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Shakespeare in France

Par Pierre Béguin

 

Shakespaere.PNG«Ce poète a l’imagination assez belle, il pense naturellement, il s’exprime avec finesse, mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle dans ses comédies». Tel est le jugement porté par le bibliothécaire de Louis XIV à propos d’une édition en anglais des œuvres de Shakespeare figurant dans la bibliothèque royale.

Il fallut attendre 1745 pour qu’un certain Pierre-Antoine de La Place, par ailleurs fort méchant traducteur, publiât un Théâtre Anglais dont deux volumes étaient consacrés à Shakespeare. Si mauvaise qu’elle fût, la traduction permit pour le moins au public français de se familiariser quelque peu avec un poète jusque-là inconnu. Et lorsque Le Tourneur, en 1776, mit en souscription une traduction complète des œuvres de Shakespeare, beaucoup d’éminentes personnes s’inscrivirent: Louis XVI et Marie Antoinette bien entendu, mais aussi Catherine II, Georges III, Turgot, Necker, Diderot, Quantin de la Tour, etc.

L’ouvrage rencontra un immense succès. Si bien que – on pouvait s’y attendre – Voltaire jeta sur lui feu et flamme dans un Ecrit sur les tragédies de Shakespeare, lu solennellement à l’Académie française. Se posant en défenseur de la patrie, le résident de Ferney disait son fait à cet «histrion barbare» d’outre-Manche qui insultait Racine et Corneille... et, pire encore – devait-il penser in petto – sa Majesté le grand Voltaire en personne, dépositaire unique de la tradition dramatique classique qu’il était justement en train d’inscrire définitivement au panthéon des Lettres.

Ce ne fut qu’entre 1769 et 1792 que Ducis, un médiocre poète, porta sur la scène de la Comédie française successivement Hamlet, Roméo et Juliette, Le Roi Léar (sic), Macbeth, Jean-sans-terre ou la mort d’Arthur et Othello. Mais Shakespeare dut alors subir en France ce que le cinéma français doit subir maintenant aux Etats-Unis s’il entend être adapté: d’importants changements et modifications, en vue d’être accepté par un public aux goûts dressés par le classicisme et peu ouvert aux mœurs étrangères. Des modifications par ailleurs très significatives. Ainsi, dans Othello par exemple, le mouchoir brodé de fraises se transforme en un bandeau enrichi de diamants, le fameux oreiller en poignard et le dénouement funeste – à choix pour les cœurs sensibles – en une fin heureuse (le poison de Phèdre ne heurte pas la bienséance mais le poignard d’Othello si). De même, certains noms de personnages ne résistèrent pas à la traversée de la Manche: ainsi Desdémone devint-elle Hédelmone et Lady Macbeth Frédégonde. Quant aux mélanges des genres, pas de ça en France! Toutes les scènes comiques furent supprimées, et si Ducis tomba parfois dans le grotesque, ce fut involontairement par ses efforts trop évidents à n’user que du style noble.

Pourtant, ces adaptations eurent du succès et donnèrent même naissance, avant la fin du siècle des Lumières, à des parodies comme Roméa et Paquette, Le Roi Lu ou Le Maurico de Venise. Il fallut toutefois l’avènement du romantisme pour consacrer Shakespeare en France. Stendhal s’y attela. Dans son Racine et Shakespeare (1823), il établit qu’il faut aux hommes d’aujourd’hui des œuvres d’aujourd’hui, que l’art doit évoluer en même temps que l’histoire pour peindre une humanité en constant changement. Et qu’en ce sens, Shakespeare, bien que plus ancien que Racine, est plus proche de nous, plus moderne, car il a peint son siècle alors que Racine s’est installé dans une intemporalité qui ne nous concerne pas. De même, il n’a pas craint de saisir la réalité dans toute sa diversité et ses contradictions (il n’y a que le 19e siècle qui peut prétendre cela). Aux yeux de Stendhal, il nous offre par conséquent une image plus vraie de notre condition. Et le mélange des genres (comique et tragique) et des styles est sa grande supériorité sur Racine.

Victor Hugo fit le reste, identifiant Shakespeare au génie (Le Poète, 1835). Et voici le dramaturge anglais, incarnant dorénavant l’essence même du poète, devenu figure incontournable de ralliement, un mythe pour toute une génération romantique que nous constituons encore à maints égards. Mais il aura fallu bien plus de trois siècles, et des circonstances favorables, pour que les «ordures» shakespeariennes deviennent en France quintessence poétique. L’Europe culturelle, si elle est irrémédiablement en marche, elle non plus ne s’est pas faite en un jour…

 

N.B. Précisons, puisqu’il faut bien balayer devant sa porte, qu’un Othello imité de Shakespeare fut publié à Genève en 1785 par un ancien procureur général (ce qui ne risque plus d’arriver de nos jours). Là aussi certains changements paraissaient indispensables à l’auteur, notamment d’ôter absolument à Othello sa figure basanée…

 

 

 

Commentaires

  • Je crois que W. A. Schlegel fit beaucoup aussi pour populariser Shakespeare, il vécut en enseigna à Genève et à Paris, et l'avait traduit en allemand, il le disait supérieur aux tragiques français. Goethe pensait la même chose, en fait ce sont les Allemands qui ont contraint les Français à reconnaître la supériorité de Shakespeare, ou du moins sa grandeur. Dès 1820, dans "Les Soirées de Saint-Pétersbourg", Joseph de Maistre se plaint qu'on trouve Shakespeare supérieur à Racine. Cela venait sans doute de Madame de Staël et de quelques autres. Le succès confirmé de Shakespeare à Paris vient aussi du séjour qu'y a fait en 1827 une troupe anglaise, dans laquelle H. Smithson jouait le rôle d'Ophélie, avant de devenir la femme d'Hector Berlioz, époustouflé par Shakespeare.

  • c'est un article super

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