l'enfant criminel (11/05/2014)

antonin moeri

 

 

 

 

À la fin des années quarante, la radio française offrit à Genet carte blanche. Il écrivit pour ce genre d’émission un texte sur l’enfance criminelle. Texte dans lequel il voulait faire entendre la voix du délinquant, «non sa plainte mais son chant de gloire». Or cette radio de service public refusa ce chant de gloire. Elle aurait préféré une dénonciation des conditions de détention, un pamphlet dirigé contre les détenteurs du pouvoir, une défense de l’enfance maltraitée, n’importe quel texte aux accents de rébellion si chère aux médias de service public.

Un tel texte aurait passé dans les oubliettes du bavardage subventionné. Genet pointe d’abord l’euphémisation qui commence son oeuvre dans ces années-là. Une maison de correction s’appellerait désormais «Patronage de relèvement moral, Centre de rééducation, Maison de redressement de l’enfance délinquante». Mais s’attaquer aux noms n’entraîne pas la suppression du réel que ces noms étaient chargés de désigner. Un réel que l’ado criminel veut dur, cruel, rigoureux: un enfer dont on ne revient pas.

Ce qu’exige le jeune hors-la-loi c’est une épreuve terrible pour y «épuiser un impatient besoin d’héroïsme». Il exige un bagne féroce, digne du «mal qu’il s’est donné pour le conquérir». Le jeune Genet a connu cette épreuve et l’a aimée: bagarres parfois mortelles, pieds écorchés, rondes au soleil brûlant... En adoucissant les conditions de vie du petit criminel, en interdisant l’argot, la société entend le rééduquer, le rendre inoffensif, lui «accorder une vie voisine de la vie la plus banale».

Elle entend extirper du corps criminel les germes de malfaisance, le rêve de meurtre, le besoin de forcer «la porte donnant sur un endroit défendu», de déclarer la guerre à l’empire des bonnes intentions, de ce Bien qui ne peut susciter (sous la plume du poète) aucun enthousiasme verbal.

Genet s’adresse aux délinquants. Il «leur demande de ne rougir jamais de ce qu’ils firent, de conserver en eux intacte la révolte qui les a faits si beaux». Il les aidera non à «regagner les maisons des belles âmes, leurs usines, leurs écoles, leurs lois et leurs sacrements, mais à les violer». Ce que revendique Genet c’est l’énergie du mal. Aucun greffier, aucun juge, aucun directeur de prison ne peut faire éclore un chant dans la poitrine du poète. Seul l’acte criminel peut faire éclore ce chant. Seul l’acte criminel peut séduire le hors-la-loi. En acceptant de parler à la radio, Genet voulait redire sa tendresse pour les petites frappes, les «petits gars sans pitié» qu’il a côtoyés au bagne de Mettray.

On comprend que l’autorité chargée de surveiller les programmes radiophoniques ait interdit la diffusion de ce texte scandaleux, véritablement scandaleux, d’une sidérante beauté, irrécupérable, l’exact contraire de la subversion labellisée, de l’imprécation dans le sens du vent, de l’indignation correcte. Imaginez un instant qu’une radio fasse aujourd’hui entendre un tel texte. Peut-être s’y résoudrait-elle, mais avec mille précautions, savantes mises en perspective, nécessaires mises en garde, gloses, rappels du contexte... avec dédiabolisation de l’ennemi déclaré... faisant de Genet un sympathique compagnon de route.

 

 

Jean Genet: L’enfant criminel, Gallimard, 2014

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