L'Ami barbare (4) (05/12/2013)
par Jean-Michel Olivier
Je me rappelle votre stupeur, Roman, votre stupeur et votre joie, ce jour de novembre 1989, quand le Mur est tombé.
Nous étions à Moscou, dans l’arrière-boutique de la librairie, fascinés par l’écran de la télévision : sous nos yeux, à des milliers de kilomètres, un petit homme armé d’une pioche creusait un trou dans la muraille qui jusqu’alors coupait le monde en deux. Impossible ! La brèche s’élargissait de minute en minute. Une foule immense, armée de pelles et de marteaux, venait lui prêter main-forte. Les pierres volaient dans tous les sens.
Bientôt, la brèche fut si large qu’elle offrit le passage à des centaines d’hommes et de femmes massés en longues files joyeuses de chaque côté de la frontière. Les gens se serraient dans les bras. On s’embrassait. On versait des torrents de larmes.
Vous l’aviez prédit plusieurs fois : un jour, le monde serait réunifié.
Ce soir-là, devant l’écran lumineux, votre stupeur était profonde et votre joie était celle de la résurrection. La foi sans faille dans le Sauveur. Le mépris des dangers et de la mort. Ce même mépris qui vous faisait chanter, enfant, sous les bombardements nazis, à Pâques : « Ils ne peuvent pas nous tuer. »
J’étais étudiante en histoire, à Moscou, et je venais souvent me réfugier dans votre librairie. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Je cherchais un livre sur Maxime Gorki que je ne trouvais pas. Et, bien sûr, en moins d’une minute, vous avez déniché l’ouvrage dans les travées poussiéreuses de la librairie.
Quelques instants plus tard, le grand Rostropovitch, que vous n’aimiez pas tellement, s’est installé avec son violoncelle devant la brèche ouverte et il a commencé à jouer une Chaconne de Bach en faisant résonner son instrument comme s’il était accompagné par un orchestre symphonique.
L’histoire ne se répète jamais : elle avance en musique, insolente et farceuse, et elle nous étonne toujours.
Quand je suis retournée à Delphica, quelques jours plus tard, on m’a dit que vous étiez en voyage, mais que vous alliez revenir.
Où étiez-vous, Roman ?
À Lausanne, enfermé dans votre tanière, devant l’iconostase de votre bureau ? À Genève ou à Belgrade où vous retourniez souvent depuis la mort du maréchal Tito ? À Milan, Bruxelles ou Montréal, dans ces Salons du Livre où vous aimiez monter la garde devant le stand de la Maison et rencontrer des inconnus ?
Toujours, quand quelqu’un demandait de vos nouvelles, on lui faisait la même réponse :
« Il va venir. »
Vous êtes toujours l’homme qui arrive.
04:56 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Vous êtes toujours l’homme qui arrive, oui c'est ça
Écrit par : Santé | 11/12/2013