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Blogres - Page 57

  • Marie Perny, Les Radieux

     

    Par Alain Bagnoud

    Les Radieux, Le premier roman de Marie Perny arrive comme une heureuse surprise. Sa polyphonie confronte les générations, les cultures, et s'interroge sur le sens à donner à l'art.

    Voici l'intrigue : un peintre octogénaire reconnu, dont les ciels ont fait la célébrité, croise dans un supermarché un jeune homme dont la profondeur des yeux marrons l'émeut. Puis, nouvel aspect du garçon : il insulte la caissière et suit le peintre jusque chez lui. Bientôt, l'atelier de celui-ci brûle, et on arrête le voyou aux yeux marrons, Bryan, qui est placé dans une institution, en montagne.

    Une grande partie des toiles du peintre a disparu dans l'incendie et à la suite des dommages collatéraux ('intervention des pompiers). Mais cet événement, au lieu de détruire l'artiste, va le mener dans une nouvelle voie personnelle et créative.

    Fasciné par la lueur qu'il avait aperçue d'abord dans le regard de Bryan et par son acte destructeur qui lui en semble l'exact contraire, il part sur ses traces, s'installe quotidiennement dans la cité d'où celui-ci provient, cité qui s'appelle justement les Radieux. Assis sur un banc, il dessine les enfants, apprivoise les mères, puis les pères à la faveur d'une collecte de sang, fait enfin connaissance avec la maman de Bryan et obtient de lui rendre visite.

    Ça se passe mal. Puis le contact se noue par lettres. Mais Bryan meurt d'une overdose avant la deuxième visite. Entre temps, il avait expédié au peintre quelques travaux artistiques faits dans un séminaire de création. Rien d'intéressant, sinon un auto-portrait que le peintre va reprendre, reproduire en une série qui revivifie son œuvre en la poussant vers l'humain et les mots.

    « Qu'avons-nous fait de cet enfant ? » se demande le peintre. Le destin de ce garçon détruit par des forces sociales qui lui échappent lui fait se poser la question de l'art : à quoi sert-il ? Que peut-il ?

    Composé de plusieurs monologues, tirés du journal du peintre que sa fille a récupéré ou reconstitués par elle, Les Radieux confronte les niveaux de langage et dresse une galerie de portraits généreux. Cette interrogation sur la création, le malheur, l'humanité, la bienveillance a trouvé une forme tout à fait intéressante.

    Marie Perny a également été musicienne, chanteuse, comédienne. Elle travaille sur des broderies, des « textiles textuels ». Son site est .



    Marie Perny, Les Radieux, L'Aire

  • Portrait de l'artiste en lecteur du monde (2) : les secousses du voyage

    DownloadedFile-1.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart du temps nous ne connaissons pas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, un regard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et la plupart du temps, c’est suffisant…

    Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres, toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains. Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.

    Dans L’Ambassade du papillon et dans Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de 
    Dimitri (l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, ici, à droite, en 2011, à la Foire du Livre de Bruxelles), deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande.L’Échappée libre
     s’ouvre sur les retrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans. JMO et DImitri.jpgRetrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant, JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouve toujours grâce à ses yeux.

    Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dans un accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer avec lui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort fut aussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?

    DownloadedFile.jpegD’autres morts jalonnent L’Échappée libre : Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, Georges Haldas. Un âge d’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages que JLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leur érudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathie pour l’homme et l’œuvre, à ses yeux indissociables. 

    Les secousses du voyage

    Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu (il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie, congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade en Tunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

    En allant au Portugal, par exemple, JLK se plonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville. images.jpegSitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût (et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce. Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

    « La mémoire de l’enfance est une étrange machine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après et comme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et de sentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moi qui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dans ce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas que j’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache en profondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger, voire hostile. »

    DownloadedFile.jpegCe grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue**,et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuse ou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côté de leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou les romand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sans parler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.

    * Jean-Louis Kuffer, L'Échappée libre, lectures du monde (2008-2013)l'Âge d'Homme, 2014.

    ** Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'autre part, 2011.

  • l'enfant criminel

    antonin moeri

     

     

     

     

    À la fin des années quarante, la radio française offrit à Genet carte blanche. Il écrivit pour ce genre d’émission un texte sur l’enfance criminelle. Texte dans lequel il voulait faire entendre la voix du délinquant, «non sa plainte mais son chant de gloire». Or cette radio de service public refusa ce chant de gloire. Elle aurait préféré une dénonciation des conditions de détention, un pamphlet dirigé contre les détenteurs du pouvoir, une défense de l’enfance maltraitée, n’importe quel texte aux accents de rébellion si chère aux médias de service public.

    Un tel texte aurait passé dans les oubliettes du bavardage subventionné. Genet pointe d’abord l’euphémisation qui commence son oeuvre dans ces années-là. Une maison de correction s’appellerait désormais «Patronage de relèvement moral, Centre de rééducation, Maison de redressement de l’enfance délinquante». Mais s’attaquer aux noms n’entraîne pas la suppression du réel que ces noms étaient chargés de désigner. Un réel que l’ado criminel veut dur, cruel, rigoureux: un enfer dont on ne revient pas.

    Ce qu’exige le jeune hors-la-loi c’est une épreuve terrible pour y «épuiser un impatient besoin d’héroïsme». Il exige un bagne féroce, digne du «mal qu’il s’est donné pour le conquérir». Le jeune Genet a connu cette épreuve et l’a aimée: bagarres parfois mortelles, pieds écorchés, rondes au soleil brûlant... En adoucissant les conditions de vie du petit criminel, en interdisant l’argot, la société entend le rééduquer, le rendre inoffensif, lui «accorder une vie voisine de la vie la plus banale».

    Elle entend extirper du corps criminel les germes de malfaisance, le rêve de meurtre, le besoin de forcer «la porte donnant sur un endroit défendu», de déclarer la guerre à l’empire des bonnes intentions, de ce Bien qui ne peut susciter (sous la plume du poète) aucun enthousiasme verbal.

    Genet s’adresse aux délinquants. Il «leur demande de ne rougir jamais de ce qu’ils firent, de conserver en eux intacte la révolte qui les a faits si beaux». Il les aidera non à «regagner les maisons des belles âmes, leurs usines, leurs écoles, leurs lois et leurs sacrements, mais à les violer». Ce que revendique Genet c’est l’énergie du mal. Aucun greffier, aucun juge, aucun directeur de prison ne peut faire éclore un chant dans la poitrine du poète. Seul l’acte criminel peut faire éclore ce chant. Seul l’acte criminel peut séduire le hors-la-loi. En acceptant de parler à la radio, Genet voulait redire sa tendresse pour les petites frappes, les «petits gars sans pitié» qu’il a côtoyés au bagne de Mettray.

    On comprend que l’autorité chargée de surveiller les programmes radiophoniques ait interdit la diffusion de ce texte scandaleux, véritablement scandaleux, d’une sidérante beauté, irrécupérable, l’exact contraire de la subversion labellisée, de l’imprécation dans le sens du vent, de l’indignation correcte. Imaginez un instant qu’une radio fasse aujourd’hui entendre un tel texte. Peut-être s’y résoudrait-elle, mais avec mille précautions, savantes mises en perspective, nécessaires mises en garde, gloses, rappels du contexte... avec dédiabolisation de l’ennemi déclaré... faisant de Genet un sympathique compagnon de route.

     

     

    Jean Genet: L’enfant criminel, Gallimard, 2014

  • Virgile Elias Gehrig, Pas du tout Venise,


    Par Alain Bagnoud

    Ce n'est pas moi qui vais me plaindre de ceux qui réécrivent et republient un livre.

    Et voici une page de publicité qu'on pourra sauter en se rendant immédiatement au début du troisième paragraphe de ce texte si on ne veut pas se faire rappeler qu'un de mes derniers livres parus, Le Lynx (L'Aire 2014), reprend La Proie du Lynx (L'Aire 2003) en version ramassée, refaite.

    C'est aussi à un exercice complet de réécriture que se livre Virgile Elias Gehrig avec son Pas du tout Venise, dont la première version datait de 2008. Le livre est republié cette année en Poche suisse à l'Age d'Homme.

    Son sujet reste le même : la visite de Tristan à l'hôpital où sa mère est mourante. Mais entre deux, bien des choses ont changé.

    Dès le début, par exemple, on se rend compte que dans la deuxième version, l'auteur a opté complètement pour un récit à la troisième personne, là où l'original intégrait quelques je. Le texte est, du coup, moins dans la construction directe de l'émotion, beaucoup plus dans son élaboration.

    Tout un travail a également été fait sur le rythme et l'expression, dans le but de reproduire et d'évoquer précisément les détails de cette visite, d'une part, et, d'autre part, de rechercher à travers ces remémorations une esthétique, qui est de l'ordre de l'incantation, de l'envoûtement, du poème.

    Gehrig reste fidèle à sa manière de creuser chaque scène, de dilater chaque seconde de la visite. Il vise à épuiser les sensations, à les exprimer au mieux, utilisant les ressources de la langue de façon variée. Le récit avance ainsi entre évocations, réflexions, citations, associations, formant une matière littéraire travaillée, baroque, exigeante et tout à fait intéressante pour ceux qui préfèrent le travail sur la langue aux vertiges des intrigues.

    Cette nouvelle version a reçu le Prix de la Fondation Henri et Marcelle Gaspoz 2014.

     

    Virgile Elias Gehrig, Pas du tout Venise, Poche suisse, L'Age d'Homme

  • Portrait de l'artiste en lecteur du monde (1)

     

    1. Qui a tenu le premier journal intime ?

     

    Comme toujours, les avis sur la question divergent.

    DownloadedFile-2.jpegCertains, tel Pascal Quignard, dans ses Tablettes de buis d’Apronenia Avitia*, imaginent une patricienne romaine, à la fin du IVe siècle de notre ère, qui tient une sorte d'agenda dans lequel elle consigne les achats qu'elle projette, les rentrées d'argent, les plaisanteries, les scènes qui l'ont touchée. Pendant vingt ans elle se consacre à cette tâche méticuleuse, dédaignant de voir la mort de l'Empire, le pouvoir chrétien qui s'étend, les troupes gothiques qui investissent à trois reprises la Ville. Elle aime l'or. Elle aime la grandeur des parcs et les barques plates chargées d'amphores et d'avoine qui passent sur le Tibre. Elle aime l'odeur et la politesse du plaisir. Elle aime boire. Elle aime les hommes qui oublient de temps en temps le regard des autres hommes.

     

    D’autres, moins poètes que Quignard, pensent que l’origine du journal intime est le journal de bord que doivent tenir tous les capitaines de bateaux, dans lequel ils notent scrupuleusement leur route, la force des vents, les maux ou les plaintes de l’équipage, etc. À la fois livre de bord et livre de comptes, ce document tenu jour après jour est le récit d’une traversée ou d’un voyage par-delà les mers.

     

    Ensuite il y a, bien sûr, les fameux Essais de Montaigne, qui marquent, au XVIe siècle, l’entrée en force de l’individu dans la littérature (et la peinture, grâce aux autoportraits somptueux de Rembrandt, entre autres). Deux siècles plus tard, Rousseau fera de sa vie un roman en écrivant ses Confessions en se donnant la règle de tout dire, et dire toute la vérité.

     

    Suivant l’exemple de Rousseau, les journaux littéraires vont se multiplier, surtout au XIXe siècle, avec le fameux Journal des frères Goncourt et le non moins fameux Journal d’Amiel (17'000 pages, quand même !), puis avec Jules Renard, André Gide, Paul Léautaud et beaucoup d’autres. Le journal littéraire connaît une telle vogue qu’il devient le modèle du journal intime.

     

     2. Du journal au carnet

     

    images-3.jpegL’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures du monde 1973-1992)**, se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon (1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses images-1.jpegRiches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme.

     

    Ce monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française. Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens, encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement de consigner, au jour le jour, des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

     

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

     

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique. Indispensable. 

     

    III. Une passion éperdue

     

    Ces carnets se déploient sur plusieurs axes : lectures, rencontres, voyages, écriture, chant du monde, découvertes.

     

    Les lectures, tout d’abord : une passion éperdue.

     

    images.jpegPersonne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfant prodigue (paru en 2011 aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite : l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.

     

    Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vues avec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance. C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). DownloadedFile-3.jpegSouvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple. Ou encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance, ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.

     

    De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’un sens à construire, d’une couleur à trouver, d’une musique à jouer. Car il y a dans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beauté du monde ou la chaleur de l’amitié.

     

    Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche, j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon.. On ergote sur le style, mais je demande à voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »

    * Jean-Louis Kuffer, L'Échappée libre, lectures du monde (2008-2013), L'Âge d'Homme, 2014.

     

  • Haldas et Watt

    par antonin moeri


     

    Quand j’avais dix-sept dix-huit ans, je me rendais régulièrement à Genève pour manger avec Georges Haldas, au «Domingo» où l’écrivain avait ses habitudes. Je veux dire que, midi et soir, il y prenait ses repas, généreusement offerts par la patronne, sémillante dame au verbe choisi, maquillage pétillant et lumineux, robes à décolletés suggérés... Lorsque j’arrivais, Georges rangeait ses carnets, ses livres et ses stylos, car il travaillait dès l’ouverture dans cet établissement, observant avec un mélange de tendresse et de férocité les gens qui venaient y boire un café, un americano ou un pastis, discuter politique, football ou gonzesses, rigoler un bon coup ou manger un plat du jour concocté par le Berbère, homme discret cantonné dans sa minuscule cuisine.

    L’écrivain genevois savait mettre son interlocuteur à l’aise. Son attention n’avait rien de pédant ou de professionnel. Haldas s’intéressait vraiment à ce qui se passait en vous, à la révolte qui pouvait gronder, à la colère qui pouvait couver derrière un discours policé. Et plus qu’à la vie qui bouillonnait en vous, il s’intéressait aux livres que vous lisiez ou que vous pourriez lire.

    Ainsi ai-je entendu pour la première fois les noms de Machado, Umberto Saba, Svevo, Francis Giauque, Celan, Marthe Robert, Trakl et, chaque fois, je rentrais chez moi la tête en feu... Un jour, son oeil globuleux posé sur mon visage d’éphèbe en convalescence, il évoqua un écrivain irlandais. Un livre de cet écrivain était sorti en français quelques années auparavant. Un livre que Georges Haldas n’aimait pas car il ne comprenait pas pour quelle raison l’auteur irlandais avait besoin d’épuiser la fiction, de mettre le récit en question, de pulvériser les notions de temps, de lieu, d’intrigue, de personnage, de langage, d’histoire...

    «Et pourtant, me dit Haldas, ce livre est fascinant... Le protagoniste essaie de faire face à un monde pour lui donner une signification grâce aux mots et à une certaine logique... mais le lecteur ne sait jamais s’il a affaire à une fable burlesque, un récit de rêve, un pensum, des répliques de clown dans un cirque, des ressassements d’ivrogne, une parodie, un rapport psy...». Je n’ai toujours pas lu «Watt» mais le garde à portée de bras. Lirai-je un jour ce «roman» que Georges Haldas n’aimait pas mais trouvait néanmoins fascinant?

     

    Samuel Beckett: Watt, Minuit, 1968

  • TOUS LES COQS DU MATIN CHANTAIENT

     

    Par Anne Bottani-Zuber

    images?q=tbn:ANd9GcRCHhjfGFvkEa16mvNwtd3IYUc6dUKhUUuXaZkyaFC8T8jqtarLbwLes rues sont vides. La ville est immense et silencieuse. Seul le bruit d’une cloche qu’un coup de vent fait vibrer trouble le silence. Il les a pourtant attachées, ces maudites cloches, mais la pluie a rongé les cordes. Quelqu’un – mais qui donc ? - remonte les horloges. Et il y a la course des rongeurs au cœur des maisons désertes, et le cheval, qui lui aussi, voulait partir mais qu’il a enfermé dans l’écurie.

    Car ils sont tous partis, même si au delà des murailles, il n’y a rien qu’une plaine nue et crayeuse. Oui, ils sont tous partis car un jour, un groupe de paysans, fiers et désinvoltes en dépit de leur fatigue, vêtus de rouge et coiffés de toques opulentes, splendides malgré leur dénuement, ont traversé la ville. Tous les ont suivis, tentés par la découverte, l’aventure, même s’il y a la mort tout au bout.

    Lui, le gouverneur inutile d’une ville où il n’y a plus rien à administrer, lui, le seul qui soit resté, partira-t-il un jour ? Qui sait ? Il suffirait d’un « tourbillon qui croise (sa) route immobile, assez fort pour (l’) arracher à cette terrasse » où il se tient si souvent.

    La ville comme métaphore de l’enfermement … Le voyage appel à la découverte mais aussi point de non-retour … Le voyage antidote à l’absence et à la solitude  … La mort qu’on choisit ou qu’on nous vole … Il y a, dans ce petit texte de Bouvier, un des premiers qu’il ait écrit et qui a été publié en compagnie de deux autres textes et de douze gravures de Thierry Vernet, un peu de tout cela.

    Il y a aussi, et surtout, des fulgurances qui annoncent l’auteur de « l’Usage du Monde ». Et une musique sombre et envoûtante qui longtemps accompagne le lecteur.

     

    Nicolas Bouvier, Thierry Vernet – Tous les coqs du matin chantaient – Editions Zoé

     

  • La maison de Montmartre

    Par Pierre Béguin

    Céline3.PNGOn ne peut pas la rater. Au 11 bis rue d’Orchampt, à deux pas du célèbre Moulin de la Galette dont le bal fut immortalisé par Renoir en 1876, cet hôtel particulier style 1900 est sûrement la plus belle demeure de Montmartre, arrosée de lumière et offrant une vue somptueuse d’une terrasse qui embrasse la capitale sur 180 degrés. Contre le mur d’enceinte, une plaque indiquant que Dalida a vécu ici de 1962 à 1987…
    Devant le portail, rivée à son poste, une lycéenne attend ses camarades d’école qui défilent à intervalles réguliers par groupes de trois. De toute évidence, une sorte de rallye culturel pour connaître les artistes qui ont «fait» la réputation de Montmartre. Dans sa présentation (dont j’imagine qu’elle a dû être supervisée par son prof), elle s’attarde sur la rivalité qui avait opposé en 1961 Jean-Paul Belmondo à Dalida pour l’acquisition de la demeure, avant que la chanteuse finalement ne l’emportât sur l’acteur; puis elle précise que, à la suite de tribulations sentimentales, Dalida aurait quitté cette demeure pour s’installer un peu plus loin à la rue Girardon, tout près du petit square où trône maintenant sa statue, avant de conclure de manière sibylline par ces mots: «A noter que Céline a habité cette maison de 1929 à 1944…» Je dresse l’oreille. Céline!? Dans ce superbe hôtel particulier!? Difficile à croire. Entre deux groupes, je l’interroge:
    ‒ Vous êtes certaine que Céline a habité ici?
    ‒ Oui.
    ‒ Louis-Ferdinand Céline, l’écrivain?
    ‒ Oui. L’auteur du Voyage au bout de la terre (sic).
    Bon! Si elle associe Céline à Jules Verne (qui n’a jamais habité Montmartre) je comprends mieux. Décidément, l’enseignement fout le camp. Je n’insiste pas. Avant de partir, je lui signale un peu narquois que, à mon humble avis, ce n’est pas Dalida qui s’est installée à la rue Girardon, mais Céline, qu’elle doit sûrement les confondre. Elle me sourit en secouant la tête…
    Plus tard, intrigué malgré tout, je consulte internet. Pour lire avec étonnement sur le site officiel de Dalida que Céline aurait effectivement habité cette maison entre 1929 et 1944. Impossible! On connaît bien la période montmartroise de Céline, on sait qu’il a vécu à une centaine de mètres de là, avec Lucette et le chat Bébert, dans un trois pièces au cinquième étage du 4 rue Girardon. Tout de même, sur un site officiel, même celui de Dalida, l’erreur est trop grossière! En poussant plus loin mes recherches, je crois trouver la clé de l’énigme. A Montmartre, Céline s’est d’abord installé avec Elisabeth Craig (renccéline6.jpgontrée à Genève deux ans plus tôt) au 92 – ou 98 selon les sources – rue Lepic où il a écrit la plus grande partie du Voyage au bout de la nuit. La rue d’Orchampt est d’abord une étroite ruelle qui descend perpendiculairement à la rue Lepic. Un zoom par satellite montre que le numéro 98 de la rue Lepic est pratiquement adossé au 11 bis rue d’Orchampt. On peut même imaginer qu’en 1929 les deux bâtiments n’en faisaient peut-être qu’un. D’où l’amalgame.
    Mais l’anecdote qui lie Céline à Dalida ne s’arrête pas là. Pendant la guerre, à l’étage inférieur de l’immeuble rue Girardon où habite l’auteur du Voyage, se réunit clandestinement un réseau de résistance dont fait partie un jeune normalien, Roger Vaillant, qui deviendra par la suite un écrivain célèbre. Le groupe a lu Bagatelle pour un massacre, il connaît la fibre antisémite de Céline. Nul doute que ce sale nazillon de médecin fréquente et reçoit à son domicile des collabos! On projette son assassinat. Une rafale de mitraillette. Le lieu du crime est arrêté: près d’un petit square, récemment renommé… place Dalida, à l’endroit même où se dresse maintenant le buste en bronze de la chanteuse – dont les seins, à force d’être caressés par leurs admirateurs, brillent autant que le soulier de Montaigne devant la Sorbonne. L’écrivain fut sauvé par Trotsky. Tout de même, des militants communistes qui assassinent un auteur révéré par… le camarade Trotsky en personne, ça la fout mal! On renonce finalement au funeste projet…
    Bien sûr, tout ceci n’est qu’anecdote sans grande importance. Mais ce qui l’est moins tient dans cette certitude: Céline eût-il été assassiné à l’endroit prévu qu’il y trônerait encore et toujours le buste de Dalida. Alors que Montmartre regorge de plaques commémoratives signalant la naissance ou le passage du moindre poète ou peintre en tel mur, alors que son Musée recense précisément tous les artistes qui les ont habités, ou même fréquentés, pas la moindre allusion ne désigne la période montmartroise d’un écrivain considéré comme l’un des plus importants de l’histoire de la littérature! Le comble pour un musée! La Mairie de Montmartre s’oppose toujours à toute forme de commémoration. Rien à la rue Lepic, rien à la rue Girardon, rien au Musée. Quant aux guides agréés… Je ne sais si les touristes espagnols ou sud-américains, anglais ou américains, auxquels on narre par le détail l’histoire des lieux, connaissent Dalida avant leur passage à Montmartre, mais je peux affirmer, pour m’être mêlé par curiosité à des groupes, qu’après ils ne peuvent plus l’ignorer. Mais de Céline, même pour les touristes français ou francophones, pas un mot! Officiellement, il n’a jamais habité sur la Butte. A t-il seulement existé? Je réalise soudainement que, même avec ses imprécisions et ses confusions, la lycéenne a transgressé un sacré tabou. Et qu’en décrivant précisément, dans le Voyage, la mise à l’écart de Bardamu sur l’Amiral Bragueton, Céline fut particulièrement inspiré sur son propre destin…
    Bien sûr, on sait les raisons de cet ostracisme. Bien sûr, on connaît la tendance de la France (et probablement de chaque pays) à subordonner l’intérêt qu’elle accorde à ses écrivains en fonction de leur engagement pour la Patrie davantage que pour la qualité de leur œuvre. Mais tout de même, après tant de temps, qu’on sépare enfin le bon grain de l’ivraie et l’œuvre de l’auteur! Tout ostracisme contient sa prescription. Pour les Grecs anciens, il se limitait à dix ans. L’amnistie de Céline fut pourtant obtenue officiellement par son avocat Tixier-Vignancour en 1951, et avec elle la reconnaissance que, en dépit de ses prises de position et ses pamphlets antisémites, l’auteur du Voyage, contrairement à Brazillac, voire à Drieu la Rochelle, n’a jamais collaboré avec l’occupant. Un ostracisme tenace et d’autant plus étrange que, parmi les amis montmartrois de Céline qui partageaient ses idées, le peintre Gen Paul (le peintre cul-de-jatte et alcoolique de Normance, juché sur le moulin de la Galette au milieu des bombes et qui subit les foudres de la verve célinienne pendant près de 400 pages) figure, lui, en bonne place dans l’histoire officielle de la Butte, alors même que son acte artistique probablement le plus connu consista à dessiner l’enseigne du futur «Lapin à Gill (agile)». A deux pas de la rue Girardon, en dessous du square Frédéric Dard, une plaque et la statue du passe-muraille, réalisée par Jean Marais, évoquent la mémoire de Marcel Aymé, aujourd’hui épargné de ses contributions à la presse collaborationniste. Mais pour Céline, pas de pardon! Jamais! Ne se paie-t-on pas sur la bête une bonne conscience à bon prix? Une plaque aurait au moins eu le mérite d’éviter qu’une lycéenne, en 2014, ne le confondît avec Jules Verne et Dalida.
    Curieusement, personne n’ignore la petite maison sombre de Meudon où Céline a fini ses jours. Il est vrai qu’à Meudon, c’était un pavillon de banlieue vétuste, à la mesure du bannissement, et qui a eu de surcroît le bon goût de brûler après la mort de l’écrivain…

    N.B.1. Rappelons encore que cet ostracisme n’a pas épargné Genève. Nommé au poste de responsable des échanges de médecins spécialistes, Céline y a séjourné de juin 1924 à mai 1927, d’abord à l’Hôtel «La Résidence» (alors Pension Mathey) 11 route de Florissant, (immeuble démoli en 1981), puis, à partir de décembre 1925, dans un trois pièces au rez-de-chaussée du 35D chemin de Miremont, à Champel. On se souvient en 2007 de la polémique qui avait entouré la volonté d’apposer une plaque commémorative en son honneur sur la façade de l’immeuble de Miremont. L’argent était réuni, le propriétaire avait donné son accord, la pose de la plaque était prévue en avril. Quand un courrier anonyme contenant une photocopie d’un article de Pierre Assouline qui mettait en cause cette commémoration a convaincu le propriétaire de retirer sur-le-champ son autorisation…

    N.B.2. Pour ceux que cela intéresserait, et qui peuvent se le permettre, je signale que l’hôtel particulier au 11 bis rue d’Orchampt, ancienne demeure de Dalida, est à vendre pour la modique somme de 2,350,000 euros. Précisons que, pour ce prix, vous n’aurez droit qu’aux 3e et 4e étage, soit environ 100 m2 terrasse non comprise, la demeure ayant été transformée en copropriété après la mort de la chanteuse.
    Quelques mètres plus haut, au 98 rue Lepic, c’est toujours une vieille porte anonyme semblable à celles qui ouvrent sur une cave ou un dépôt…

     

  • Odile Cornuz, Pourquoi veux-tu que ça rime?

     


    Par Alain Bagnoud

    Il y a deux manières possibles de lire le livre d'Odile Cornuz, Pourquoi veux-tu que ça rime ? (éditions d'autre part). La première est de le faire d'un trait, du début à la fin. La deuxième, probablement la bonne, consiste à n'en savourer qu'une ou deux pages à la fois, et à goûter ainsi la variété, la poésie et les surprises livrées par les questions que pose le volume.

    Des questions au sens littéral du terme. Le texte est composé de phrases interrogatives, presque exclusivement, à l'exception de deux ou trois passages un peu plus longs : l'arrivée d'un homme qui sonne à une porte et repart ; la rencontre d'un vieil Italien charmeur et dragueur, Gigi l'amoroso ; la description de pieds vus sous la cloison d'une cabine, à la piscine...

    Celle qui parle est une femme, sortie d'une histoire d'amour qui n'a pas fonctionné. Elle s'adresse à un homme, un inconnu, projeté, désiré, attendu. S'acharnant à interroger les facettes de cette personnalité potentielle, elle se livre aussi à travers un choix de questions, qui visent à cerner la forme et l'esprit de sa future rencontre, cherchent à « aiguiser le désir ». « S'adjoindre l'inconnu et voir ce qui en sort, quand tout est secoué, Shake ! Par l'inconnu je suis découverte et trouve l'os et le ronge. »

    Le projet d'Odile Cornuz, qui a d'abord été, dans une première version, un texte radiophonique mis en onde sur RTS Espace 2, est placé sous le patronage de Roland Barthes dont un extrait des Fragments d'un discours amoureux est placé en exergue et à la fin du texte. Il peut surprendre et décontenancer. Un journaliste littéraire de mes connaissances s'est déclaré par exemple peu convaincu par sa forme répétitive et par cette manière d'attendre l'homme comme un prince charmant dont les imperfections, les défauts composent aussi la magnificence. Mais il avait lu le texte d'une traite, m'a-t-il avoué.

    Aurait-il flâné en route qu'il aurait sans doute au contraire expérimenté le charme de la liste. L'incongru, la diversité, et la juxtaposition y créent des surprises agréables. Et autre intérêt, on se prend à réfléchir sur ces questions, à y répondre, se retrouvant malgré soi dans la peau de cet homme interrogé, devant bien s'avouer à soi-même que non, on ne dirait pas d'un chien qu'il chante, que oui, on vole dans ses rêves, que oui, on nous a déjà offert un couteau de poche et que non, on n'utilise pas l'expression « avoir le cœur bien accroché. »


    Odile Cornuz, Pourquoi veux-tu que ça rime? éditions d'autre part

  • Shakespeare in France

    Par Pierre Béguin

     

    Shakespaere.PNG«Ce poète a l’imagination assez belle, il pense naturellement, il s’exprime avec finesse, mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle dans ses comédies». Tel est le jugement porté par le bibliothécaire de Louis XIV à propos d’une édition en anglais des œuvres de Shakespeare figurant dans la bibliothèque royale.

    Il fallut attendre 1745 pour qu’un certain Pierre-Antoine de La Place, par ailleurs fort méchant traducteur, publiât un Théâtre Anglais dont deux volumes étaient consacrés à Shakespeare. Si mauvaise qu’elle fût, la traduction permit pour le moins au public français de se familiariser quelque peu avec un poète jusque-là inconnu. Et lorsque Le Tourneur, en 1776, mit en souscription une traduction complète des œuvres de Shakespeare, beaucoup d’éminentes personnes s’inscrivirent: Louis XVI et Marie Antoinette bien entendu, mais aussi Catherine II, Georges III, Turgot, Necker, Diderot, Quantin de la Tour, etc.

    L’ouvrage rencontra un immense succès. Si bien que – on pouvait s’y attendre – Voltaire jeta sur lui feu et flamme dans un Ecrit sur les tragédies de Shakespeare, lu solennellement à l’Académie française. Se posant en défenseur de la patrie, le résident de Ferney disait son fait à cet «histrion barbare» d’outre-Manche qui insultait Racine et Corneille... et, pire encore – devait-il penser in petto – sa Majesté le grand Voltaire en personne, dépositaire unique de la tradition dramatique classique qu’il était justement en train d’inscrire définitivement au panthéon des Lettres.

    Ce ne fut qu’entre 1769 et 1792 que Ducis, un médiocre poète, porta sur la scène de la Comédie française successivement Hamlet, Roméo et Juliette, Le Roi Léar (sic), Macbeth, Jean-sans-terre ou la mort d’Arthur et Othello. Mais Shakespeare dut alors subir en France ce que le cinéma français doit subir maintenant aux Etats-Unis s’il entend être adapté: d’importants changements et modifications, en vue d’être accepté par un public aux goûts dressés par le classicisme et peu ouvert aux mœurs étrangères. Des modifications par ailleurs très significatives. Ainsi, dans Othello par exemple, le mouchoir brodé de fraises se transforme en un bandeau enrichi de diamants, le fameux oreiller en poignard et le dénouement funeste – à choix pour les cœurs sensibles – en une fin heureuse (le poison de Phèdre ne heurte pas la bienséance mais le poignard d’Othello si). De même, certains noms de personnages ne résistèrent pas à la traversée de la Manche: ainsi Desdémone devint-elle Hédelmone et Lady Macbeth Frédégonde. Quant aux mélanges des genres, pas de ça en France! Toutes les scènes comiques furent supprimées, et si Ducis tomba parfois dans le grotesque, ce fut involontairement par ses efforts trop évidents à n’user que du style noble.

    Pourtant, ces adaptations eurent du succès et donnèrent même naissance, avant la fin du siècle des Lumières, à des parodies comme Roméa et Paquette, Le Roi Lu ou Le Maurico de Venise. Il fallut toutefois l’avènement du romantisme pour consacrer Shakespeare en France. Stendhal s’y attela. Dans son Racine et Shakespeare (1823), il établit qu’il faut aux hommes d’aujourd’hui des œuvres d’aujourd’hui, que l’art doit évoluer en même temps que l’histoire pour peindre une humanité en constant changement. Et qu’en ce sens, Shakespeare, bien que plus ancien que Racine, est plus proche de nous, plus moderne, car il a peint son siècle alors que Racine s’est installé dans une intemporalité qui ne nous concerne pas. De même, il n’a pas craint de saisir la réalité dans toute sa diversité et ses contradictions (il n’y a que le 19e siècle qui peut prétendre cela). Aux yeux de Stendhal, il nous offre par conséquent une image plus vraie de notre condition. Et le mélange des genres (comique et tragique) et des styles est sa grande supériorité sur Racine.

    Victor Hugo fit le reste, identifiant Shakespeare au génie (Le Poète, 1835). Et voici le dramaturge anglais, incarnant dorénavant l’essence même du poète, devenu figure incontournable de ralliement, un mythe pour toute une génération romantique que nous constituons encore à maints égards. Mais il aura fallu bien plus de trois siècles, et des circonstances favorables, pour que les «ordures» shakespeariennes deviennent en France quintessence poétique. L’Europe culturelle, si elle est irrémédiablement en marche, elle non plus ne s’est pas faite en un jour…

     

    N.B. Précisons, puisqu’il faut bien balayer devant sa porte, qu’un Othello imité de Shakespeare fut publié à Genève en 1785 par un ancien procureur général (ce qui ne risque plus d’arriver de nos jours). Là aussi certains changements paraissaient indispensables à l’auteur, notamment d’ôter absolument à Othello sa figure basanée…