ouvert à cinq cordes est né au début des années 1920, quand les magasins Sears-Roebuck ont commencé à vendre la guitare Gibson pour un prix modique. Avant ça, c’était surtout les banjos qui se vendaient. Mais la Gibson était un instrument vraiment correct, alors tous les mecs se sont rués dessus et l’ont accordée comme leur banjo, sur cinq cordes, parce que c’est ce qu’ils savaient faire. En plus, tu faisais des économies puisque tu n’étais pas obligé d’acheter la sixième corde..

    De même lorsqu’il nous livre en toute franchise, et sans complaisance parfois, les modalités de la création made in Rolling Stones, eux qui n’étaient au début pas du tout des compositeurs. Keith Richards raconte à ce propos que leur impresario les a enfermés un soir, lui et Mick Jagger, dans une cuisine jusqu’à ce qu’ils composent quelque chose à l’image des Beatles. Le lendemain matin, ils ont pu sortir avec «de la pure daube», selon l’avis de Keith lui-même. Il a raison. Une de leurs premières compositions, c’est une ballade à l’image de Yesterday (As Tears Go By). En lisant la page où Keith Richards en parle, je n’ai pu résister à l’envie de la jouer sur ma guitare. Si la mélodie et l’accompagnement tiennent bien, le texte (à l’exception du premier vers «It is the evening of the day») est une addition de clichés que le premier adolescent venu oserait à peine imaginer. Ce n’est pas Keith Richards qui me contredira, lui qui avoue qu’ils ont brodé à peu près n’importe quoi à partir de ce premier vers qui s’était imposé. D’ailleurs, refusant d’enregistrer eux-mêmes cette chanson, ils l’ont refilée à Marianne Faithful qui, contre toute attente, en a fait un tube. Leur «patte», ils l’a trouveront plus tard, à partir des «riffs» en accords ouverts imaginés par Keith et autour desquels Mick écrira des paroles parfois médiocres, souvent inspirées: «I can’t get no satisfaction» par exemple – aussi sûrement que le slogan «Parce que je le vaux bien» concentre l’essence de notre époque – a su saisir en quelques mots cette marée de désirs surchauffés, cet ouragan de feu qui fut l’essence des sixties et que quatre ou cinq adolescents maigrichons ont catalysé. De l’art de composer des chansons...

    On comprend pourquoi les Stones sont restés une formation de musiciens avec un chanteur à l’avant scène, au contraire des Beatles qui étaient avant tout un groupe vocal où chaque membre était capable de tenir la voix lead («avec une petite aide de mes amis» toutefois, chantait Ringo Starr). On comprend aussi pourquoi les pierres roulent toujours. Keith Richards et Mick Jagger ont engendré une machine qui les dépasse infiniment et qu’aucun d’eux, séparément, n’est capable d’incarner. D’où les tentatives ratées de carrière solo. Tous deux sont prisonniers du mythe et, au-delà de l’amitié, malgré les envies d’indépendance, malgré les ego, malgré les rivalités et les dissensions, malgré la haine parfois, ils ne peuvent exister qu’ensemble. Comme des frères jumeaux...

     

    Keith Richards, Life, Prix Norman Mailer 2011, trad. Points Poche, octobre 2011

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Pourquoi on ne lit plus Ramuz

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegUn excellent article sous la signature d'Isabelle Falconnier, dans L'Hebdo, salue à sa juste valeur l'achèvement du chantier du siècle : l'édition critique de l'œuvre complète de Charles Ferdinand Ramuz. Belle aventure que ce travail de plusieurs années, accompli par une équipe de chercheurs patentés sous la direction, entre autres, de Roger Francillon et Daniele Maggetti ! Travail admirable, par son érudition et sa patience, et indispensable à la fine compréhension de l'écrivain vaudois.

    Cela donne, au final, plus de 30 volumes, publiés chez Slatkine*, sans compter les deux volumes publiés en 2005 dans la prestigieuse collection de Pléiade de Gallimard**.

    Évidemment, ce chantier a un prix. Il est exorbitant : 4,7 millions de francs. Sans compter les subventions offertes aux éditeurs (importantes, elles aussi) pour publier ces Œuvres complètes. Quand on pense aux difficultés qu'ont les éditeurs romands à obtenir ici 1000 Frs, là 2000 Frs pour publier le premier roman d'un auteur inconnu, il y a là comme un fossé difficilement justifiable…

    images-1.jpegLe coût de ce « chantier » est énorme, certes, mais il permet de mieux appréhender un auteur qui reste peu et mal lu. Pour cela, je me félicite, comme Isabelle Falconnier, de cette édition qui fera référence.

    La question, pour moi, est ailleurs. Non dans les sommes exorbitantes consacrées à cette opération, mais plutôt dans la finalité de l'entreprise. À qui s'adressent ces œuvres complètes ? Non au simple lecteur, curieux de littérature romande et amateur de bons livres. Mais avant tout aux spécialistes, aux érudits, aux étudiants, aux professeurs d'Université.

    Si le travail de CFR est présenté clairement, si les grandes lignes de son « programme poétique » sont tracées avec justesse, on peut tout de même déplorer les excès de jargon (« génétique », « sociologique », « sociolinguistique ») qui alourdissent les notes et les préfaces de touches pédantes, pour ne pas dire cuistres, et n'ajoutent rien à la compréhensions des textes de Ramuz.

    Un exemple (mais il y en a des dizaines) : voici comment un critique — Vincent Verselle pour ne pas le nommer —  explique le goût qu'avait Ramuz de commencer ses paragraphes par la conjonction « et » :  « la récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité ».

    « N’y a-t-il pas là un signe d’impolitesse et de cuistrerie à l’égard du public non initié ? » demande avec justesse Jean-Louis Kuffer.


    N'y a-t-il pas le risque, ici et là, de perdre le lecteur, même inconditionnel du poète vaudois, ou même de le faire rire ?

    Mais la question principale n'est pas là, je l'ai dit. Cette édition est remarquable par bien des aspects. Elle contentera les étudiants en Lettres et les professeurs d'Université. images-4.jpegEt elle fera plaisir aux attachés d'ambassades qui exposent les Pléiades dans leurs plus belles vitrines (d'autant plus que les jours de cette collection prestigieuse, à entendre Antoine Gallimard, sont comptés : dans 10 ans, il n'y aura plus de Pléiades en version papier, mais uniquement en édition numérique).

    Le grand Ramuz gagne-t-il des lecteurs avec cette entreprise savante et coûteuse ? On peut légitimement en douter.

    La grande question est là, toujours la même, depuis un siècle : pourquoi ne lit-on pas Ramuz ? Et d'autant moins depuis sa mort ?

    Isabelle Falconnier, en interrogeant quelques écrivains romands, fournit une amorce de réponse. DownloadedFile-1.jpegJanine Massard, une grande lectrice, déplore la misogynie de l'auteur. Stéphane Bovon, quant à lui, trouve les dialogues de CFR artificiels, ses romans mal construits, sa thématique éculée. Sans parler de la langue, travaillée au point d'en paraître indigeste…

    Je suis un grand admirateur de Ramuz. Je ne l'ai pas toujours été. En tant que collégien, je déplorais sa lourdeur, sa vision arriérée de la femme et des rapports amoureux, son côté « Livret de famille vaudois ». J'ai appris à l'aimer. DownloadedFile.jpegEn lisant La Beauté sur la terre, par exemple, roman très moderne par ses thèmes. En découvrant ses essais, remarquables, comme Taille de l'homme ou encore Raison d'être. Et sa fameuse et extraordinaire Lettre à Bernard Grasset. Et aujourd'hui je le place parmi les grands écrivains du siècle passé. Presque aussi haut que Céline (qu'il a influencé), Camus, Cohen ou Duras.

    N'aurait-il pas mieux valu commencer par cette question : pourquoi ne lit-on plus Ramuz aujourd'hui ? Et essayer de le faire plus lire et mieux connaître ? Est-ce qu'une bonne édition de poche (par exemple) n'aurait pas été la meilleure réponse à cette question qui se pose aujourd'hui et se posera encore plus demain ?

    Car notre Charles Ferdinand mérite avant tout d'être lu, sinon par tout le monde, du moins par le plus de monde possible. Il n'est pas réservé à une élite de lecteurs érudits. Ce n'est pas un auteur pour happy few. Il ne le voulait pas et il ne doit pas l'être. Son œuvre, parfois difficile d'accès, s'adresse à l'homme universel — et non aux castes, aux sectes, aux clubs de lecture paroissiale.

    * Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, éditions Slatkine.

    ** Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, 2 volumes, collection de la Pléiade, Gallimard, 2005.