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Blogres - Page 61

  • L'Ami barbare (5)

    349057970.33.jpegpar Jean-Michel Olivier

    C’est une journée étrange : comme nous, le soleil se lève tard. Les bois sont pleins de cris de bêtes. Il fait un froid presque sibérien, à ne pas mettre un Slave dehors. Un brouillard jaune monte des champs, imperceptiblement, comme l’haleine des morts.

    On a dormi dans un bosquet, sur des lits de camp, près d’une route de campagne. Tu as fait du café sur le petit réchaud à gaz de la camionnette. On a mangé du pain et du lait caillé, des concombres au vinaigre, des tranches épaisses de salami coupées à l’opinel. Ensuite, on est allé faire un brin de toilette dans le petit ruisseau qui traverse la forêt.

    Puis on se met en route. Mais on ne prend pas le chemin de la capitale.

    « Où m’emmènes-tu encore, Roman ?

    — J’aimerais passer par le village de Devic. Il y a là un monastère très important. L’un des rares à avoir échappé aux destructions.

    —  Mais notre rendez-vous ?

    — Nous avons la journée devant nous. N’aie crainte, Pierre, nous serons à huit heures dans la capitale ! »

    Nous roulons un bon moment, dans un paysage désolé, avant de traverser le village de Devic, abandonné par ses habitants. Aucun panneau pour indiquer la direction du monastère. Et personne à qui demander notre route. Nous croisons une jeep avec trois militaires en uniforme vert et rouge de l’armée de libération. À notre approche, ils ralentissent l’allure, nous lancent des regards soupçonneux.

    « Si on leur demandait où se trouve le monastère ?

    —  Trop dangereux. »

    Un peu plus loin, nous prenons un chemin de terre, plein de nids-de-poule et de flaques d’eau. Tu n’es jamais venu ici, mais on dirait que tu sais où tu vas. Le long du chemin défoncé, accrochés aux poteaux électriques ou cloués sur les portes des maisons, il y a des photos de femmes et d’enfants, portraits de morts ou de disparus.

    Sous le regard silencieux des fantômes, nous arrivons enfin au monastère de Devic, une bâtisse imposante érigée au milieu du XIVe siècle. Avant la guerre, dix moniales y vivaient, cultivant les champs alentour pour subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui, d’après ce que tu sais, elles ne sont plus que deux ou trois à vivre ici.

    Nous frappons à la porte. Personne ne répond. À pied, dans le brouillard, nous faisons le tour du bâtiment.

    Une aile du monastère a été défoncée par les roquettes. Le toit exhibe encore une large cicatrice noire. Les murs sont constellés d’impacts de balles. Nous revenons vers la porte principale. Nous frappons de nouveau.

    Au bout de plusieurs minutes, un guichet au milieu de la porte s’ouvre et une voix de femme nous demande ce que nous voulons.

    « Nous voulons visiter le monastère, dis-tu avec ta voix la plus chantante.

    —  D’où venez-vous ?

    —  De Suisse.

    —  Vous êtes de la police ?

    —  Non ! Nous sommes des pèlerins en voyage.

    —  Il n’y a plus rien à voir ici. Les Albanais ont tout détruit.

    —  Mais les icônes ?

    —  Quelles icônes ?

    —  Les fameuses icônes de Devic… »

    La femme grommelle quelque chose derrière son guichet, hésite quelques instants, puis la porte s’ouvre.

    C’est une petite femme sans âge, au visage sévère et pâle, encadré par un voile noir. Elle porte un habit de moniale. Malgré le froid, ses pieds sont nus et chaussés de sandales de cuir.

    « Je vais voir si Sœur Anastasia, l’higoumène du monastère, peut vous recevoir. »

    Nous suivons cette femme à travers les couloirs sombres, grimpons un escalier de pierre, pénétrons dans une pièce où brûle un feu de bois. Une autre femme, vêtue également d’un habit noir et le visage à demi voilé, nous fait signe de nous asseoir près de la cheminée.

    « Que faites-vous par ici ?

    — J’ai beaucoup entendu parler de votre monastère et, comme nous sommes dans la région, nous voulions voir vos fameuses icônes… »

    Sœur Anastasia esquisse un sourire triste.

    « Il n’y en a plus, hélas… »

    D’une voix douce, elle appelle la petite moniale qui nous a ouvert la porte tout à l’heure, puis se tourne vers nous.

    « Voulez-vous boire une tasse de thé pour vous réchauffer ?

    —  Avec plaisir. »

    Quelques minutes plus tard, nous sommes assis tous les trois autour d’un thé brûlant, près d’un bon feu de bois.

    « Nous n’avons pas de sucre, dit la religieuse. Mais, à la place, il y a cet excellent miel. »

    Elle nous raconte l’histoire du monastère, détruit, puis reconstruit, puis détruit à nouveau.

    « Depuis que je suis à Devic, j’ai tout vu et tout connu. Les récoltes brûlées, les attaques à coups de pierre, les bâtiments incendiés… La voiture du monastère visée par des tirs de fusils… Les roquettes sur le toit de l’église, alors que toutes les religieuses priaient…

    —  Vous n’avez jamais demandé de l’aide ?

    — Au contraire, nous avons demandé aux soldats britanniques de nous protéger… Mais ils avaient sans doute des choses plus importantes à faire !

    —  Et alors ?

    — Les autres sont revenus, ils nous ont menacés, battus, ils ont violé des religieuses… Ils étaient sûrs de leur impunité ! Ils nous ont laissé des jours sans manger, puis ils sont repartis… Mais avant de partir, ils ont cassé tout ce qu’ils pouvaient casser et volé les machines agricoles…

    — Sur la route, nous avons vu ces photos de femmes et d’enfants…

    —  Ils ont tous disparu pendant la guerre.

    —  Ils ne sont jamais revenus ?

    —  Non. Ce sont des femmes ou des fils de paysans…

    —  Personne n’a jamais retrouvé leur trace ?

    —  Non. Mais tout le monde sait, ici, où ils ont disparu…

    —  Que voulez-vous dire ?

    —  On les a emmenés à la Maison Jaune…

    —  Quelle Maison Jaune ?

    — Dans le hameau de Kureshi, au Sud de Burrel, en Albanie, il y a une maison aux murs peints en jaune. C’est là qu’on emmenait les civils, femmes et enfants, enlevés dans notre province. Là-bas, des chirurgiens prélevaient leurs organes, les yeux, les reins, le foie, qui étaient ensuite acheminés jusqu’à l’aéroport de Rinas pour être expédiés aux quatre coins du monde… »

    La religieuse, prise de sanglots, ne peut aller plus loin.

    « C’est incroyable ! dis-tu avec violence. Personne ne parle de ça…

    — Un de vos compatriotes a écrit un rapport détaillé sur cette Maison Jaune. Mais personne ne l’a cru…

    — Bien sûr, les gens ne pouvaient pas survivre à ces opérations effectuées dans des conditions précaires… D’ailleurs, ils ne devaient pas survivre : cela faisait partie du plan ! Ils succombaient à leurs blessures. Ensuite, on brûlait leur corps dans le jardin de la Maison Jaune. Certains ont été enterrés. C’est en retrouvant leurs restes qu’on a pu reconstituer l’histoire de ces disparitions… »

    Assommés par ces révélations, nous gardons le silence, tête baissée, le nez dans notre tasse de thé brûlant.

    « Personne n’est revenu ?

    —  Non, dit la vieille femme.

    —  On ne les a jamais retrouvés ?

    — Non, jamais. Heureusement, il y a encore leur visage le long des routes de la province ! Ils nous sourient. Ils nous surveillent. Ils sont notre mauvaise conscience…

    —  Ils sont devenus des icônes, dis-tu.

    — Oui. À la fois la preuve du Mal que l’homme faire et le signe que jamais, grâce à Dieu, ils ne disparaîtront tout à fait. »

    La vieille femme se lève, comme pour nous signifier que nous devons partir. Nous nous levons à notre tour.

    « Attendez-moi un instant ! »

    Quelques instants plus tard, elle revient avec un petit panneau de carton sur lequel un artiste a peint un Christ crucifié. Le dessin est un peu maladroit ; le carton, effrangé et jauni. Mais les couleurs du Christ sont magnifiques. Comme souvent, le fils de Dieu sourit de sa douleur.

    Elle te donne l’icône dans les mains.

    Tu la regardes longuement en silence, tu poses tes lèvres sur le bout de carton et tu te mets à pleurer.

    « C’est la dernière icône que nous possédons. Toutes les autres ont été brûlées pendant la guerre. »

  • LE GOÛT DES MOTS

    Par Anne Bottani-Zuber

     

    gout-mots-1438259-616x0.jpgL’essai de Françoise Héritier est un petit bijou. L’auteur aime les mots et les a tourné et retourné dans tous les sens, avec sensualité et intelligence, afin de les examiner. Elle nous livre ses découvertes. En voici quelques-unes :

     - L’enfant veut comprendre les mots et ce qui se cache derrière eux. Il veut accéder au grand savoir des adultes. Et en même temps il ne veut pas. Il veut pouvoir donner aux mots un sens qui n’appartient qu’à lui. Il veut pouvoir choisir les mots qui donneront un sens aux choses qu’il nomme. Il aime les définitions qu’il est le seul à énoncer. Entre les mots « prêts à porter » - les lieux communs - et les mots « faits sur mesure » l’enfant préfère les deuxièmes même s’il doit apprendre à comprendre les premiers « au quart de tour » afin de communiquer avec les autres.

    En tant que maman d’une ex-petite fille, je confirme : pour ma fille, la boue a été pendant longtemps la bouette. « J’ai mis les pieds dans la bouette » disait-elle d’un air docte, malgré mes dénégations. Et les catalogues ont longtemps été des cacalogues. En tant qu’ex-petite fille, je confirme aussi : les papillons pour moi c’était les confettis. J’ai vite appris à ne pas dire aux adultes qu’après le cortège de Carnaval, j’avais les cheveux pleins de papillons, car j’avais compris que les adultes, de manière générale, sont assez peu réceptifs aux variations de type – disons - poétique. Moins poétique, mais tout aussi important pour moi à l’époque : je ne disais pas une sage-femme mais une singe-femme, alors même que je ne parlais absolument pas du nez… Lorsqu’elle s’aperçut de mon « erreur », ma mère se mit à rire. J’étais profondément choquée. Une sage-femme ne pouvait pas aider les mamans à avoir des bébés. Une singe-femme oui. Car la singe-femme possédait un savoir instinctif, animal que l’autre, l’ursupatrice, la sage-femme, ne possédait pas.

    - Les voyelles ont des couleurs – on le sait depuis Rimbaud – mais à chacune d’entre elles, on peut également associer des qualités morales, des animaux, des parties du corps. Et autre chose, si ça nous chante.

     - Il y a des mots qui vont avec les choses qu’ils désignent, d’autres pas trop. En écho à ce propos de Françoise Héritier, et sans humilité aucune, je citerai quelques phrases d’un texte que j’ai écrit pour la Nuit de la Lecture qui a eu lieu à Lausanne en 2013 : « Le mot « chuchotement » est un mot parfait. Vous entendez « chuchotement » et c’est comme si vous entendiez un doux murmure, confus et doux comme le « chu »et le « cho ». Confus, et doux pour commencer mais qui se précise ensuite avec le « tement » parce que vous avez tendu l’oreille pour essayer de comprendre ce qui se disait et que forcément à force de tendre l’oreille, le « chuchotement » confus, doux mais long se précise et sur la fin vous livre un ou deux secrets. » 

     - On peut collectionner les mots comme on collectionne les boutons, les rubans, les dentelles, les bobines de fil, les épingles, les clous, les vis, les punaises, les crochets … Bien ou mal rangés dans des boîtes, des tiroirs, ils attendent qu’on les sorte – celui-là et pas un autre, celui-là aujourd’hui, un autre demain.

    - Les expressions toutes faites – les lieux communs dont nous nous servons la plupart du temps sans y faire attention – sont l’œuvre d’une intelligence collective et elles usent de « raccourcis magistraux. » Ainsi « ne monte pas sur des grands chevaux ! est une formule qui implique (…) quelques relais intermédiaires : qu’un grand cheval est ombrageux ! alors deux ou plus !, qu’ils prennent le mors aux dents et peuvent ruer, que la colère est comme une foucade chevaline et qu’il vaut mieux, par précaution, ne pas les enfourcher. »

    L’essai de Françoise Héritier est une « fantaisie ». Elle s’est amusée à dresser des listes, à nous offrir de courtes histoires composées presque uniquement d’expressions toutes faites, en quelque sorte « vides de sens » mais « porteuses d’émotions». Oui, l’auteur s’est bien amusée et comme elle est très perspicace, on s’amuse aussi tout en apprenant à regarder les mots avec davantage d’attention.

    Elle nous invite à cesser d’user des mots comme s’ils étaient choses banales, et à nous rendre compte que nous possédons un merveilleux coffre aux trésors, coffre à jouets, coffre à … bijoux.

     

    Françoise Héritier, Le Goût des mots, Odile Jacob.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • une heure avec Proust

     

    par antonin moeri

     

     

    Qui n’a jamais entendu parler, une fois ou l’autre, du septuor de Vinteuil, de la «petite phrase», des pommiers en fleurs, de la madeleine trempée dans le tilleul, du pavé mal équarri? Eric Werner replace ces épisodes dans le parcours d’un homme qui a passé une grande partie de sa vie à fréquenter les salons, à répondre à des invitations, à converser agréablement, à séduire et qui, ne trouvant un jour plus de sens à sa vie, ne croyant plus à la littérature (alors que, dès l’enfance, il a rêvé de devenir écrivain), perd ses illusions, cesse de projeter son propre désir sur la réalité qui l’entoure, déprime, fait des séjours dans des maisons de santé. Mais que peuvent les médecins contre le désenchantement? demande Eric Werner.

    C’est précisément entre deux séjours en maison de santé que «Marcel», de passage à Paris et se rendant à une invitation, fait une expérience décisive: Il trébuche sur un pavé mal équarri. Ce trébuchement réveille en lui des souvenirs liés à un séjour qu’il avait fait à Venise. Une immense joie l’envahit en revoyant la Basilique San Zanipolo, le Lido ou le Palais des Doges. L’horizon s’élargit soudain, les portes s’ouvrent sur un univers qu’il porte en lui. Les doutes qu’il nourrissait au sujet de la littérature et de son talent en ce domaine sont levés. Cette émotion et sa mise en mots vont donner une certitude à Marcel: «La seule vie pleinement vécue, c’est la littérature».

    Dès lors, il renoncera à la vie sociale, il choisira l’écart, la solitude et le silence pour réaliser son projet: écrire «La Recherche» qui est, avec «L’Homme sans qualités» (pense Werner) «l’oeuvre littéraire la plus importante du XX e siècle». Le propos clair et incisif de l’auteur de ce petit livre aux illustrations magnifiques, ce propos fait mouche: le lecteur n’a qu’une envie: relire plus attentivement ce grand roman de la désillusion et du réenchantement par l’art.

     

    Eric Werner, «Une heure avec Proust», Editions XENIA, 2014

  • Nous vous cédons le pas

    Par Pierre Béguin

     

    Mon billet du 16 décembre 2013 sur les nouvelles directives du PLEND (stipulant qu’à partir du 1e janvier 2014 toute activité rémunérée, qu’elle soit d’ordre privé ou public, entraîne une diminution de la rente PLEND à hauteur du revenu de l’activité) (ici) m’a valu un certain nombre de réactions et témoignages hors blogosphère.

     

    En fait, personne ne comprend cette décision, il est vrai totalement absurde et contre productive, et encore moins cette sale manie, de plus en plus répandue hélas, consistant à changer les règles en cours de jeu, quand ce n’est pas à imposer purement et simplement des effets rétroactifs à une loi ou un règlement. La résistance s’organise, semble-t-il...

     

    Mais si ces nouvelles directives devaient perdurer contre tout bon sens, il faudrait alors les étendre à toutes les catégories de rentes étatiques touchées avant l’âge de la retraite, Logique, non? Dans ce cas, je me demande quelle serait la réaction de nos anciens ou actuels conseillers d’Etat si on exigeait d’eux une diminution, voire une suppression de leur rente (largement supérieures à celle du PLEND d’au maximum frs 2370) à hauteur du revenu de leurs activités après mandat, bien plus rentables, elles aussi, que les misérables suppléments occasionnels de quelques PLENDUS. A l’image de Ruth Metzler qui, en son temps, avait renoncé à sa rente (volontairement mais pas spontanément) sous les coups de boutoirs des journalistes et du bon peuple offusqués. Après tout, que les mieux nantis, et qui exigent des plus petits des concessions aussi systématiques que souvent mesquines, montrent l’exemple!

     

    Alors, Messieurs les conseillers d’Etat et anciens conseillers d’Etat, marchez les premiers, nous vous cédons le pas respectueusement... Qui s’annonce?

     

  • America Lonely

     

     

    Par Pascal Rebetez


     

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    Thomas Bouvier est un des fils de Nicolas Bouvier. Il est, comme son père, écrivain et photographe. Se faire un prénom dans cette destinée tient de la gageure. Pour ses cinquante ans, le fiston embarque seul pour une traversée des Etats-Unis, d’est en ouest. En voiture de location, arrêts dans des motels, dans des hôtels de luxe, des auberges de troisième catégorie, le faire n’est pas ce qui compte : il n’y a pas d’aventures saisissantes, pas de dangers à tous les coins de rue, de crotales écrasés, de navajos ivres et violents, pas de putains sautées à Las Vegas ou de longue marche dans le désert de sel. Non, l’aventure ici tient dans une décision, celle de faire le ménage dans sa tête en trente jours, en voiture surtout, on the road only, aller vers l’avant en « anonyme traversant l’espace, éméché par l’élixir du présent ».

    Aller pour s’affranchir de sa propre image, qui pourrait être, on s’en doute, celle du fils de. Et les lieux sont bien choisis, l’Amérique est immense et ses ciels photographiés à l’aube ou au crépuscule traversent le voyageur comme un eau lustrale : il sait et comprend qu’il devient autre, « se nourrissant du seul fait d’être au monde », rejoignant ainsi « le voyage qui nous fa02399801.jpgit » de son père à qui il consacre quelques lignes d’un pur régal, n’omettant pas au passage de stigmatiser les faiseurs de mythes autour de la figure paternelle, ceux qui en ont fait un gourou, tous ces commentaires, ces livres, ces génuflexions, alors qu’en relation intime, le fils se souvient surtout de l’homme blessé, fragile et seul. Et il le retrouve ainsi, fumant une cigarette, dans un petit café de l’Oklahoma, le fils retrouve son père défunt dans leur présence au monde commune. Ciao, c’est fait, le fils peut repartir et son prénom désormais est son nom.

    Adieu les « lourdeurs natales, le moi grotesque, les rêves surannés », l’auteur en se frottant au Nouveau Monde a fait peau neuve, « les atomes aérés, allégés, purifiés, affranchis de tout un arsenal existentiel… »

    Oui, larguer les amarres – que ce soit aux USA ou juste derrière chez soi –, ce carême de soi-même, il faut oser le faire. Pour être à nouveau. Pour repartir.

    America Lonely, Thomas Bouvier, Slatkine 2013

  • Vladimir Nabokov, Lolita

     

    Par Alain Bagnoud

    Dans les années cinquante en Amérique, Humbert Humbert, un quadragénaire européen raffiné, épouse la mère d'une nymphette de douze ans, qu'il désire et pelote. La mère, découvre tout et se fait écraser opportunément par un camion. Humbert s'empare alors de la fillette, qui devient sa maîtresse. Il la promène dans les Etats-Unis, l'installe dans une petite ville. Mais elle s'enfuit avec un dramaturge, quadragénaire pervers, qu'Humbert tue finalement.

    En lisant Lolita, le génial roman de Nabokov, on se demande comment il peut encore être normalement vendu dans les librairies, tant il transgresse les normes de notre société, qui condamne la pédophilie et la considère comme le crime par excellence, en même temps qu'elle sexualise les petites filles et fait de l'adolescente la norme de la mode, de la beauté et du désir.

    Éléments du scandale: le livre se présente comme un mémoire écrit par Humbert emprisonné, pour servir à sa défense. Du coup, à cause de cette option narrative, le lecteur ne peut s'empêcher de s'identifier à lui, par moments. Par moments seulement.

    Un des moteurs de la lecture est en effet le jeu dans lequel on est pris, de la fascination à la répulsion. Humbert se révèle monstrueux: égoïste absolu, emprisonnant sa pupille dans un enfer de possessivité, de jalousie et d'inhumanité, la tenant par la peur. Il est conscient qu'il gâche son enfance et l'empêche de vivre comme une fille de son âge, qu'elle n'éprouve aucun plaisir à ses petits jeux, mais qu'importe: son bon plaisir est la règle.

    En même temps, Humbert le cynique est fou d'amour, ivre de poésie, et ses célébrations de sa nymphette sont somptueuses: du grand art nabokovien. Le pervers est touchant aussi, dans son désespoir de n'être pas aimé, de ne jamais pouvoir l'être.

    Un autre élément dérangeant: impossible de ne pas se souvenir que, en fait, c'est Lolita qui introduit son beau-père dans le sexe. Quand il la récupère, son plan consiste à la droguer et la frôler discrètement pendant la nuit, ménageant son innocence. Mais elle, douze ans, de retour d'un camp de vacances où elle a découvert bien des choses avec un garçon et une fille de son âge, en fait son amant avec une simplicité qui éberlue Humbert lui-même. Et plus tard, c'est elle qui séduit le dramaturge Clare Quilty, après avoir été avertie par une amie qu'il aime les petites filles.

    Voilà peut-être surtout ce qui choque, actuellement : cette affirmation qu'il existe des nymphettes, terme inventé par Nabokov pour décrire des pré-adolescentes sexuées et aguicheuses.

    Le scandale, déjà à l'époque, entre la fin des années cinquante et le début des années soixante, a fait de ce livre un énorme succès, Ceci dit, rares ont sans doute été les lecteurs à le finir.

    On peut imaginer la déception du lecteur émoustillé, s'installant dans son lit pour une soirée voluptueuse et ouvrant son exemplaire de Lolita. Il tombera en effet sur une pure œuvre littéraire, raffinée, subtile, référentielle, teintée d'un humour aristocratique, dans laquelle on chercherait en vain des scènes cochonnes. L'intrigue, même animée par un vague suspense policier, n'incite pas à la lecture haletante.

    Ce qui tient le livre, en réalité, ce qui en fait un chef-d’œuvre, c'est le style de Nabokov, qui transforme la succession des scènes une suite de morceaux d'anthologie.

     

    Vladimir Nabokov, Lolita, Folio

  • Anne-Sophie Subilia, Jours d'agrumes

     


    Par Alain Bagnoud

    Les crises existentielles sont propices à la littérature. Elles amènent au questionnement sur soi, aux ruptures, aux errances, aux découvertes de l'ailleurs. Anne-Sophie Subilia s'est emparée avec talent de ce filon pour son roman Jours d’agrumes, qui inaugure une nouvelle collection aux Editions de L'Aire, réservée aux premiers romans : Alcantara.

    Franca Charbonnier, suisse par son père et italienne par sa mère, a tout pour réussir. Elle est jeune, issue d'une famille comme il faut, étudiante en médecine qui termine ses études à Turin, programmée pour une certaine existence liée aux valeurs et aux ambitions de ses parents (la relation avec la mère est donnée comme une clé de ce personnage).

    Mais soudain, se questionnant sur son identité, en recherche d'elle-même, elle abandonne tout, quitte l'Europe et se retrouve à Montréal, employée tout au fond de l'échelle, à trier des légumes au marché Jean-Talon. Cette rébellion lui permet de passer de l'esprit au corps, et de trouver sa propre voie, qui la mène vers la création théâtrale.

    Certes, le thème de l'enfant de la bourgeoisie qui se fond dans un milieu populaire, découvre les vraies valeurs et se retrouve soi-même est un classique. Mais ce qu'on retient surtout de ce roman, c'est une maîtrise de la langue et de ses différents niveaux, une sensibilité aux matières, une vitalité.

    Les meilleurs passages sont, pour moi, les descriptions du marché Jean-Talon, qui mettent le lecteur au milieu même de cette machinerie de bruits, de sons, de gestes, de couleurs, d'agitation et d'odeurs. Le roman s'amplifie à partir du moment où ce monde savoureux se déploie. Les portraits par touches des personnages sont très réussis : les employeuses de Franca, les soeurs Brassard, ses collègues, Gisèle, Rosa, Laura, Agathe, Violette et Charles, un aspirant comédien.

    Avec un mystère en plus dans ce thème de l'identité et de la recherche de soi : tout au long du livre, le lecteur et le personnage s'interrogent pour savoir ce qui a jeté cette jeune femme hors des sentiers battus.

     

    Anne-Sophie Subilia, Jours d’agrumes, Editions de l'Aire

  • Portraits d'artistes par Claude Dussez

    images-6.jpegVous cherchez désespérément un cadeau à faire à votre bien-aimé(e) en cette période d'échanges symboliques de Noël ?

    Eh bien, ne cherchez plus, vous avez trouvé !

    C'est un livre magnifique de portraits d'artistes (suisses) réalisé par un grand photographe valaisan, Claude Dussez, qui est aussi peintre, graphiste, caricaturiste, et j'en passe. DownloadedFile.jpegOn y retrouve tous celles et ceux qu'on aime, de A comme  Pascal Auberson à Z comme Zep, de Mélanie Chappuis à Georges Haldas (dit Petit Georges), de Brigitte Rosset à Yves Dana, et tant d'autres.

    images-5.jpegClaude Dussez n'a pas son pareil pour jouer de toutes les nuances du noir et blanc et pour saisir le geste, l'expression du visage ou de la main, la parole silencieuse des corps glacés dans la photographie. Précédé d'une excellente préface d'Antoine Duplan, ce livre exceptionnel par sa richesse et la beauté de ses images se doit de faire partie de votre bibliothèque — ou de celle de votre bien-aimé(e) !

    * Claude Dussez dédicacera son livre jeudi 19 décembre à partir de 18h à la librairie Payot Rive Gauche (dans les Rues basses, à

  • MANDELA EST MORT …

    Par Anne Bottani-Zuber

     Mandela est mort et j’ai appris qu’il lisait Aimé Césaire dans sa cellule de la prison de Robben Island. Ça m’a donné envie de me plonger dans le Cahier d’un retour au pays natal. Je n’en suis pas ressortie indemne.

    C’est une écriture exigeante, rythmée, la syntaxe est bousculée, les mots rares sont légion. Il faut lire ce texte à voix haute, il le faut car sinon le cri ne sort pas.

    Mais l’exigence va plus loin.

    Avec violence, Césaire dénonce, pleure, chante, apostrophe et proclame.

    Dénonce …

    la faim qui empêche les enfants d’apprendre quoi que ce soit à l’école

    la peur qui est partout : dans les ravins, dans les arbres, dans le sol, dans le ciel ; le morne lui-même a peur

    l’impunité : l’homme noir, on peut le battre, le torturer, le tuer sans avoir de compte à rendre à personne.

    Pleure …

    le travail inlassable d’une femme – sa mère – dont les jambes inlassablement, de jour comme de nuit, de nuit comme de jour, pédalent pour faire marcher une machine à coudre – une Singer – afin d’avoir de quoi nourrir sa famille

    la rue « Paille », si mal famée, où la mer déverse ses détritus

    la plage couverte d’ordures.

    Chante la négritude qui …

    …  « plonge dans la chair rouge du sol » (…)

    « plonge dans la chair ardente du ciel » (…)

    « troue dans l’accablement opaque de sa droite patiente ».

    Apostrophe …

    son peuple qui n’a pas à avoir honte de ce qu’il est, de son passé d’esclavage et qui mérite le respect

    son peuple qui doit sortir de sa passivité et se lever

    les blancs qui doivent cesser de considérer les noirs comme des inférieurs et accepter au contraire qu’ils soient des égaux, des partenaires.

    Et proclame :

    « Et elle est debout la négraille

    la négraille assise

    inattendument debout

    debout dans la cale

    debout dans les cabines

    debout sur le pont

    debout dans le vent

    debout sous le soleil

    debout dans le sang

    debout

    et

    libre »

    Mandela est mort ? Césaire est mort ? Non, pas plus que Voltaire et le Traité sur la tolérance, Olympe de Gouges et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Hessel et son Indignez-vous ! … Les immortels ne meurent pas, tout le monde sait ça.

     

    Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine

     

     

  • Et encore une mesquinerie, une!

     

    Par Pierre Béguin

     

    Comme mon ex collègue Jean-Michel Bugnion, qui l’a relaté dans son blog vendredi dernier, comme beaucoup d’autres enseignants qui ont décidé de se jeter sur la bouée PLEND pour fuir un département dans lequel ils se reconnaissaient de moins en moins et qui leur réservait depuis deux décennies davantage d’humiliations que de satisfactions, j’ai reçu la lettre de l’office du personnel de l’Etat stipulant qu’à partir du 1 janvier 2014 toute activité rémunérée, qu’elle soit d’ordre privé ou public, entraînerait une diminution de la rente PLEND à la hauteur du revenu de l’activité.

    Il fallait s’y attendre. Depuis qu’un certain député libéral avait commis l’insigne sottise d’annoncer la fin du PLEND pour 2013, le département a subi une véritable saignée. Et si le citoyen savait par quel tour de force, parfois, on a recousu les plaies pour que chaque cours ait son prof, le département en tremblerait. Donc le PLEND, qui était jusque-là un encouragement pour certains enseignants ou fonctionnaires âgés au salaire forcément plus élevé à céder leur place à des jeunes payés moins cher, se doit de devenir – pénurie d’effectif oblige – un découragement à la retraite anticipée. Mais alors, me direz-vous, pourquoi l’avoir conservé sous une forme nettement moins avantageuse plutôt que de le supprimer purement et simplement? Par un prudent compromis? Peut-être…. J’avance une autre hypothèse: parce que tout départ anticipé évite la prise en compte des boni (accumulation d’heures au poste parfois très importante chez les profs du secondaire) et qu’il en coûterait probablement plus cher à l’Etat de les rembourser que de supprimer un PLEND qui permet justement de les épargner. Le calcul sera-t-il aussi efficace avec cette nouvelle donne? Les députés ont fait leur compte, les fonctionnaires feront les leurs...

    Ce qui est certain, c’est qu’une rente amputée par un départ anticipé, même avec le renfort du PLEND, ne suffit pas à la grande majorité des fonctionnaires ou enseignants. Et qu’un petit travail d’appoint dans le privé, pour nécessaire qu’il soit, ne faisait de mal à personne. Personnellement, j’en connais qui ont mis leur expérience au profit d’élèves en difficulté dans des écoles privées pour 60 francs bruts l’heure au cachet, ou même qui arrondissent leurs fins de mois en chauffeur de limousine pour riches indigènes ou étrangers. Qui viendrait me démontrer que ces activités sont nuisibles à la société au point qu’il faille en retrancher la rente PLEND en proportion des gains engendrés? Il fallait bien toute la sottise et la mesquinerie de certains députés pour mettre fin à une situation qui en arrangeait plus d’un et qui ne dérangeait personne.

     

    Ce qui est certain également, c’est que le PLEND depuis des années a mis à disposition de la société des milliers de personnes qui, souvent, ont donné gracieusement de leur temps, ont fait profiter gratuitement de leur expérience, qui pour enseigner à des prisonniers (j’en connais beaucoup), qui dans des activités bénévoles humanitaires ou culturelles. Et que vouloir se passer de cette masse d’expérience, même au prix d’une légère rémunération, tient de la bêtise pure et simple. En voulez-vous un exemple?  En trente-trois d’enseignement au Collège Calvin, j’ai parfois (trop souvent) fait passer des examens (écrits et oraux) de maturité en littérature française avec des jurés assistants en droit ou en économie dans une université suisse ou française (si! si!) qui non seulement ne connaissaient rien au système, non seulement n’avaient pas lu les textes de la liste, mais ignoraient jusqu’au nom de certains auteurs.  Si mes étudiants avaient pu savoir qu’ils étaient jugés pour moitié par des ignares en la matière, ils auraient pu déposer un recours pour une fois fondé. Comme j’aurais souhaité alors les mettre au courant! «On ne trouve personne!» répondait à mes doléances le préposé au bureau de gestion. Vu la minceur de la rémunération, ce n’est guère surprenant. Sauf qu’il existe des dizaines de profs parfaitement compétents en retraite anticipée prêts à assumer la fonction. Le règlement l’interdit? Un peu de bon sens vaut souvent mieux que des principes étroits…

    Quant à prétendre que ce nouveau règlement a des effets rétroactifs, je ne puis hélas souscrire à cette réserve. Bien sûr, la mesquinerie du fond se retrouve dans la forme: prévenir les principaux intéressés trois semaines avant la date d’application de la loi, et surtout juste après sa parution dans la FAO – que tout le monde est censé lire mais que personne ne lit – pour éviter tout recours, c’est bien dans les mœurs et habitudes de certains. Là encore, pas de surprise! On reconnaît la patte libérale. Mais que je sache, nous ne sommes pas au 1 janvier. Disons plutôt qu’une fois de plus on change les règles en cours de partie. Car beaucoup n’auraient certainement pas pris le PLEND sachant qu’ils ne pourraient compter sur un revenu d’appoint. Puisque les règles ont changé, il faudrait au moins demander le remboursement des boni gracieusement laissés à l’Etat en guise de compensation. Pour le reste, moi qui par chance n’ai pas besoin de revenus supplémentaires, je le jure: je fermerais les yeux si des PLENDUS se mettaient soudainement à travailler au noir. Après tout, c’est très fréquent à tout âge, dans toutes les couches professionnelles… de tout bord politique. Mais n’allez surtout pas le répéter!