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Blogres - Page 65

  • Aimons les écrivains vivants !

    Il est de bon ton, sous nos latitudes chrétiennes, de vouer une sainte vénération aux morts. Et surtout aux écrivains morts. Il n’est de bonne plume, profonde et immortelle, semble-t-il, que les écrivains enterrés, il y a un siècle ou deux, et devenus brusquement classiques à leur enterrement.

    images.jpegPrenez Kafka ! Lu et admiré, de son vivant, par un petit cercle d’amis pragois (qui le prenaient, d’ailleurs, pour un auteur comique !), une poignée de romans et nouvelles publiés sans écho, ni renommée, même locale ! Franz Kafka devenu icône de l’écrivain moderne dévoué tragiquement à son œuvre — alors qu’il était un écrivain du dimanche !

    Regardez Proust ! Trop dédaigné de son vivant, cultivant la légende d’un jeune oisif, très snob, intelligent et paresseux, qui soudainement saisi par une illumination, s’est installé à sa table de travail en se disant : « Aujourd’hui, je vais écrire À la recherche du temps perdu… » Proust oublié de son vivant, redécouvert dans les années 50, et devenu, pour les critiques littéraires (qui ne prennent jamais beaucoup de risques), le patron du roman contemporain…

    Et Joyce ! Un premier livre passé inaperçu, une recueil de nouvelles très classiques, puis un grand livre, Ulysse, refusé par toutes les maisons d’édition et publié, en France, par deux libraires un peu folles qui le vendirent à quelques exemplaires. images-1.jpegEnfin, après une mort aussi discrète que fut sa vie, Joyce est redécouvert dans les années 60 et devient le porte-drapeau du roman à la mode de l’époque : le Nouveau Roman…

    Et en Suisse, me direz-vous ?

    Les exemples sont légion. Prenez Ramuz, poursuivant son œuvre dans une semi clandestinité à Pully, après la déroute parisienne. Édité, oublié, puis vénéré au point d’être accueilli dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, noyé sous les notes des cuistres ! Et Nicolas Bouvier, qui édita L’Usage du monde, son premier livre (refusé par une vingtaine de maisons d’édition) à compte d’auteur ! images-3.jpegSuccès d’estime de son vivant et devenu, bien malgré lui, saint patron des écrivains-voyageurs après sa mort…

    Il faut, bien sûr, honorer les défunts. C’est un devoir et un hommage nécessaires. Et une manière, aussi, de réparer une injustice qui leur fut faite quand ils vivaient. Mais il ne faut pas oublier les vivants. Jeunes ou moins jeunes, d’ailleurs. Ceux qui œuvrent dans le noir, qui creusent leur trace discrètement, obstinément, qui cherchent leur chemin dans l’époque aveuglante qui est la nôtre.

    Honorons les morts, certes, mais pas la mort, qui est toujours une défaite.

    Lisons, célébrons, encourageons les écrivains tant qu’ils sont vivants ! Saluons les artistes qui respirent, écrivent, peignent, inventent des mélodies ou des histoires, juste à côté de nous.

    Car ils nous aident à vivre, comme les morts que nous vénérons. Ils élargissent le champ de notre expérience et de nos sens. Ils sont vivants, fragiles et incertains, éphémères, taciturnes parfois, lumineux. Nous avons besoin de leur feu et de leur lumière.

  • de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d'amour?

     


    par antonin moeri

     

     

     

    C’est le titre qu’a donné Carver à sa nouvelle. Titre autrement plus original, plus beau et plus percutant que «Si nous parlions d’amour?» On se demande parfois ce que les traducteurs ont dans la tête. En effet, de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d’amour? C’est un mot utilisé à toutes les sauces et sa valeur dépend du contexte. Il y a l’amour platonique, l’amour vénal, l’amour-goût, l’amour de vanité. C’est souvent un «je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer». Contact de deux épidermes, échange de deux fantaisies. Céline est plus direct: «l’infini mis à la portée des caniches». Les variétés de l’amour sont si nombreuses que des mots comme ardeur, folie, flamme, possession, inceste, adultère, débauche, passade, badinage ne suffiraient à désigner cette disposition, affection ou inclination.

    C’est à travers un dialogue entre quatre personnages assis dans une cuisine pour boire l’apéro que le lecteur prend connaissance de ce qu’il faut bien appeler un récit, Nick le narrateur étant un des quatre personnages. Mel est cardiologue, «ce qui lui donne le droit de discourir». Il considère Terri, sa deuxième épouse, comme une romantique, car elle serait «du genre: Frappe-moi et je saurai que tu m’aimes». Terri raconte qu’Ed (l’homme avec qui elle vivait avant de se mettre avec Mel) l’aimait tellement qu’il a essayé de la tuer. Mel n’est pas d’accord avec cette conception de l’amour, il pense que l’amour vrai ne peut être que spirituel. Laura dit qu’on ne peut pas juger de la conduite de quelqu’un d’autre. Terri: «Quand je suis partie, il a bu de la mort aux rats». Mel ajoute qu’Ed s’est tiré une balle dans la bouche et a loupé son coup. Terri répète que cet homme l’a aimée à sa façon. Etant secrétaire juridique, Laura exige des précisions sur la mort d’Ed. Mel explique qu’il est mort à l’hôpital, trois jours après le geste fatal. Terri était près de lui quand il a expiré. «C’est l’amour qui l’a tué», lance-t-elle.

    Pour convaincre son auditoire, le cardiologue aimerait donner un exemple de l’amour authentique auquel il croit. Ayant beaucoup bu, il s’embrouille dans les explications. Il se montre très agressif avec sa femme qui met en doute ses assertions «Ferme-la pour une fois dans ta vie!» Il finira par dire à Nick et Laura «Je vous aime tous deux, vous êtes nos copains». Embarqué dans un long discours sur les chevaliers, vaisseaux de quelqu’un (vassaux, corrige Terri), discours dans lequel il reconnaît ne pas être cultivé et faire un travail de mécanicien («j’ouvre, je ferme, j’arrange des trucs, merde!»), il est recadré par Laura qui exige des précisions sur le vieux couple accidenté de la route, qu’il a évoqué dans son interminable tirade. «Ils n’étaient que plâtre et bandages, des pieds à la tête. Des emballages avec des petits trous pour les yeux, le nez, la bouche». Par le trou qui correspondait à sa bouche, le vieux lui a confié qu’il était déprimé parce que, sa tête étant immobilisée, «il ne pouvait pas voir sa femme par les fentes à hauteur des yeux». Sur quoi, le cardiologue (il est déprimé, avertit Terri) a envie d’appeler ses enfants d’un premier lit, surtout Marjorie qu’il est obligé d’entretenir et qu’il voudrait voir mourir. Les quatre personnages n’ont plus la force de se lever pour aller manger au restaurant comme prévu.

    Si, dans l’univers de Carver, les personnages n’arrivent pas à parler, le cardiologue, la secrétaire juridique et leurs conjoints ne cessent de parler dans cette nouvelle. C’est que leur statut social leur donne le droit de discourir. Mais cette logorrhée légitimée par le statut social conduit également à l’impasse. La déception attend Mel qui s’est lancé dans de vastes explications et qui finit par se montrer tel qu’il est: un type inculte et méchant qui veut que sa fille se remarie parce qu’elle le ruine, qui voudrait que sa fille, allergique aux abeilles «soit piquée à mort par tout un essaim de ces salopes d’abeilles». Lui aussi a du mal avec les mots et sa tentative d’expliquer ce qu’est l’amour ne fait que l’enfoncer dans son propre marécage. La difficulté qu’il éprouve à formuler sa pensée le pousse à vider la bouteille de gin.

     

     

     

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour, Mazarine,  1986


  • La première pierre de Pierre Jourde

     


    Par Alain Bagnoud

    Pierre Jourde, connu des lecteurs pour son œuvre littéraire et ses pamphlets (la Littérature sans estomac, Le Jourde et le Naulleau), a vu sa notoriété se répandre dans le grand public quand il a cassé la gueule à presque tout un hameau. C'était en 2004 et il ne faisait que se défendre.

    Les faits : rentrant dans le petit village de vingt habitants d'où est originaire sa famille et auquel il pense appartenir, Jourde se fait agresser par des femmes hystériques et des voisins furieux, dont il se débarrasse grâce à sa connaissance de la boxe française.

    Le drame vient ensuite : furieux, les assaillants renforcés par de nouveaux arrivés se mettent à le lapider, lui et sa famille, blessent son bébé d'une année, traitent ses autres enfants de sales Arabes (ses deux fils ont la peau noire) et finissent par porter plainte après qu'il a fui avec sa voiture défoncée.

    Les journaux s'emparent de l'histoire. Le citadin contre les paysans, le professeur contre les incultes, le résident secondaire contre les natifs, le propriétaire contre les fermiers : l'histoire est vendeuse. En plus, au départ de la bagarre, il y a un livre de Jourde, Pays perdu, qui parle du village.

    Jourde y évoque l'enterrement d'une jeune fille, rend hommage au pays et évoque ceux qui y gravitent. Il révèle également un secret de famille : son père était fils adultérin. Mais en passant, quelques histoires du village sont également racontées, que tout le monde connaît, croit-il.

    Celles-ci rendent des villageois furieux, dans cet endroit où toutes les familles sont associées. Le livre entier leur semble une offense, même si tout était connu. On ne devait pas le dire. On ne devait pas pénétrer dans l'intimité des gens. On devait leur laisser croire que rien ne se savait. L'intimité, ce n'est pas ce qu'on cache aux autres, c'est ces renseignements sur nous dont les autres ne nous parlent pas et dont on peut cultiver la fiction qu'ils ignorent tout.

    Pierre JourdeDix ans plus tard, dans La première pierre, un très bon livre de cette rentrée littéraire 2013, Jourde retrace avec une stupeur toujours blessée son retour, les faits, l'enchaînement de la violence, puis le procès qui a suivi, où ses agresseurs ont été condamnés. Jourde ne se donne pas le bon rôle – ni le mauvais : il cherche à comprendre quelle est la signification de cet épisode.

    Il essaie d'analyser la suite de malentendus, dans une écriture évocatrice qui refuse les simplifications. Son exigence de vérité dissèque les clichés répandus après sa mésaventure (l'intellectuel contre les bouseux, l'écrivain contre les taiseux, etc.), veut dégager les faux-semblants l'un après l'autre, approcher du fond des choses, du secret. Le secret de famille et le secret tout court, qui hante la littérature, qui lui est intimement liée.

    « La respiration de l'âme exige le repli du secret et le dépli du langage, à condition que ce dépli soit créateur.[...] Les perspectives qui s'ouvrent dans le dépli, ce caractère inépuisable du sens, c'est encore le secret, tel qu'il vit dans la parole. »

     

    Pierre Jourde, La première Pierre, Gallimard, 2013.

  • érotisme sympa

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Une page entière pour décrire, et avec quelle précision, le protagoniste. «Ses bras, musclés et hâlés, saillent sous le tricot de fin coton». La nuque, les oreilles, les joues, les pommettes, la bouche, les lèvres sont minutieusement décrites. L’homme en question vend des glaces. Il est debout dans son bus servant à la vente des glaces. Il s’appelle Jérôme. Il est 14h.15. Une voiture, puis une seconde, puis une troisième viennent stopper près du bus. Jérôme bande. Il enduit son sexe de glace. Une femme blonde, puis une brune et une noiraude (une Indienne bien roulée) montent dans le bus. Aucun mot n’est prononcé. Le chemisier de l’Indienne tombe, puis la jupe de la blonde, enfin le soutien-gorge de la brune. Jérôme «songe à des sirènes, quand il attrape des poissons à mains nues, à leurs corps frétillants et glissants».

    La brune avale le sexe de Jérôme. La blonde écrase des cerises surgelées sur les seins de sa copine. Jérôme place la brune sur ses genoux et l’enfile. «Les deux femmes lui bougent lentement les hanches, de haut en bas». La blonde tire sur le clitoris de la brune qui se sent défaillir. La blonde fourre un esquimau dans le cul de l’Indienne. Jérôme se retire de la brune pour s’engouffrer dans l’anus palpitant de la blonde. Et quand le trio jouit à l’unisson, «une centaine de cornets, expulsés de leur boîte, se répandent». Dehors, un passant se demande pourquoi le véhicule tangue. La fin de la nouvelle est admirable: «Une mouette se pose sur le bord du toit en acier. Elle penche la tête pour se bécoter sous une aile. Un brusque mouvement à l’intérieur du bus lui fait perdre l’équilibre. Elle s’envole, en quête de flaques d’eau».

    Dans les écoles, les ateliers d’écriture et à l’université, les gens apprennent quelle fonction peut avoir une description. Pour camper son vendeur de glaces et faire croire à un vraisemblable de convention, Tobsha Learner n’hésite pas à accumuler des détails stéréotypés. Les bras sont forcément musclés, la nuque puissante, les épaules galbées, les sourcils fournis, les yeux vert océan, les lèvres pleines. La fossette du nez fait évidemment songer «à une autre beauté, plus prononcée, dans les régions inférieures». Le lecteur ne peut pas sauter cette description, purement physique, d’un individu connu dans son quartier pour offrir un service original. 

    «J’ai le droit de faire cette expérience. C’est mon après-midi», se dit la femme aux cheveux bruns. Mais nous ne sommes pas dans un roman réaliste. Ni dans une nouvelle fantastique, puisque les lois humaines fondamentales ne sont pas transgressées. L’auteur s’amuse à transgresser une autre loi. Pour le plus grand plaisir des lectrices de Tobsha Learner, qui se régalent. Cependant, la transgression de cette autre loi ne constitue pas un écart, «une volonté de création extravagante». Cette transgression-là, mais peut-on encore parler de transgression à l’heure actuelle?, cette transgression-là s’épuise dans le soulagement auquel elle conduit. Elle ne conduit pas le lecteur avide d’inquiétude et de questions sans réponses à ce que Bataille appelait «les vertiges de l’inapaisement».

     

     

    Tobsha Learner: Celle qui fut ligotée et oubliée, Albin Michel, 1998

  • Lettre ouverte à Sandrine Salerno

    Par Pierre Béguin

     

    Madame la conseillère administrative,

    Sur le site du Département des finances et du logement de la Ville de Genève dont vous avez la charge, on peut lire en ces termes votre profession de foi en matière de logements sociaux: «Je ne considère pas la crise du logement comme une fatalité. Mais il faut lui opposer une politique volontariste. L’adoption, sous mon impulsion, du règlement municipal sur les logements de la Gérance immobilière municipale (GIM) en 2009 répond à cette nécessité et permet non seulement à la Ville de Genève de renforcer sa politique en faveur du logement social mais également de mener une politique plus transparente, plus efficace et plus juste en matière d’attribution des logements».

    «Politique volontariste et transparente», a priori on souscrit. Encore faut-il savoir, parfois, y mettre les formes. Le droit n’autorise pas l’irrespect, comme la nécessité d’atteindre l’objectif fixé ne légitime pas une formulation comminatoire et menaçante, peu adaptée à certains destinataires.

    En ce sens, permettez-moi de vous conter la mésaventure de cette vénérable dame de 95 ans, au bénéfice depuis 40 ans d’un logement social, qui, après s’être vu imposer une augmentation de plus de 200 francs mensuels l’année dernière, est contrainte de constituer chaque année un véritable dossier pour justifier l’occupation de son logement (derniers reçus ou décisions mentionnant le montant de la rente de l’AVS / AI – derniers reçus ou décisions de la caisse de prévoyance professionnelle (LPP) – bouclement des comptes bancaires et/ou postaux au 31 décembre – avis de taxation délivré par l’Administration fiscale cantonale – justificatifs de tout autre revenu brut actuel – justificatif de votre assurance responsabilité civile (RC) attestant que vous êtes actuellement couvert-e-s pour les risques liés à l’objet cité en titre).

    Pas facile de mener à bien toutes ces exigences administratives quand on a 95 ans, qu’on est une veuve de très longue haleine, qu’on défend son droit de s’assumer au mieux, que sa descendance est en vacances estivales bien méritées et qu’il vous est demandé de vous exécuter fissa dans les 15 jours (la lettre date du 10 juillet et le dossier devait être retourné «d’ici au 24 juillet»).

    D’autant plus que le même dossier a déjà été constitué l’année dernière. Entre 94 et 95 ans, et après 40 ans de droit au logement social, quel événement aurait pu survenir dans la vie de cette dame qui eût radicalement remis en cause son statut. Un héritage de ses parents? Un mariage avec un milliardaire? Un gain à la loterie? Pas étonnant donc que notre vénérable dame laisse filer la date butoir. Or, le 31 juillet, soit 7 jours après le délai du 24 prescrit, lui parvient une nouvelle lettre au ton comminatoire avec, comme entête en caractères gras majuscules, les mots MISE EN DEMEURE et la menace claire d’une possible résiliation du bail au cas où le dossier ne serait pas retourné le 15 août au plus tard.

    Nul besoin d’être un expert en communication ou en psychologie du 3e âge pour comprendre que, pour des personnes âgées, les mots «mise en demeure» et «résiliation de bail» sonnent comme un glas. Qu’elles n’ont plus la distance nécessaire pour mettre ces menaces en perspective. Et qu’elles n’ont plus la capacité de répondre à une telle demande dans des délais aussi brefs. Voilà donc notre vieille dame sous le choc. Elle ne dort plus, éprouve des difficultés respiratoires et développe un stress probablement à l’origine d’une violente irruption de zona qui nécessite l’intervention urgente de SOS Médecins et un suivi thérapeutique quotidien qui dure toujours au moment où j’écris ces lignes.

    Vous professez «une politique plus efficace en matière d’attribution de logements». On ignorait que l’objectif pouvait être atteint par l’élimination des petits vieux. Plus sérieusement, ne pourriez-vous pas demander à vos fonctionnaires, si ce n’est un changement de ton dans la correspondance, du moins une vérification préalable et une prise en compte le cas échéant du profil du destinataire. Le sentiment d’indignité ressenti par une personne âgée d’être mise en demeure, ajouté à l’image de soi fortement ébranlée par ce qu’elle entend comme une mise en accusation et une menace d’être jetée à la rue, peuvent engendrer de graves complications de santé. Vous êtes la première à exiger, et vous avez bien raison, le respect du genre, de la race, de la religion. Mais vos services semblent oublier celui des personnes âgées...

    Votre action politique «menée dans l’intérêt public, permet d’améliorer réellement le quotidien des citoyen-ne-s» prétendez-vous dans le site mentionné en introduction. Pour cette vieille dame dont je viens de raconter la mésaventure et qui se retranche depuis «du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit», sachez que vous êtes très loin du compte, faute d’une cohérenceentre une décision légitimée (en droit) et son application administrative brutale et contumélieuse.

    L’engagement dont vous avez fait preuve durant vos mandats démontre que votre militantisme, fort heureusement, ne s’est pas limité à votre grossesse. On s’en réjouit. On peut donc être légitimé à penser que, si vous lisez ces lignes, vous saurez rectifier le tir avec l’énergie que professe votre «politique volontariste» et remettre, là où il est nécessaire, un peu de bon sens administratif dans votre département.

    Recevez, Madame la conseillère administrative, mes meilleures salutations.

  • Ubik

     

    Par Alain Bagnoud

    Paranoïa, glissements des évidences. Il vaut mieux ne pas conseiller Ubik à quelqu'un qui aurait des problèmes avec les frontières du réel. Dans ce livre de science-fiction de Philip K. Dick, tout se transforme sans cesse, une apparence cédant à l'autre, celle-ci aussitôt minée par des indices qui font supposer aux personnages qu'ils sont dans un autre système illusoire, lequel cède sa place à un autre aspect, qui sera bientôt suspect aussi. Tout est faux dans cette suite de mondes gigognes. Et derrière, quelqu'un manipule, ou croit manipuler, qui est souvent manipulé par quelqu'un d'autre. Tout au fond, deux forces s'affrontent, le mal, très puissant, et le bien, qui donne tout de même la possibilité de résister, en tout cas un peu, semble-t-il.

    Mon introduction semble probablement suggérer un livre abscons. Pas du tout en fait. Ubik se lit très facilement, et il est même raisonnable d'envisager quelques heures de libre devant soi avant de l'ouvrir. On peut se retrouver à ne plus vouloir le lâcher – ce qui a été mon cas, par exemple, même si je le connaissais déjà : le livre a été un des chocs de mon adolescence.

    La situation de départ. On est en 1992, ce qui est le futur du passé, Ubik ayant été écrit en 1966. La société est plus matérialiste que jamais : tout se paie, le fait d'ouvrir une porte, un frigo, par exemple, généralement à crédit, sauf si vous êtes à découvert, comme le héros, Joe Chip, obligé d'insérer des pièces pour tout. Dix cents pour faire marcher sa cafetière, cinq cents pour sortir de chez lui.

    Joe Chip travaille dans une entreprise de neutralisateurs, qui a pour tâche de repérer et combattre le champ émis par les précogs prédisant l'avenir et par les télépathes, qui s'insèrent dans les entreprises ou chez les privés pour les influencer. Entreprise gérée par le vieux Runciter et sa femme, morte depuis des dizaines d'années, en semi-vie dans un moratorium de Suisse, congelée dans un cercueil et réveillée régulièrement par son mari quand il a besoin de conseils.

    Philip K. DickDonc, une mission importante expédie onze employés de l'entreprise sur la lune. Puis il se passe des choses bizarres, et des choses bizarres encore. Lisez, si vous ne craignez pas les vertiges métaphysiques. On tourne les pages facilement, je l'ai dit. Dick ne travaille pas sur l'écriture comme matière à triturer. C'est un auteur de science-fiction qui assume un style pulp convenu. L'intérêt est ailleurs.

    Dans son atmosphère d'incertitude et de transformation, influencée par les drogues dont Dick était un gros consommateur. Dans sa description symbolique d'un univers gnostique, où l'homme, un être divin, est enfermé dans un labyrinthe matériel imparfait, cruel, factice, créé par un démiurge malfaisant ou impur. Un monde qu'il est de notre devoir de démasquer, serait-ce pour pénétrer ensuite dans un deuxième labyrinthe, tout aussi faux, etc.



    Philip KJ. Dick, Ubik, 10/18



  • La littérature romande, et après…

    par Jean-Michel Olivier

    Depuis un siècle, la littérature romande roupillait. Romans abscons. Rêveries de gardiens de chèvre. Confessions de femmes mûres amoureuses de leur psy. Introspections vaseuses, vaguement inspirées de Paris. Dernières nouvelles de ma dépression (ou comment j’ai raté mon suicide)…

    Bref, tout ce que l’Université, un jour de pluie, avait estampillé « littérature romande » et qui a fait bâiller plus d’un lecteur.

    images-2.jpegHeureusement, ces temps mornes ont vécu. Depuis L’Amour nègre et le succès d’un certain Joël Dicker, les vannes se sont ouvertes. Et, miracle, on s’aperçoit qu’il existe une littérature vivante dans notre pays. Le terreau n’a jamais été aussi riche. Beaucoup de jeunes pousses. Et de grande qualité.

    N’en déplaise aux cuistres, on n’avait jamais vu ça auparavant.

    Chaque rentrée littéraire réserve des surprises. Des bonnes et des mauvaises. Je passerai sur ces dernières, qui sont nombreuses. Mais il y a aussi les bonnes, et les très bonnes même. Je pourrais citer dix noms d’écrivains qui n’ont pas la quarantaine, tous surprenants, tous prometteurs : Antonio Albanese, Anne-Frédérique Rochat, Damien Murith, Isabelle Æschlimann, Max Lobe, Aude Seigne, Laure Chappuis, Fred Valet, Marina Salzmann…

    Mais cette rentrée, à mon avis, est marquée par deux livres qui feront date. D’abord, c’est le premier roman d’un auteur né à Nyon, images-1.jpegAntoine Jaquier (photo de droite), qui raconte la descente aux enfers d’un jeune homme, Jacques, pris dans les rets des paradis artificiels. S’il est terrible, impitoyable même par la précision de ses scènes, Ils sont tous morts* brille aussi par son style, musical, épuré, travaillé comme une symphonie en plusieurs mouvements. Une indéniable réussite.

    Ensuite, bien sûr, il y a Mouron, Quentin de son prénom, l’agaçant surdoué de nos Lettres. Il nous avait bluffés avec son premier livre, Au point d’effusion des égouts, un peu déçu avec le second, qui se passait au Canada. images.jpegAvec La Combustion humaine**, il rue dans les brancards. C’est brillant, drôle, bien enlevé. Le jeune auteur canado-suisse (23 ans !) brosse le portrait d’un éditeur de chez nous, Jacques Vaillant-Morel, subtil mélange de plusieurs personnages bien connus. Cet éditeur, fasciné par la Grande Littérature (Proust), est déçu par l’époque morne et frivole que nous vivons et il peine à cacher le mépris qu’il porte à ses auteurs. Bien sûr, il souffre de n’être pas reconnu à sa juste valeur. On ne sait d’où il vient, ni où il va. On se demande même pourquoi il persiste à éditer des livres. Mais à travers ce personnage désabusé, Mouron dresse un état des lieux sans concession du monde littéraire romand. Ses coquetèles. Ses dames de paroisse affectées. Ses responsables de la culture ignares et fanfarons. C’est très drôle, caustique, bien observé, même si le tout, peut-être, ne fait pas un roman, mais une longue nouvelle. En tout cas, cela vaut le détour.

    La littérature romande — si choyée par les dames patronnesses — est morte. Une autre a vu le jour. Elle est vivante et colorée, drôle, tragique, originale et imaginative.

    Personne ne s’en plaindra.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, L’Âge d’Homme, 2013.

    ** Quentin Mouron, La Combustion humaine, roman, Olivier Morattel éditeur, 2013.

  • de l'utilité d'un appareil critique

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Les livres de La Pléiade, c’est très utile. On y apprend beaucoup de choses. Prenons «Romans et récits» de Georges Bataille. Dans une remarquable introduction, Jean-François Louette nous apprend que l’auteur de «Madame Edwarda» a lu attentivement les romanciers libertins du XVIII e siècle et que son but n’était pas de privilégier la vraisemblance mais de faire monter la fièvre en utilisant le choc des genres, les ruptures de ton, l’ellipse, l’oxymore, la parataxe et l’anacoluthe. Ceci pour rompre avec ce qu’il appelle «l’autorité littéraire» (et installer la «discontinuité continuelle»), pour faire trébucher le lecteur, exprimer la rage et le tourment, retrouver dans la sexualité «sa part d’animalité et de folie», rendre le lecteur sensible à un sacré convulsif, impersonnel, horizontal. Au cours de cette «randonnée dans l’impossible», Bataille met en scène des personnages qui transgressent dans une furie voluptueuse les «interdits hominisants»: on ne caresse pas les morts, on ne couche pas avec sa mère, on ne pisse pas sur sa chérie, on n’étrangle pas son amant, on ne se promène pas nu dans un lieu public, on ne chie pas dans un calice.

    «Je ne puis que rire de moi-même, écrivant», disait Bataille pour qui l’idée de faire carrière dans les lettres ou d’atteindre à la renommée était suspecte. La figure reconnue de l’auteur et son narcissisme ne le séduisaient guère. D’où son besoin de choisir des pseudos (Lord Auch, Louis Trente, Pierre Angélique) pour échapper à la hiérarchie du haut et du bas fixée par les cerbères du temple. Plutôt que «de tirer un nom glorieux de son oeuvre, il tire une oeuvre de son nom, en déployant la double thématique de la bataille (qui ne peut que faire rage), et de l’angoisse».

    Comme Artaud et Beckett, Bataille voulut «intégrer à son art la part de l’insuffisance, la dimension du ratage, en ruinant l’opposition de la laideur et de la beauté». Il met en scène des personnages sans identité, ce qui, pour la lectrice, rend toute identification romanesque aléatoire. Il cherche à susciter le malaise, un malaise qui doit arracher cette lectrice à sa torpeur, au «demi-sommeil des lecteurs de romans».

    Ce refus de la connivence et des formes attendues par un public prêt à débourser pour satisfaire son envie irrépressible, ce refus conduisit Bataille à écrire des fictions érotiques à tirage très limité, que seuls certains lecteurs pouvaient discrètement faire circuler. Ce refus l’a poussé à privilégier l’infamie, «celle qui ne compose avec aucune sorte de gloire». Mais, «pour petit qu’ait voulu demeurer son auteur, conclut Jean-François Louette, l’oeuvre de Bataille est tout sauf infime».

     

     

     

    Georges Bataille: Romans et récits, La Pléiade, 2004

  • Manon Leresche, Peau morte

    Par Alain Bagnoud

    Voici un petit livre incandescent qui peut bien devenir un des événements littéraire de la rentrée : deux pages dans l'Hebdo, des émissions de radio importantes ont déjà accueilli la parution du récit de la jeune Manon Leresche, Peau morte, qui mêle force de l'écriture et intensité du contenu.

    Au départ, une aventure tragique. À la fin d'une fête de la jeunesse vaudoise, Manon, 16 ans, connaît l'horreur. Elle se retrouve seule au point du jour, alcoolisée, en quête de nourriture...

    « A peine plus tard, je ne saurais dire quand ni comment exactement, mais je me retrouvai au fond d’un long tunnel, immensément grand, infiniment noir. Trois hommes étaient là, en face de moi. Deux d’entre eux me tenaient ferme les épaules tandis que le dernier rouait mon corps de coups. Il s’en prit d’abord à mes seins en les tirant, les pressant, les saignant. Puis, il s’acharna contre mon ventre dans lequel parut alors la marque de son poing. Ensuite, ce fut très lentement, ou rapidement je ne me souviens plus vraiment, mais il arracha les boutons de mon pantalon comme si son désir sexuel, ou devrais-je dire plutôt, son besoin vital d’assoupir sa queue, le rendait complètement fou, hystérique, c’était un véritable chien ! »

    La dévastation qui suit, Manon Leresche ne va pouvoir l'apprivoiser que par un biais tout à fait inattendu : un travail de maturité. Il s'agit, pour ceux qui l'ignoreraient, d'une démarche personnelle indispensable à l'obtention de la maturité, qui consiste faire une recherche, à exploiter des informations et à formuler un travail final, qui sera noté.

    Une année après les faits, donc, en 2012, Manon propose à Jean-François Cand, professeur au gymnase d'Yverdon de baser son travail de maturité sur ses réactions face aux événements qu'elle a subis. Le cadre étant fixé (des textes libres suivis d'une brève analyse), la jeune fille se met à la tâche et étonne le jury unanime avec le résultat.

    C'est ce travail que les Editions de L'Aire publient sous le titre Peau morte. Un choix éditorial évident quand on lit le texte.

    Car ce tManon Leresche, photo de L'Hebdoexte ne vaut pas seulement par son témoignage. Sa parution n'est pas seulement l'occasion pour une jeune fille dévastée de faire un nouveau pas dans sa propre reconstruction. Il s'agit réellement de littérature.

    Dense, convulsif, combustible, Peau morte proclame surtout le pouvoir de l'écriture. Mêlant les niveaux de langue, le sordide et le poétique, il est un acte de foi dans la force des mots, dans leur pouvoir de fondation, dans la possibilité du langage de s'approprier l'indicible, de le suggérer, l'apprivoiser. L'écriture comme recréation et consolation.

    Bien sûr, certains ont pu trouver cette publication dangereuse. Dangereuse pour la jeune fille, dont on se dit qu'elle se retrouve très exposée, dont on peut se demander si l'attention publique portée sur son drame lui apportera plus d'apaisement. À entendre Manon Leresche, dont la détermination frappe, on peut cependant espérer le meilleur pour elle et croire que cette renommée sera thérapeutique, notamment parce qu'elle fait passer le débat du fait tragique au fait créatif.

    Car le professeur Jean-François Cand a raison : « Si la littérature est une tentative de transcender le réal pour en tirer, par le choc de mots, une nouvelle vérité, alors le texte de Manon Leresche est de la littérature, de la bonne littérature. »

     

    Manon Leresche, Peau morte, L'Aire

  • Les bonnes surprises de la rentrée

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    par Jean-Michel Olivier

    La rentrée littéraire romande réserve bien des surprises. Des bonnes et des mauvaises. Parmi les bonnes surprises, le premier livre d'Antoine Jaquier (né à Nyon en 1970). Malgré les apparences, Ils sont tous morts*, titre de ce premier opus, n'est pas le livre d'un débutant. On sent que son auteur a longtemps remis l'ouvrage sur le métier, qu'il a laissé le texte se décanter et qu'il l'a beaucoup remanié. C'est tout à son honneur. Car ce premier roman, qui plonge jusqu'aux tréfonds du noir, est une réussite non seulement par ses thèmes, mais aussi par sa forme.

    Il s'agit d'une descente aux enfers, celle de Jacques, ou encore Jack, adolescent d'un village vaudois qui pourrait se trouver sur les hauts de Lausanne. Dès les premières pages, Jacques entame une dérive qui commence par de l'argent dérobé à sa mère, le braquage d'une banque, puis une fuite vers les paradis perdus (et jamais retrouvés) de la lointaine Thaïlande. On sait peu de choses sur Jacques, sinon qu'il vit avec une mère bonne comme le pain, mais dépassée par les événements, et un frère déjà tombé dans la drogue et malade du Sida. On n'en saura pas plus sur l'environnement familial du héros — et, dans un sens, c'est bien dommage, car jamais ne s'éclaire la question du comment et du pourquoi il va en arriver là. Le lecteur aussi se pose ces questions, qui ne seront hélas pas abordées…

    Décrivant avec une précision chirurgicale les rituels du fix, du speed-ball ou du joint qui tourne dans les soirées (on sait qu'il a connu ce monde de près), Jaquier nous entraîne dans la marge, parmi ceux qui ne comptent pas, ne travaillent pas, ne votent pas non plus. Les exclus (souvent volontaires) de la belle société vaudoise. Et cette marge est fascinante tant elle semble aspirée par la mort. No future. No hope. L'amitié qui se noue entre potes, compagnons de défonce, est aussi illusoire que l'amour qui semble naître, quelquefois, entre une fille et un gars, et qui, en fin de compte, n'est qu'une réaction chimique. Dans le registre de la noirceur, Jaquier va au bout de l'enfer — un enfer qui ne fait pas envie : maladie, déglingue, crises de paranoïa, et finalement, comme il l'écrit, une « anesthésie générale, de la tête au cœur. L'âme flotte, se dissipe, puis se rend. »

    Ils sont tous morts est le récit d'une reddition : à part Manu, sauvé miraculeusement par un gourou bouddhiste, ancien légionnaire français, et la belle Chloé (dont on aimerait en savoir davantage) qui se projette dans l'aide humanitaire, tous les protagonistes du roman sont condamnés. D'avance, pourrait-on dire. Car le livre de Jaquier, par son art du détail et sa dureté, est sans doute le meilleur antidote aux paradis artificiels.

    Pour chaque livre, un écrivain se doit d'inventer un style, une langue, un rythme. Dans ce premier roman longuement mûri, Antoine Jaquier a trouvé le style qui convenait à cette descente aux enfers : utilisation très efficace de l'argot, phrases scandées, souvent à la manière des alexandrins, qui donnent une impulsion foudroyante au récit, roman qui emprunte au polar ses codes et ses coups de théâtre, souvent très gore.

    En un mot, une grande réussite.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, L'Âge d'Homme, 2013.