LE GOÛT DES MOTS
Par Anne Bottani-Zuber
L’essai de Françoise Héritier est un petit bijou. L’auteur aime les mots et les a tourné et retourné dans tous les sens, avec sensualité et intelligence, afin de les examiner. Elle nous livre ses découvertes. En voici quelques-unes :
- L’enfant veut comprendre les mots et ce qui se cache derrière eux. Il veut accéder au grand savoir des adultes. Et en même temps il ne veut pas. Il veut pouvoir donner aux mots un sens qui n’appartient qu’à lui. Il veut pouvoir choisir les mots qui donneront un sens aux choses qu’il nomme. Il aime les définitions qu’il est le seul à énoncer. Entre les mots « prêts à porter » - les lieux communs - et les mots « faits sur mesure » l’enfant préfère les deuxièmes même s’il doit apprendre à comprendre les premiers « au quart de tour » afin de communiquer avec les autres.
En tant que maman d’une ex-petite fille, je confirme : pour ma fille, la boue a été pendant longtemps la bouette. « J’ai mis les pieds dans la bouette » disait-elle d’un air docte, malgré mes dénégations. Et les catalogues ont longtemps été des cacalogues. En tant qu’ex-petite fille, je confirme aussi : les papillons pour moi c’était les confettis. J’ai vite appris à ne pas dire aux adultes qu’après le cortège de Carnaval, j’avais les cheveux pleins de papillons, car j’avais compris que les adultes, de manière générale, sont assez peu réceptifs aux variations de type – disons - poétique. Moins poétique, mais tout aussi important pour moi à l’époque : je ne disais pas une sage-femme mais une singe-femme, alors même que je ne parlais absolument pas du nez… Lorsqu’elle s’aperçut de mon « erreur », ma mère se mit à rire. J’étais profondément choquée. Une sage-femme ne pouvait pas aider les mamans à avoir des bébés. Une singe-femme oui. Car la singe-femme possédait un savoir instinctif, animal que l’autre, l’ursupatrice, la sage-femme, ne possédait pas.
- Les voyelles ont des couleurs – on le sait depuis Rimbaud – mais à chacune d’entre elles, on peut également associer des qualités morales, des animaux, des parties du corps. Et autre chose, si ça nous chante.
- Il y a des mots qui vont avec les choses qu’ils désignent, d’autres pas trop. En écho à ce propos de Françoise Héritier, et sans humilité aucune, je citerai quelques phrases d’un texte que j’ai écrit pour la Nuit de la Lecture qui a eu lieu à Lausanne en 2013 : « Le mot « chuchotement » est un mot parfait. Vous entendez « chuchotement » et c’est comme si vous entendiez un doux murmure, confus et doux comme le « chu »et le « cho ». Confus, et doux pour commencer mais qui se précise ensuite avec le « tement » parce que vous avez tendu l’oreille pour essayer de comprendre ce qui se disait et que forcément à force de tendre l’oreille, le « chuchotement » confus, doux mais long se précise et sur la fin vous livre un ou deux secrets. »
- On peut collectionner les mots comme on collectionne les boutons, les rubans, les dentelles, les bobines de fil, les épingles, les clous, les vis, les punaises, les crochets … Bien ou mal rangés dans des boîtes, des tiroirs, ils attendent qu’on les sorte – celui-là et pas un autre, celui-là aujourd’hui, un autre demain.
- Les expressions toutes faites – les lieux communs dont nous nous servons la plupart du temps sans y faire attention – sont l’œuvre d’une intelligence collective et elles usent de « raccourcis magistraux. » Ainsi « ne monte pas sur des grands chevaux ! est une formule qui implique (…) quelques relais intermédiaires : qu’un grand cheval est ombrageux ! alors deux ou plus !, qu’ils prennent le mors aux dents et peuvent ruer, que la colère est comme une foucade chevaline et qu’il vaut mieux, par précaution, ne pas les enfourcher. »
L’essai de Françoise Héritier est une « fantaisie ». Elle s’est amusée à dresser des listes, à nous offrir de courtes histoires composées presque uniquement d’expressions toutes faites, en quelque sorte « vides de sens » mais « porteuses d’émotions». Oui, l’auteur s’est bien amusée et comme elle est très perspicace, on s’amuse aussi tout en apprenant à regarder les mots avec davantage d’attention.
Elle nous invite à cesser d’user des mots comme s’ils étaient choses banales, et à nous rendre compte que nous possédons un merveilleux coffre aux trésors, coffre à jouets, coffre à … bijoux.
Françoise Héritier, Le Goût des mots, Odile Jacob.
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