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Blogres - Page 60

  • Jean-Philippe Toussant, La vérité sur Marie


    Par Alain Bagnoud

    Au milieu de La vérité sur Marie, quelle scène ! Un cheval dans un avion au milieu de l'orage. On ne sait pas si on est au ciel ou dans les enfers. Onirique, somptueux, fulgurant. Ça soulève tout le livre, emporte les doutes du lecteur qui, comme moi, trouve parfois chez Toussaint quelque chose de minutieux qui fait frôler l'ennui.

    Pas la scène du cheval, oh non, mais, par exemple, le début et la fin de La vérité sur Marie : c'est du très beau travail littéraire, millimétré toujours, mais qui manque parfois un peu d'éclat à mon sens.

    Le récit commence par la description de la mort de l'amant de Marie, ou plutôt de la nuit qui précède. Restaurant, baise, crise cardiaque, arrivée des secours et du narrateur. Ça se termine par les retrouvailles du narrateur et de Marie sur une île.

    C'est très bien, très formulé. Mais la scène du cheval ! Ah, le cheval dans l'avion !

    La Vérité sur Marie fait partie d'un quadriptique dont le dernier tome, Nue, vient de rater encore ce Prix Goncourt qu'on pronostique à Jean-Philippe Toussaint depuis des années.

    Dans sa version poche, il est suivi d'un entretien un peu tautologique de l'auteur avec Pierre Bayard. Il s'agit pour Toussait de justifier des scènes écrites alors que son narrateur se trouvait géographiquement ailleurs.

    Jadis, Toussaint n'osait pas faire ça. Comment légitimer de raconter un récit si le narrateur ne le voit pas ? Maintenant il se risque. Il cherche un peu d'air. Il va vers l'omniscience, oh, avec précaution, à petit pas, par crainte de faire s'écrouler sur lui tous les murs de théorie littéraire post-structuraliste qui entourent encore les Editions de Minuit. Louable recherche de liberté !

     

    Jean-Philippe Toussant, La vérité sur Marie, Minuit

  • BONS BAISERS DE LITUANIE

     

    par Anne Bottani-Zuber

    vilnius.jpg- L'Homme a le droit de vivre près de la petite rivière et la petite rivière a le droit de couler près de l'Homme

     

    - L'Homme a le droit à l'eau chaude, au chauffage durant les mois d'hiver et à un toit de tuile

     

    - L'Homme a le droit de mourir, mais ce n'est pas un devoir

     

    - L'Homme a le droit de faire des erreurs

     

    - L'Homme a le droit d'être unique

     

    - L'Homme a le droit d'aimer

     

    - L'Homme a le droit de ne pas être aimé, mais pas nécessairement

     

    - L'Homme a le droit d'être ni remarquable ni célèbre

     

    - L'Homme a le droit de paresser ou de ne rien faire du tout

     

    - L'Homme a le droit d'aimer le chat et de le protéger

     

    - L'Homme a le droit de prendre soin du chien jusqu'à ce que la mort les sépare

     

    - Le chien a le droit d'être chien

     

    - Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles

     

    - L'Homme a le droit, parfois de ne pas savoir qu'il a des devoirs

     

    - L'Homme a le droit de douter, mais ce n'est pas obligé

     

    - L'Homme a le droit d'être heureux

     

    - L'Homme a le droit d'être malheureux

     

    - L'Homme a le droit de se taire

     

    - L'Homme a le droit de croire

     

    - L'Homme n'a pas le droit d'être violent

     

    - L'Homme a le droit d'apprécier sa propre petitesse et sa grandeur

     

    - L'Homme n'a pas le droit d'avoir des vues sur l'éternité

     

    - L'Homme a le droit de comprendre

     

    - L'Homme a le droit de ne rien comprendre du tout

     

    - L'Homme a le droit d'être d'une nationalité différente

     

    - L'Homme a le droit de fêter ou de ne pas fêter son anniversaire

     

    - L'Homme devrait se souvenir de son nom

     

    - L'Homme peut partager ce qu'il possède

     

    - L'Homme ne peut pas partager ce qu'il ne possède pas

     

    - L'Homme a le droit d'avoir des frères, des sœurs et des parents

     

    - L'Homme peut être indépendant

     

    - L'Homme est responsable de sa Liberté

     

    - L'Homme a le droit de pleurer

     

    - L'Homme a le droit d'être incompris

     

    - L'Homme n'a pas le droit d'en rendre un autre coupable

     

    - L'Homme a le droit d'être un individu

     

    - L'Homme a le droit de n'avoir aucun droit

     

    - L'Homme a le droit de ne pas avoir peur

     

    - Ne conquiers pas

     

    - Ne te protège pas

     

    - N'abandonne jamais

    Je ne vous ferai pas l’affront de commenter ce texte. Je suis sûre que vous en goûterez sans moi la poésie, la justesse, et ce petit côté absurde qui lui ôte toute solennité. Je vous dirai simplement qu’il a été écrit par deux réalisateurs lituaniens, Romas Lileikis et Thomas Tchepaitis, pour servir de Constitution à un quartier de Vilnius qui s’est autoproclamé république autonome. Et je vous dirai encore que « l’article constitutionnel » que je préfère est : « l’homme n’a pas le droit d’avoir de vues sur l’éternité ». Ces quelques mots, d’une sagesse qui ne s’appesantit pas, pourfendent les intégrismes religieux et nous remettent à notre juste place : nous sommes de simples êtres humains ; au bout du compte nous ne savons pas grand-chose et face à l’infini, l’humilité est requise. L’éternité n’appartient à aucun d’entre nous. Elle est, par essence, ce qui nous dépasse. Elle est le grand mystère.

    J’aime Vilnius et pas seulement pour sa petite république autonome. Je l’aime parce que la poésie y a droit de cité, souvent où on ne l’attend pas. Sur une place, on découvre un arbre au tronc gigantesque auquel on a tricoté une petite laine bariolée. Ailleurs serpente, le long d’un mur décoré d’œuvres d’art, une rue consacrée aux écrivains du monde entier. Sur les façades des maisons ocre, et bleues, et roses passe une ombre. Dans un square en fin d’après-midi tous les gens du quartier se donnent rendez-vous ; il y a des enfants, bien sûr, qui glissent sur un toboggan et d’autres qui découvrent la griserie de la vitesse sur un tourniquet, mais il y aussi des adolescents, des vieux et des vieilles, de belles femmes blondes aux jambes interminables ; et tout ce monde est debout ou assis, parle doucement avec son voisin – les éclats de voix ne sont pas monnaie courante en Lituanie - ou se contente d’être là, sans parler, mais bien heureux d’être dehors, au milieu des autres.

    J’aime le peuple lituanien qui , à l’instar des Lettons et des Estoniens, a secoué le joug soviétique en chantant – parfaitement en chantant ! En formant, avec ses frères baltes, une chaîne humaine longue de 560 kilomètres allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga. En plantant des centaines de croix sur une colline, près de Siaullai, en les plantant sans relâche malgré l’action répétée des bulldozers communistes. Un peuple réservé et déterminé. Un peuple qui semble savoir qu’un poème, telle un chanson, ne sert à pas grand-chose, s’il est désarmé.

     

  • à propos du dernier livre d'Anne-Lise Grobéty

     

    par antonin moeri

     

     

     

    Il m’arrive de sortir, le soir, pour discuter avec des auteurs. Rien que ce mot, auteur, on a déjà des doutes. Imaginez la scène: T’as fait quoi hier soir? J’ai mangé avec un écrivain, ou bien, j’ai mangé avec un romancier. On se croirait au XIX e siècle. Mais enfin, quand on mange avec un romancier, un écrivain ou un auteur, vient immanquablement le moment où le problème du style est abordé. On ne trouve jamais de bonnes réponses. On tourne autour du pot. Me demande si le style n’est pas une question de ton. Petite musique, disait Céline. Comment dire? Il y a des écrivains qui créent une langue, une langue à nulle autre pareille, une langue dans la langue si j’ose dire. Une page suffit et on se dit: ah oui, là il y a une langue qui n’est pas la langue du bac, des plaidoiries ou des journalistes. C’est trop évident. Ramuz a créé une langue. Céline a créé une langue. Cingria a créé une langue. Koltès a créé une langue. C’est l’impression que j’eus en commençant à lire le dernier livre d’Anne-Lise Grobéty: «La corde de mi». Voilà, nous y sommes, dans une langue si particulière qu’on entend aussitôt la petite musique dont parlait cet autre spécialiste de dentelles rares. Combien y en a-t-il, dans un siècle, de ces auteurs-là? me demandai-je en posant le livre d’Anne-Lise sur ma table.

     

    Anne-Lise Grobéty: La corde de mi, Edition Bernard Campiche, 2006

  • L'Affaire Jaccoud

    Par Pierre Béguin

     

    Plan-les-Ouates, 1 mai 1958.

     

    J’avais 5 ans. La victime réparait mon tricycle. Mon sauveur! Car j’adorais ce fichu tricycle malgré (ou à cause de) ses problèmes récurrents. C’est mon grand père qui nous amenait là-bas, mon tricycle et moi. Je me souviens vaguement de la maison, de l’atelier à côté. Bizarrement, je me souviens d’un bric-à-brac de machines et de planches...

    Le meurtre s’est déroulé là, peu avant 23 h. Il donnera lieu à l’un des procès les plus retentissants de l’histoire judiciaire. Car l’accusé n’est pas n’importe qui. Pierre Jaccoud, un des plus célèbres avocats de Suisse, ancien bâtonnier, député à Berne, chef de la section radicale de Genève, vice-président du conseil d’administration des Services industriels, administrateur de la Grande Dixence, de Radio-Genève, de l’orchestre de la Suisse romande, potentiellement futur Conseiller fédéral.

     

    Le 19 mai, l’avocat est entendu en qualité de témoin. Les charges qui pèsent sur lui s’accumulent. Le 7 juin, il est de nouveau convoqué par le juge d’instruction. Avant d’arriver au Palais de Justice, il avale quantité de calmants. Quelques jours plus tôt, en voyage à Stockholm, il s’était fait teindre les cheveux en blond (la femme de la victime avait décrit le meurtrier avec des cheveux noirs). Double aberration! Comment un avocat de la stature de Jaccoud pouvait-il s’imaginer qu’une teinture allait tromper son monde et qu’un geste absurde lui permettrait d’échapper à son interrogatoire? Pourquoi aggrave-t-il les soupçons qui pèsent sur lui? A la clinique psychiatrique où on l’a transporté, il se livre à un simulacre de suicide en tentant de se pendre à l’aide de ses draps. Etat dépressif, se justifie l’avocat. Il est catalogué: «Un des plus grands comédiens au monde!» s’écriait mon père, outré. Et pour un calviniste de son acabit, il n’y avait pas jugement plus dépréciatif. Un jugement largement partagé qui condamne l’avocat aussi sûrement que le faisceau d’indices qui l’accusent. «Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre» dit-on. Un aphorisme fait sur mesure pour Jaccoud. Bien sûr, d’aucuns ont crié à la revanche des médiocres sur celui qui, au temps de sa splendeur, les méprisait du haut de sa superbe. Reste que le mobile ne convainc pas et que la barbarie du crime ne colle pas avec le profil de l’accusé. A moins d’admettre une crise de schizophrénie et l’attitude de déni qui s’ensuit. Car le coupable ne cessera de clamer son innocence et de demander la révision de son procès. Jusqu’à sa mort...

     

    La légitime indignation calmée, l’habitude de l’implicite reprit le dessus. On ne parlait plus de l’affaire Jaccoud dans la commune, pas devant les enfants en tout cas. Le procès se déroula du 18 janvier au 4 février 1960. J’allais avoir 7 ans et jamais on n’en fit mention devant moi. Jamais on n’allait en reparler en famille. Curieux procès par ailleurs, où le procureur général et l’accusé se connaissent si bien qu’ils en viennent parfois à se tutoyer, où Paris, par la voix de Maître Floriot, vient donner des leçons à la provinciale Genève en démontrant les carences de ses experts criminologues aux méthodes dépassées. La presse française adore, la presse genevoise supporte mal. Les genevois aussi. Encore un élément au passif de Jaccoud. Le 4 février, il est condamné à 7 ans de réclusion pour homicide volontaire et délit manqué d’homicide. Un verdict qui laisse planer le doute: trop ou trop peu. Le crime odieux méritait de toute évidence le terme d’assassinat pour perversité particulière et, donc, la réclusion à vie. Curieusement, les jurés ont répondu par la négative à cette question.

     

    C’est précisément le déroulement intégral de ce procès qui retentit dans toute l’Europe que nous raconte le livre du journaliste français Stéphane Jourat, paru il y a une vingtaine d’années déjà, un livre qui a retenu mon attention pour les raisons évidentes décrites plus haut. Bien entendu, l’auteur ne manque pas de situer le procès sous le regard sévère des quatre juges figés sur leur mur de marbre. Comme si Jaccoud devait comparaître devant Farel, Calvin, Bèze et Knox enveloppés dans les plis de leur robe rigide, dans leur bonnet identique et leur même expression impitoyable. Comme si toute une ville avec ses siècles de calvinisme devait peser irrémédiablement dans le verdict. C’est un règle narrative: le décor doit faire partie de la dramaturgie (après tout, depuis Ferney, c’est bien le fanatisme catholique de Toulouse que décrivait Voltaire dans l’affaire Calas). Au final, pas d’éléments nouveaux, bien sûr. Mais on se rend compte que le temps a bénéficié au condamné. Un léger parti pris de l’auteur pour l’innocence de Jaccoud et cette phrase de Maître Floriot mise en évidence en conclusion de «son extraordinaire plaidoirie»: «Si Jaccoud est innocent, tout est simple, tout devient clair. Si, au contraire, vous le considérez comme coupable, tout est absurde, tous les gestes de Jaccoud ne sont plus qu’une longue suite d’aberrations». Sous-entendre l’erreur judiciaire est plus vendeur...

     

    Le lecteur qui n’a jamais entendu parler de – ou qui connaît vaguement – l’affaire Jaccoud penchera peut-être pour l’innocence de l’avocat. Pourtant, au vu des faits et des indices qui l’accablent, il semble a priori que son innocence soit aussi improbable que sa culpabilité est absurde. Dans cette affaire, tout se tient en équilibre précaire sur cette arrête qui sépare le possible de l’impossible. Un exemple parmi beaucoup d’autres: le crime a eu lieu peu avant 23 h. Jaccoud ne peut justifier de son emploi du temps ce soir-là entre 22 h 30 et 23 h 15. Avant il est à son étude. Après, il est chez lui. L’enquête détermine qu’il disposait de 15 minutes maximum pour effectuer à vélo le trajet Corraterie, Plainpalais, route des Acacias, rampe du Grand-Lancy, Plan-les-Ouates. Pour moi, pas de problème, mais mon vélo dispose de trente vitesses et pèse moins de 8 kilos. Celui de Jaccoud est bloqué en 3e vitesse et doit atteindre le poids d’un vélo militaire. Même sans circulation et sans feux, comme c’était le cas à l’époque, presque 20 kilomètres / heure sur un tel trajet frise l’exploit, d’autant plus qu’on le dit en mauvaise santé. Très difficile donc... mais pas absolument impossible. Un peu comme ce bouton qui manque à sa gabardine et qu’on a retrouvé sur les lieux du crime. Un bouton analogue, mais pas forcément identique...

     

    La vérité est maintenant enterrée avec les principaux acteurs et témoins. L’énigme demeure. On peut se questionner sur l’utilité de remuer de telles affaires, si ce n’est pour les répertorier dans une collection genre «crime story» comme c’est le cas pour le livre de Stéphane Jourat. On l’a dit, le journaliste s’en tient au déroulement du procès. C’est pourtant dans les bordures, les zones d’ombre, que l’intérêt subsiste. Le territoire du romancier, non du journaliste. L’affaire reste un formidable miroir des mentalités. Et Jaccoud, véritable personnage de roman, un terrain d’exploration idéal: sa part d’ombre, ses tendances névrotiques, sa personnalité double nous y invitent. On aimerait plonger dans ces failles qu’on sent infiniment plus intéressantes et pertinentes que les longues querelles d’experts qui ont ponctué le procès. De même, voudrait-on peindre l’effroi, la sensation d’horreur qui saisit l’être tout à coup accusé de meurtre, à tort ou à raison. Ces objets apparemment familiers et inoffensifs et qui deviennent subitement des pièges potentiels. Ce veston par exemple, que Jaccoud portait depuis si longtemps, taché à l’intérieur de microscopiques gouttes de sang. Cet agenda par exemple, où il dessinait en regard de certaines dates des croix ou des cercles et qui prennent subitement un sens redoutable. Ces coups de téléphone par exemple, donnés ou reçus à telle heure, à telle minute, et qui deviennent d’un coup des faits essentiels dont dépendent réputation et liberté. Tous ces actes les plus anodins de l’existence, accomplis dans l’indifférence, et qui se transforment soudainement en événements majeurs, en preuves accablantes. Oui, le territoire du romancier... Georges Simenon, qui assista régulièrement au procès entre le 18 janvier et le 4 février 1960, ne s’y était pas trompé...

     

    L’Affaire Jaccoud, Stéphane Jourat, Fleuve Noir, 1992

     

  • Salman Rushdie, Joseph Anton

     


    Par Alain Bagnoud

    Le jour de la Saint Valentin 1989, un Britannique d'origine indienne s'éveille sans savoir encore qu'il va devenir l'écrivain le plus célèbre du monde. C'est ce jour-là que l’ayatollah Khomeini lance une fatwa de mort contre l'auteur d'un roman, Les Versets sataniques.

    Dans celui-ci, Salman Rushdie raconte notamment les rêves d'un acteur indien. Ils concernent les débuts des prédications d'un prophète monothéiste, et le retour d'un imam exilé qui profite d'une révolution pour s'emparer d'un pays et d'un peuple.

    Cette allusion à Khomeini explique sans doute la virulence de ce dernier. Mais les musulmans s'offusquent aussi parce que dans le roman, le prophète, qu'ils assimilent à Mahomet, a admis le polythéisme avant de se rétracter. Épisode rapporté par un historien et commentateur sunnite, Tabarî, 839-923 (pour les détails, voir ici), mais faux et blasphématoire du point de vue de l'Islam : si l'on en croit cette version, Mahomet, qui ne peut faire d'erreur, a été trompé par Satan. Du coup, Salman Rushdie se voit accusé d'athéisme, d'apostasie et de conspiration contre l'Islam. Selon les partisans radicaux de la charia, ça mérite la mort.

    Suivent dix ans de clandestinité et de traque, que raconte Joseph Anton, une autobiographie, le dernier livre de Salman Rushdie (2012). On y suit mois après mois les événements liés à cette affaire : les manifestations autour des Versets sataniques, la vie de l'auteur protégé par la Special Branch des services britanniques, les manœuvres de l'Iran qui renouvelle année après année la fatwa et dont les services secrets forment des hommes pour tuer le romancier, la stratégie du Royaume-Uni pour faire face à la menace, les manœuvres diplomatiques, la mobilisation des groupes de soutien à la liberté d'expression.

    Quelques anecdotes. Rushdie doit trouver lui-même les endroits où il se cachera, et dont il faut souvent changer. Imaginez les difficultés pour un homme dont le nom ne doit jamais apparaître, et la reconnaissance qu'il porte à ses amis qui lui prêtent des appartements ou louent des maisons pour lui, sous le nom de Joseph Anton (formé à partir de Joseph Conrad et Anton Tchékhov).

    Ces lieux doivent être assez discrets pour que personne ne le voie et assez vastes pour loger les hommes armés, les chauffeurs et deux autos blindées (il se glisse de l'une à l'autre à mi-chemin pour ne pas partir et arriver dans la même voiture). L'homme traqué n'a aucune liberté de mouvement et doit demander l'autorisation pour chaque sortie...

    Joseph Anton raconte tout ça, ainsi que les détresses, les erreurs et le combat de Rushdie pour gagner petit à petit un peu d'autonomie, à mesure que la menace diminue, jusqu'à ce que l'Iran en 1999 cesse d'entraîner des hommes pour les expédier sur ses traces et déclare renoncer à appliquer la fatwa. Ce qui n'empêche pas, pourtant, une Fondation religieuse iranienne (du 15 Khordad) de promettre encore une prime pour l'assassinat de l'écrivain. En septembre 2012, elle a été portée à 3,3 millions de dollars.

    Ce long récit passionnant (900 pages en folio) est donc bien plus qu'une simple autobiographie. Il témoigne de l'arrivée du fanatisme dans le débat d'idées et pose la question de la liberté d'expression, laquelle, on le sait n'est jamais acquise.

    Pour justifier les passages controversés de son roman, Rushdie explique avoir interrogé une religion d'un point de vue historique. Qu'il ait prévu ou non que son roman serait reçu par les fondamentalistes comme une provocation n'est pas la question. La question est : a-t-on le droit d'examiner les dogmes, c'est-à-dire ce qui est imposé par une autorité, au risque de déplaire à des communautés ou à des religions ? Et la réponse est oui. On peut remettre toutes les opinions en question tant qu'on ne déforme pas les faits.



    Salman Rushdie, Joseph Anton, Folio

  • Un livre déchirant

    DownloadedFile-1.jpegJean-François Berger n'est pas un inconnu : il a travaillé longtemps pour le CICR, est un peintre remarquable et a publié plusieurs livres, en particulier sur la guerre en ex-Yougoslavie. Il nous donne aujourd'hui un livre déchiré, et déchirant, qui parle de guerre et de folie, des hommes et de sa fille, Morgane, à la santé fragile, qui ne trouve pas sa place dans le monde « normal ».

    Le prétexte de ce livre au titre original (un mot-valise mêlant paranoïa et Balkans*), c'est un voyage que l'auteur doit faire à Vucovar, en Croatie, pour le compte de la RTS. C'est là qu'il a assisté, vingt ans plus tôt, à la chute de la ville et à l'exécution de centaines de prisonniers. DownloadedFile.jpegReplongeant dans ses souvenirs et retrouvant sur place un ami qui a participé, lui aussi, à ce drame, il repense à sa fille, Morgane, que ses problèmes psychologiques obligent à demeurer dans une institution.

    La folie de la guerre et les crises de Morgane, le désir des hommes d'infléchir le destin, l'amour sans condition d'un père pour sa fille : tels sont les thèmes que tisse ce livre déchirant, qu'il faut lire comme un témoignage, très bien écrit, d'un homme aimant et déchiré.

    * Jean-François Berger, Balkanoïa, éditions de l'Aire, 2013.

  • se prendre au sérieux

     

    par antonin moeri

     

     

     

    S’il est un genre d’individu qui exaspère Clément Rosset, c’est l’individu qui se prend au sérieux. Cet irremplaçable styliste a érigé comme principe la méfiance à l’égard de tout ce qui prétend au sérieux, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la musique, du cinéma ou de la littérature.

    Dans «Faits divers» (qui rassemble des notes, des entretiens, des articles et des préfaces), on trouve une magnifique réflexion sur «l’emploi du temps». Il est évident que les êtres humains consacrent la plupart de leurs forces à suspendre le temps. Ce que Hohl a plaisamment exprimé en parlant de «cet immense effort que font les hommes pour ne pas faire d’efforts». Mais alors, comment éprouver le temps qui passe, «le temps comme durée pure»?

    Ce que l’homme craint par-dessus tout, c’est de ne rien faire, de laisser le temps s’écouler à vide. On peut résoudre ce problème par le jeu. C’est ce que nous dit humoristiquement Beckett en mettant en scène Molloy, un personnage qui ramasse des pierres dont il emplit ses poches avant de les sucer l’une après l’autre, mais pas dans n’importe quel ordre: il doit trouver un stratagème pour ne jamais sucer deux fois la même pierre, stratagème qui lui permettra de fixer son attention.

    Autre exemple de cette méfiance à l’égard de tout ce qui prétend au sérieux: un journaliste célèbre ayant convoqué Clément Rosset à Paris (Rosset habitait alors à Nice) pour faire un article de trois pages dans Libé et ce célèbre journaliste détestant prendre des notes, il annonce au philosophe qu’il va enregistrer l’entretien. Au bout d’une heure, le célèbre journaliste a des scrupules: quel lecteur va s’intéresser aux propos de Clément Rosset si Clément Rosset ne dit rien de Chirac, rien de Jospin, rien de Zidane? Le philosophe essaie de se défendre en disant que pour certains lecteurs, à long terme... Mais tout cela est parfaitement inutile, puisque le célèbre journaliste a oublié de mettre l’enregistreur en marche. Évidemment, aucun article ne paraîtra sur C.R.

    Rosset raconte cette anecdote avec une jubilation qu’on retrouve dans pratiquement tous les textes réunis dans ce volume. Qu’il parle de Roussel, d’Hergé, de Nietzsche, de Godard, de Casanova ou de Cioran, il le fait avec une désinvolture, un sens de la provoc et du comique qui irriteront le donneur de leçons, le «monsieur Vrai» intéressé par le pouvoir des médias et la question sociale, l’homme grave et semi-cultivé «que n’intéressera jamais la question de savoir pourquoi il y a de l’être et non pas rien, mais bien celle de savoir s’il faut être pour ou contre la guerre d’Algérie ou du Vietnam, voter ou non pour l’union de la gauche, confier ou non son angoisse et sa tristesse aux soins d’un psychanalyste». 

    Dans un article paru dans la NRF en 1981, Rosset fragilise les bases de la théorie freudienne. En effet, dans la constitution du complexe d’Oedipe, Freud a volontairement mis de côté le préambule à ce drame. Il ne mentionne pas un événement qui concerne Laïos, le père d’Oedipe qui a séduit un garçon, garçon qui se serait, ensuite, suicidé de honte. Irrité par cet amour contre nature, Zeus a interdit à Laïos de concevoir, «sauf à subir les pires sévices du fruit de sa conception». Laïos concevra Oedipe dans un demi-sommeil.

    Si Freud a volontairement omis cet épisode, ce serait l’effet d’un «refoulement». Rosset (après Marie Balmary) explique ce «refoulement» par le fait suivant: Sigmund aurait été conçu avant le mariage avec Amalia (maman de Sigmund), à une époque où Jakob (papa) était marié avec Rebecca qui ne put donner un enfant à Jakob et qui fut, par conséquent, répudiée et rayée des registres de la mémoire familiale. Cette thèse (développée dans un livre de Marie Balmary) établit donc un lien entre l’affaire Oedipe et l’affaire Sigmund. «Comme Oedipe expie la faute cachée de son père, qui a séduit et peut-être conduit au suicide le jeune Chrysippe, Freud hérite de la faute cachée de son père Jakob, qui a fait disparaître et peut-être conduit au suicide sa seconde femme Rebecca».

    Ce regard aigu, «qui permet à Rosset de ne pas tomber dans le panneau journalistique», cette désinvolture, cette lucidité décapante et ce sens aigu de l’absurde raviront les amoralistes qui, au progrès, aux buzz et aux grandes causes, préfèrent une autre posture devant les vérités établies, des amoralistes qui préfèrent la vacherie, le vitriol, le sarcasme et le fou rire. Ce livre leur donnera envie de lire, s’ils ne les ont déjà lus, les autres livres de Clément Rosset, dont le remarquable «Principe de cruauté» et l’exceptionnel «Choix des mots», aux Editions de Minuit.

     

     

    Clément Rosset: Faits divers, PUF, 2014

  • Enfin une statue pour un monument

    Par Pierre Béguin

     

    genèveMon ancien – et néanmoins fort estimé – collègue au Collège Calvin Jean-Pierre Gavillet vient d’utiliser de la manière la plus judicieuse qui soit ses deux premières années de retraite après 46 (!!!) ans d’enseignement (histoire, français, latin). Il publie le premier livre consacré à l’une des plus grandes figures de la vie politique genevoise, André Chavanne, conseiller d’Etat en charge du DIP de 1961 à 1985, personnage haut en couleur aux contours rabelaisiens, surnommé plutôt affectueusement «Fidel Bistro» pour sa fréquentation assidue des cafés genevois, mais avant tout figure mythique, présence fraternelle et tutélaire adulée par des générations de collégiens (j’en étais), «humaniste et scientifique» (comme le souligne le titre de l’ouvrage) dont l’action en faveur de la démocratisation des études et du Cycle d’Orientation a relégué celle de ses successeurs au rang de tâche obscure et laborieuse. Au point que, dans les années nonante, nous ses orphelins avons pu nourrir l’impression que c’était Chavanne qu’on assassinait. En réalité, ce n’était pas qu’une impression…

     

    Un livre sur André Chavanne. L’idée est tellement évidente qu’on s’étonne qu’il ait fallu plus de vingt ans après la mort de cet homme d’Etat remarquable pour qu’elle se concrétise enfin. Et il est heureux que l’auteur en soit un professeur d’histoire qui connaît mieux que personne le DIP de l’intérieur. En fait, c’est sur la proposition de Charles Beer (qui a rédigé la préface) que Jean-Pierre Gavillet a mis l’ouvrage en chantier. Fort de cette recommandation, et outre les documents et archives traditionnelles, Jean-Pierre a eu accès aux archives inédites du parti socialiste et aux archives personnelles de la propre fille d’André Chavanne. Ajoutez-y une multitude de témoignages de personnes qui ont côtoyé le conseiller d’Etat durant le quart de siècle qu’a duré son mandat (l’auteur laisse abondamment et judicieusement la parole aux acteurs) et vous aurez non seulement un livre sur un monument de la vie politique genevoise, mais aussi un livre monument sur la vie politique genevoise entre les années soixante et quatre-vingt, avec ses péripéties, ses coups fourrés, ses mesquineries, ses combines, ses alliances… Avec les noms livrés en prime, je vous assure, c’est souvent délectable. La perspective du temps, il n’y a rien de tel pour démasquer les gens. Certains n’en ressortent pas tout à fait indemnes…

     

    «Les années Chavanne» – et le livre de Jean-Pierre Gavillet en rend bien compte – c’est aussi la nostalgie d’une époque où les politiciens n’étaient pas que des gestionnaires soucieux de communication face à des commissions de contrôle et des électeurs exigeant la transparence jusque dans la vie privée. «Dédé», que nous allions, adolescents, écouter au café du Levant à Arare dans des conversations aux dialogues surréalistes avec le souillon du village, n’aurait pas survécu politiquement plus d’une année de nos jours. Le souvenir de sa popularité distille le charme suranné d’un temps révolu tout en soulignant en négatif la bassesse et la mesquinerie du monde qui lui a succédé. Il y a du romantisme dans la mesure de ce déclin, un romantisme qu’incarne parfaitement pour la postérité notre magistrat et qui sied bien à sa mémoire de là où elle nous contemple...

     

    Pour autant, le livre ne tombe jamais dans l’hagiographie. En historien avisé, Jean-Pierre Gavillet sait maintenir la distance pour assurer l’objectivité nécessaire à la crédibilité d’un hommage auquel de nombreux citoyens pourraient (devraient) s’associer: tous ceux qui portent sur leur(s) diplôme(s) la signature d’André Chavanne, mais aussi leurs enfants, ont d’une manière ou d’une autre une dette envers le magistrat socialiste, qu’ils la reconnaissent ou non. Merci à Charles Beer, et surtout à Jean-Pierre Gavillet, de nous le rappeler…

     

    Jean-Pierre Gavillet, André Chavanne, homme d’Etat, humaniste et scientifique, Infolio éditions, 2013

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Moravia et l'Ennui

    Par Pierre Béguin

     

    Moravia.PNGDu «Taedium vitae» des Anciens à la «nausée» de Sartre en passant par le «spleen» de Baudelaire, l’Ennui «métaphysique» n’a cessé d’inspirer toute une famille d’auteurs, de penseurs, de poètes, parmi lesquels on pourrait citer, sans être exhaustif, Huysmans, Mallarmé ou Flaubert. Ou encore, Sénèque, Pascal (songeons aux fragments sur le «Divertissement» en particulier) ou Chateaubriand.

    «Mal sans forme» selon l’expression d’Alain, «brouillard silencieux» selon Heidegger, «longs corbillards sans tambour ni musique», (Baudelaire), contagieux comme la lèpre (Flaubert ou Bernanos), l’ennui est aussi difficile à définir qu’à cerner puisqu’il se présente essentiellement comme une absence de traits positifs: il est inappétence ou, dans son sens étymologique, anorexie. Au XIXe, sous l’influence romantique, il est perçu comme l’inévitable conséquence de toute civilisation avancée: «grand monstre moderne» (Théophile Gautier) ou «fils des civilisations excessives» (Barbey d’Aurevilly), il se glisse dans tous les interstices de la société et «dans un bâillement aval[e] le monde» (Baudelaire). Mais s’il n’épargne plus personne, ses proies favorites restent l’intellectuel et le riche. Pour les autres, la société moderne a développé, pour combattre le monstre, un monstrueux attirail de divertissements: sports ou variétés, comme le décrivait déjà Céline bien avant l’invention de la télévision: «Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot... » On se croirait dans une émission de variétés sur TFI ou France2! (Et au concours de l’artiste qui «frémira davantage et avec le plus de culot», c’est incontestablement Patrick Bruel qui a gagné...)

     

    Ce n’est pas de cet ennui assimilable au manque de distractions que nous parle Alberto Moravia. Paru en 1961, L’Ennui est considéré comme le meilleur livre de l’écrivain italien. Et c’est précisément un intellectuel riche qui en est le héros narrateur, un bourgeois romain de 37 ans, prénommé Dino, peintre abstrait raté méprisant une richesse qu’il tient de sa mère, qu’il rejette tout en en vivant, et qui s’ennuie depuis l’aube de son existence. Le premier chapitre est entièrement occupé par la définition que le narrateur s’est peu à peu forgée d’une maladie qui l’a accablé dès l’enfance comme un mal de tête dont il ignorait la cause et contre lequel les distractions habituelles n’offraient aucun remède. Car son ennui, on l’a dit, n’est pas le contraire de l’amusement ou du divertissement. Il est insuffisance, voire carence totale de réalité. Il ne vient pas de l’intérieur mais d’un manque de rapports avec l’extérieur, d’une incommunicabilité radicale entre le sujet et le monde, d’une impossibilité ontologique à établir un lien quelconque entre les choses et lui: «La sensation de l’ennui naît en moi de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est-à-dire incapable de me persuader de sa propre existence effective». D’où probablement le choix de la peinture abstraite. Apathique et renfermé, il est muré vivant en lui-même comme dans une prison hermétique et étouffante. Jusqu’au jour où il est distrait du vide de son atelier par une jeune modèle, Cécilia, qui posait pour – avant de coucher avec – un vieux peintre voisin de palier. Une relation si intense que le vieux en est mort. Intrigué par ce suicide déguisé, Dino essaie de comprendre les motivations d’un homme qui s’est servi érotiquement d’une adolescente pour hâter sa fin. Inconsciemment d’abord, puis de plus en plus lucidement, il va marcher sur les traces du vieux peintre et décider d’entamer une liaison avec Cécilia...

     

    Très vite pourtant, il projette de renoncer. Il s’ennuie déjà, malgré les aptitudes sexuelles manifestes de sa jeune maîtresse. Cécilia n’a guère plus de réalité pour lui que, dans son adolescence, n’en avaient les empereurs romains, les fleuves d’Amérique ou les hexamètres de Virgile. Mais, au moment où il décide de rompre, Cécilia, sans explication, ne vient pas au rendez-vous. De banal, insignifiante, sans consistance, la personnalité de la jeune fille, tout à coup, se révèle insaisissable, trouble, fuyante. Elle devient promesse de sens pour Dino qui, mû par une passion devenue incontrôlable et autodestructrice, va dès lors s’efforcer obstinément et vainement d’en cerner les contours.

     

    L’histoire, qui pourrait avoir des accents proustiens, suit en réalité un tout autre cours. Swann, qui trouvait Odette vulgaire, s’est pris d’une passion douloureuse pour la courtisane dès le moment où il a pu l’assimiler à une œuvre d’art. Il s’en libérera en s’efforçant de ramener Odette aux dimensions d’une amante infidèle, puis d’une banale épouse bourgeoise, c’est-à-dire à ce qu’elle est fondamentalement. Ce stratagème ne réussit pas à Dino malgré tous les pièges qu’il tend à Cécilia pour la rabaisser au commun, au vulgaire, ou pour faire entrer la Muse en ménage. La jeune fille reste toujours aussi énigmatique, non pas tant parce qu’elle est intrinsèquement mystère, mais parce que Dino s’ingénie à la parer de sens alors qu’elle n’est qu’une huître qui s’est refermée sur la banalité affligeante de sa vie, confiant à son corps et à l’immédiateté les seuls plaisirs que lui procure l’existence. Lorsqu’il se plaint de ne pouvoir posséder son intériorité en même temps que son corps, elle lui répond: «Dedans, il n’y a que mes poumons, mon cœur, mon foie, mes intestins. Qu’en ferais-tu?» Là où Dino l’intellectuel postule du sens, Cécilia l’animal robot ne voit que tautologies: «– Qu’éprouves-tu quand tu t’ennuies? – J’éprouve de l’ennui. – Qu’est-ce donc que l’ennui? – L’ennui c’est l’ennui».

     

    On comprend alors mieux les tourments du narrateur: il y a chez cet intellectuel, comme peut-être chez tout intellectuel, une nécessité d’un système explicatif global auquel confronter la réalité, un questionnement incessant, une tyrannie du sens qui consiste à sommer les choses de lui livrer complètement une signification que, de toute évidence, elles n’ont pas. Cet activisme (forcément) doctrinaire engendré par l’esprit de système peut déboucher sur une forme de terrorisme de la pensée, susceptible d’investir violemment le champ politique à l’image des Brigades Rouges pour anéantir une bourgeoisie capitaliste devenue, après l’achèvement de sa mission historique, conservatrice et rétrograde, incapable de produire du sens autrement que dans un absurde amas d’objets. Une telle société doit disparaître – d’où la haine de Dino pour la classe sociale dont il est issu – au profit d’une autre susceptible de générer du sens.

     

    Chez l’intellectuel donc, l’inacceptable, le crime absolu est l’absence de sens. En conséquence, pour lui, l’ennui ne serait pas rupture avec le réel ou carence de désir, mais désir fatalement inassouvi. A l’image de Dino, l’intellectuel ne vit que s’il comprend; et l’impuissance à comprendre entraîne l’impuissance à vivre, le dégoût, la nausée, l’inappétence. En un mot, l’Ennui... Et à l’image de Cécilia, la réalité n’est qu’éclats insaisissables, vides, fuyants; elle est dépourvue de toute signification autre que celles dont on s’efforce de la parer...

     

    Le narrateur, comme de bien entendu, finira sa vaine quête de sens – son désir impossible de posséder entièrement Cécilia – contre la dure réalité d’un arbre sur lequel il jette intentionnellement sa vieille voiture. Mais non, voyons! Il n’en meurt pas puisqu’il raconte son histoire. Mais il découvrira dans cet affrontement physique avec la mort le chemin de sa rédemption: il se contentera de regarder Cécilia vivre sans plus vouloir la posséder. La contemplation du monde, si elle est renoncement à la tyrannie de l’ordre et du système, n’en offre pas moins des ouvertures qui font sens pour celui qui sait la patience et l’humilité...

     

    Quant au lecteur, en refermant le roman, il ne peut s’empêcher de penser que le génie de Moravia c’est aussi d’avoir écrit 400 pages sur l’Ennui sans jamais être ennuyant une seule ligne...


     

    Alberto Moravia, L’Ennui, Flammarion, 1986

     

  • Bastien Fournier, La Fugue

     

    Par Alain Bagnoud

    La Fugue, de Bastien Fournier, est un roman sur lequel, tout d'abord, j'ai pensé que je n'écrirais pas, tant il me semblait difficile d'en dire quoi que ce soit de concret.

    On y suit une femme, puis un homme. Est-ce que ce sont toujours les mêmes personnages à travers les différentes scènes ? Elle se trouve en Italie. Son voisin et logeur, Peter, est Allemand. Elle panique quand elle lit le désir sur le visage d'un inconnu court, trapu, musclé. Plus loin, un viol est évoqué.

    L'homme, lui, voyage en voiture, fréquente des hôtels, enquête, cherche quelque chose, probablement la femme qui a fugué. Il n'y a pas d'histoire proprement dite. La suite de scènes est discontinue et a des airs de rébus.

    La fin arrivée, j'étais plutôt désarçonné. C'est ce genre de livre, me semblait-il, dont on est fondé à dire avec une satisfaction de Philistin : « Je n'y ai rien compris. »

    Mais petit à petit, il m'est arrivé de repenser à ces scènes, à ce petit roman, dont les tableaux se sont imposés peu à peu comme un énigme obsédante. La tension dramatique qui l'habite a fini par susciter des images et des significations.

    La dernière phrase du récit laisse penser qu'un inceste est le centre caché du récit. Cette chose indicible prend rétrospectivement de la densité à travers la suite de scènes et justifie la méthode choisie par Bastien Fournier, qui consiste à tourner autour du secret sans jamais y entrer, sans jamais le citer.

    En somme, La Fugue est un livre épuré, dramatique. Une tentative tout à fait intéressante, et extrême, oui, d'évoquer en pointillé quelque chose qui peut difficilement être proclamé ou affronté. Peu importe, finalement, ce qui échappe au lecteur : le texte, malgré ou à cause de ses lacunes, a des aspects fulgurants.

     

    Bastien Fournier, La Fugue, L'Aire