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Haldas et Watt

par antonin moeri


 

Quand j’avais dix-sept dix-huit ans, je me rendais régulièrement à Genève pour manger avec Georges Haldas, au «Domingo» où l’écrivain avait ses habitudes. Je veux dire que, midi et soir, il y prenait ses repas, généreusement offerts par la patronne, sémillante dame au verbe choisi, maquillage pétillant et lumineux, robes à décolletés suggérés... Lorsque j’arrivais, Georges rangeait ses carnets, ses livres et ses stylos, car il travaillait dès l’ouverture dans cet établissement, observant avec un mélange de tendresse et de férocité les gens qui venaient y boire un café, un americano ou un pastis, discuter politique, football ou gonzesses, rigoler un bon coup ou manger un plat du jour concocté par le Berbère, homme discret cantonné dans sa minuscule cuisine.

L’écrivain genevois savait mettre son interlocuteur à l’aise. Son attention n’avait rien de pédant ou de professionnel. Haldas s’intéressait vraiment à ce qui se passait en vous, à la révolte qui pouvait gronder, à la colère qui pouvait couver derrière un discours policé. Et plus qu’à la vie qui bouillonnait en vous, il s’intéressait aux livres que vous lisiez ou que vous pourriez lire.

Ainsi ai-je entendu pour la première fois les noms de Machado, Umberto Saba, Svevo, Francis Giauque, Celan, Marthe Robert, Trakl et, chaque fois, je rentrais chez moi la tête en feu... Un jour, son oeil globuleux posé sur mon visage d’éphèbe en convalescence, il évoqua un écrivain irlandais. Un livre de cet écrivain était sorti en français quelques années auparavant. Un livre que Georges Haldas n’aimait pas car il ne comprenait pas pour quelle raison l’auteur irlandais avait besoin d’épuiser la fiction, de mettre le récit en question, de pulvériser les notions de temps, de lieu, d’intrigue, de personnage, de langage, d’histoire...

«Et pourtant, me dit Haldas, ce livre est fascinant... Le protagoniste essaie de faire face à un monde pour lui donner une signification grâce aux mots et à une certaine logique... mais le lecteur ne sait jamais s’il a affaire à une fable burlesque, un récit de rêve, un pensum, des répliques de clown dans un cirque, des ressassements d’ivrogne, une parodie, un rapport psy...». Je n’ai toujours pas lu «Watt» mais le garde à portée de bras. Lirai-je un jour ce «roman» que Georges Haldas n’aimait pas mais trouvait néanmoins fascinant?

 

Samuel Beckett: Watt, Minuit, 1968

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