Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

l'enfant criminel

antonin moeri

 

 

 

 

À la fin des années quarante, la radio française offrit à Genet carte blanche. Il écrivit pour ce genre d’émission un texte sur l’enfance criminelle. Texte dans lequel il voulait faire entendre la voix du délinquant, «non sa plainte mais son chant de gloire». Or cette radio de service public refusa ce chant de gloire. Elle aurait préféré une dénonciation des conditions de détention, un pamphlet dirigé contre les détenteurs du pouvoir, une défense de l’enfance maltraitée, n’importe quel texte aux accents de rébellion si chère aux médias de service public.

Un tel texte aurait passé dans les oubliettes du bavardage subventionné. Genet pointe d’abord l’euphémisation qui commence son oeuvre dans ces années-là. Une maison de correction s’appellerait désormais «Patronage de relèvement moral, Centre de rééducation, Maison de redressement de l’enfance délinquante». Mais s’attaquer aux noms n’entraîne pas la suppression du réel que ces noms étaient chargés de désigner. Un réel que l’ado criminel veut dur, cruel, rigoureux: un enfer dont on ne revient pas.

Ce qu’exige le jeune hors-la-loi c’est une épreuve terrible pour y «épuiser un impatient besoin d’héroïsme». Il exige un bagne féroce, digne du «mal qu’il s’est donné pour le conquérir». Le jeune Genet a connu cette épreuve et l’a aimée: bagarres parfois mortelles, pieds écorchés, rondes au soleil brûlant... En adoucissant les conditions de vie du petit criminel, en interdisant l’argot, la société entend le rééduquer, le rendre inoffensif, lui «accorder une vie voisine de la vie la plus banale».

Elle entend extirper du corps criminel les germes de malfaisance, le rêve de meurtre, le besoin de forcer «la porte donnant sur un endroit défendu», de déclarer la guerre à l’empire des bonnes intentions, de ce Bien qui ne peut susciter (sous la plume du poète) aucun enthousiasme verbal.

Genet s’adresse aux délinquants. Il «leur demande de ne rougir jamais de ce qu’ils firent, de conserver en eux intacte la révolte qui les a faits si beaux». Il les aidera non à «regagner les maisons des belles âmes, leurs usines, leurs écoles, leurs lois et leurs sacrements, mais à les violer». Ce que revendique Genet c’est l’énergie du mal. Aucun greffier, aucun juge, aucun directeur de prison ne peut faire éclore un chant dans la poitrine du poète. Seul l’acte criminel peut faire éclore ce chant. Seul l’acte criminel peut séduire le hors-la-loi. En acceptant de parler à la radio, Genet voulait redire sa tendresse pour les petites frappes, les «petits gars sans pitié» qu’il a côtoyés au bagne de Mettray.

On comprend que l’autorité chargée de surveiller les programmes radiophoniques ait interdit la diffusion de ce texte scandaleux, véritablement scandaleux, d’une sidérante beauté, irrécupérable, l’exact contraire de la subversion labellisée, de l’imprécation dans le sens du vent, de l’indignation correcte. Imaginez un instant qu’une radio fasse aujourd’hui entendre un tel texte. Peut-être s’y résoudrait-elle, mais avec mille précautions, savantes mises en perspective, nécessaires mises en garde, gloses, rappels du contexte... avec dédiabolisation de l’ennemi déclaré... faisant de Genet un sympathique compagnon de route.

 

 

Jean Genet: L’enfant criminel, Gallimard, 2014

Commentaires

  • Dans la déviance se trouvent des pulsions traduites aussi dans les rêves, et cette énergie est comme l'énergie révolutionnaire décrite par Joseph de Maistre: elle émane de l'inconnu. Mais paradoxalement, l'exprimer librement peut aider à y faire face, et à la dompter, à l'orienter vers le bien. Cependant la répression propre à la pensée bourgeoise consiste à dire que cette énergie est d'emblée mauvaise, que seule l'énergie bourgeoise d'emblée bien dirigée par la bonne éducation est bonne. Pourtant les films de gangsters américains, ceux de Scorsese, de Brian de Palma, nous montrent cette formidable énergie du mal, qui donnent les apparences de l'héroisme à ceux qu'elle possède. Le cinéma américain n'est pas subventionné, il n'obéit qu'à la rentabilité. Genêt aurait quand même dû ajouter que cette énergie qui émane du mal peut être transformée en énergie qui crée un bien nouveau, si les âmes, les consciences sont éclairées. C'était la pensée médiévale sur les barbares convertis au christianisme. Car il n'y a pas seulement ce qui vient des profondeurs, il y a aussi ce qui tombe des hauteurs, il ne s'agit pas de les opposer mais de trouver en l'homme le point de rencontre.

  • Genet n'aimait guère l'empire du bien, je crois qu'il aurait très mal pris l'expression "conscience éclairée". Je ne vois pas ce que désigne l'expression "ce qui tombe des hauteurs". De plus, vous ne dites rien de la langue qu'a créée Genet et qui est beaucoup plus que les curiosités de langage dont parle Renard, qui est une langue d'une somptuosité rare, il faut remonter à Ronsard et à quelques poètes du moyen-âge pour retrouver cette résonance qui m'émeut à chaque nouvelle lecture.

  • Il faut dire que je ne l'ai pas lu. Mais de même que du centre de la terre émane une force qui attire les objets, de même disait saint Augustin la flamme a un poids qui l'attire vers le ciel, il y a aussi une polarité en haut. Il est sûr que si on dit que l'énergie qui vient des profondeurs psychiques n'a plus qu'à s'exprimer au hasard, qu'elle est toujours bonne, on se heurte simplement au sentiment moral spontané. Même André Breton disait que l'énergie imaginatrice devait en réalité s'ordonner en une logique supérieure que la raison ordinaire ne saisit pas. Il y a bien une polarité du ciel, de la lumière, saint Augustin avait raison, c'est bien pour ça que la flamme monte, quand on a en soi une énergie, on se demande dans quelle direction on peut l'utiliser, l'employer, c'est bien par manque de lumière qu'on l'emploie n'importe comment, car l'énergie en soi n'est pas illégitime, et quand on manque de lumière, on suit simplement ses instincts égoïstes. Au lieu de trouver la logique inaccessible à la raison ordinaire par exemple on crée un monde polarisé par son propre nombril, au sein duquel on est le roi du monde. Or il est assez fréquent qu'on mette en fait en prison des gens qui ont à peu près cette façon de voir, et d'ailleurs dans les films de gangsters c'est assez sensible. En littérature ça existe aussi, Eluard par exemple avec son beau style décorait en fait souvent ses désirs érotiques d'images somptueuses. Ronsard aussi peut-être. On peut du reste admirer le style de braqueurs de banque, parfois c'est du grand art. Mais je ne dis rien sur celui de Genêt, ne l'ayant pas lu.

  • nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes
    nous n'avions pas fini de nous parler d'amour
    on peut se demander pourquoi les cours condamnent
    un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour

    vous voyez, ces vers me sont restés dans le crâne, je peux les réciter à n'importe quel moment, comme me sont restés des strophes du bateau ivre, des vers de l'eautontimoroumenos, ou le dormeur du val

  • Oui, c'est inexplicable, c'est poignant, pourquoi les gens beaux peuvent être des criminels, les femmes belles affreuses moralement aussi, c'est la question que se pose Houellebecq dans "La Possibilité d'une île", sa jolie petite copine espagnole est sans coeur et n'a qu'une conception mécaniste de la relation sexuelle. C'est un drame. Notez bien qu'on a pu établir que les personnelles extérieurement belles étaient condamnées moins lourdement que les autres, cela prouve que cela trouble même les juges.

  • "les personnelles extérieurement belles" voulez-vous dire les péronelles ou les personnes?
    Oui, avec Houellebecq on change complètement de registre, on glisse dans la déprime post-moderne, j'adore, mais ça n'a strictement rien à voir avec le lyrisme, le chant de gloire de la petite frappe ou la beauté sidérante du voyou manchot. La beauté est vertigineuse. Les hanches d'une gamine. Les sourcils broussailleux d'un marle. Les miches d'une jeune mère penchée sur son enfant.

  • Je voulais dire les "personnes", hommes et femmes. Je devrais me relire.

    Voyons, Antonin, vous parlez vous-même de vertige, mais c'est le gouffre intérieur qui le donne, l'opposition, le contraste entre une beauté vue extérieurement et le vide intime, le sentiment qu'on ne peut parvenir à posséder la beauté. C'est bien ce dont parle Houellebecq. En soi, la beauté devrait donner un sentiment de plénitude, et d'ailleurs quand une belle femme nous sourit, c'est ce que nous ressentons, comme si elle partageait sa beauté avec nous. Le vertige, c'est l'idée qu'une belle femme peut être légitimement en prison parce qu'elle a réellement commis un crime. Tout à coup un abîme apparaît, car on pense spontanément que ce qui est beau est pur, saint, au-delà de toute forme de jugement humain, mais la réalité est différente. Sinon après tout un homme n'est pas moins beau en prison qu'en dehors, ce n'est pas parce qu'on le met en prison qu'on lui enlève sa beauté, il n'y a pas de quoi se plaindre, si seule la beauté extérieure compte. Mais justement ce n'est pas le cas.

Les commentaires sont fermés.