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La maison de Montmartre

Par Pierre Béguin

Céline3.PNGOn ne peut pas la rater. Au 11 bis rue d’Orchampt, à deux pas du célèbre Moulin de la Galette dont le bal fut immortalisé par Renoir en 1876, cet hôtel particulier style 1900 est sûrement la plus belle demeure de Montmartre, arrosée de lumière et offrant une vue somptueuse d’une terrasse qui embrasse la capitale sur 180 degrés. Contre le mur d’enceinte, une plaque indiquant que Dalida a vécu ici de 1962 à 1987…
Devant le portail, rivée à son poste, une lycéenne attend ses camarades d’école qui défilent à intervalles réguliers par groupes de trois. De toute évidence, une sorte de rallye culturel pour connaître les artistes qui ont «fait» la réputation de Montmartre. Dans sa présentation (dont j’imagine qu’elle a dû être supervisée par son prof), elle s’attarde sur la rivalité qui avait opposé en 1961 Jean-Paul Belmondo à Dalida pour l’acquisition de la demeure, avant que la chanteuse finalement ne l’emportât sur l’acteur; puis elle précise que, à la suite de tribulations sentimentales, Dalida aurait quitté cette demeure pour s’installer un peu plus loin à la rue Girardon, tout près du petit square où trône maintenant sa statue, avant de conclure de manière sibylline par ces mots: «A noter que Céline a habité cette maison de 1929 à 1944…» Je dresse l’oreille. Céline!? Dans ce superbe hôtel particulier!? Difficile à croire. Entre deux groupes, je l’interroge:
‒ Vous êtes certaine que Céline a habité ici?
‒ Oui.
‒ Louis-Ferdinand Céline, l’écrivain?
‒ Oui. L’auteur du Voyage au bout de la terre (sic).
Bon! Si elle associe Céline à Jules Verne (qui n’a jamais habité Montmartre) je comprends mieux. Décidément, l’enseignement fout le camp. Je n’insiste pas. Avant de partir, je lui signale un peu narquois que, à mon humble avis, ce n’est pas Dalida qui s’est installée à la rue Girardon, mais Céline, qu’elle doit sûrement les confondre. Elle me sourit en secouant la tête…
Plus tard, intrigué malgré tout, je consulte internet. Pour lire avec étonnement sur le site officiel de Dalida que Céline aurait effectivement habité cette maison entre 1929 et 1944. Impossible! On connaît bien la période montmartroise de Céline, on sait qu’il a vécu à une centaine de mètres de là, avec Lucette et le chat Bébert, dans un trois pièces au cinquième étage du 4 rue Girardon. Tout de même, sur un site officiel, même celui de Dalida, l’erreur est trop grossière! En poussant plus loin mes recherches, je crois trouver la clé de l’énigme. A Montmartre, Céline s’est d’abord installé avec Elisabeth Craig (renccéline6.jpgontrée à Genève deux ans plus tôt) au 92 – ou 98 selon les sources – rue Lepic où il a écrit la plus grande partie du Voyage au bout de la nuit. La rue d’Orchampt est d’abord une étroite ruelle qui descend perpendiculairement à la rue Lepic. Un zoom par satellite montre que le numéro 98 de la rue Lepic est pratiquement adossé au 11 bis rue d’Orchampt. On peut même imaginer qu’en 1929 les deux bâtiments n’en faisaient peut-être qu’un. D’où l’amalgame.
Mais l’anecdote qui lie Céline à Dalida ne s’arrête pas là. Pendant la guerre, à l’étage inférieur de l’immeuble rue Girardon où habite l’auteur du Voyage, se réunit clandestinement un réseau de résistance dont fait partie un jeune normalien, Roger Vaillant, qui deviendra par la suite un écrivain célèbre. Le groupe a lu Bagatelle pour un massacre, il connaît la fibre antisémite de Céline. Nul doute que ce sale nazillon de médecin fréquente et reçoit à son domicile des collabos! On projette son assassinat. Une rafale de mitraillette. Le lieu du crime est arrêté: près d’un petit square, récemment renommé… place Dalida, à l’endroit même où se dresse maintenant le buste en bronze de la chanteuse – dont les seins, à force d’être caressés par leurs admirateurs, brillent autant que le soulier de Montaigne devant la Sorbonne. L’écrivain fut sauvé par Trotsky. Tout de même, des militants communistes qui assassinent un auteur révéré par… le camarade Trotsky en personne, ça la fout mal! On renonce finalement au funeste projet…
Bien sûr, tout ceci n’est qu’anecdote sans grande importance. Mais ce qui l’est moins tient dans cette certitude: Céline eût-il été assassiné à l’endroit prévu qu’il y trônerait encore et toujours le buste de Dalida. Alors que Montmartre regorge de plaques commémoratives signalant la naissance ou le passage du moindre poète ou peintre en tel mur, alors que son Musée recense précisément tous les artistes qui les ont habités, ou même fréquentés, pas la moindre allusion ne désigne la période montmartroise d’un écrivain considéré comme l’un des plus importants de l’histoire de la littérature! Le comble pour un musée! La Mairie de Montmartre s’oppose toujours à toute forme de commémoration. Rien à la rue Lepic, rien à la rue Girardon, rien au Musée. Quant aux guides agréés… Je ne sais si les touristes espagnols ou sud-américains, anglais ou américains, auxquels on narre par le détail l’histoire des lieux, connaissent Dalida avant leur passage à Montmartre, mais je peux affirmer, pour m’être mêlé par curiosité à des groupes, qu’après ils ne peuvent plus l’ignorer. Mais de Céline, même pour les touristes français ou francophones, pas un mot! Officiellement, il n’a jamais habité sur la Butte. A t-il seulement existé? Je réalise soudainement que, même avec ses imprécisions et ses confusions, la lycéenne a transgressé un sacré tabou. Et qu’en décrivant précisément, dans le Voyage, la mise à l’écart de Bardamu sur l’Amiral Bragueton, Céline fut particulièrement inspiré sur son propre destin…
Bien sûr, on sait les raisons de cet ostracisme. Bien sûr, on connaît la tendance de la France (et probablement de chaque pays) à subordonner l’intérêt qu’elle accorde à ses écrivains en fonction de leur engagement pour la Patrie davantage que pour la qualité de leur œuvre. Mais tout de même, après tant de temps, qu’on sépare enfin le bon grain de l’ivraie et l’œuvre de l’auteur! Tout ostracisme contient sa prescription. Pour les Grecs anciens, il se limitait à dix ans. L’amnistie de Céline fut pourtant obtenue officiellement par son avocat Tixier-Vignancour en 1951, et avec elle la reconnaissance que, en dépit de ses prises de position et ses pamphlets antisémites, l’auteur du Voyage, contrairement à Brazillac, voire à Drieu la Rochelle, n’a jamais collaboré avec l’occupant. Un ostracisme tenace et d’autant plus étrange que, parmi les amis montmartrois de Céline qui partageaient ses idées, le peintre Gen Paul (le peintre cul-de-jatte et alcoolique de Normance, juché sur le moulin de la Galette au milieu des bombes et qui subit les foudres de la verve célinienne pendant près de 400 pages) figure, lui, en bonne place dans l’histoire officielle de la Butte, alors même que son acte artistique probablement le plus connu consista à dessiner l’enseigne du futur «Lapin à Gill (agile)». A deux pas de la rue Girardon, en dessous du square Frédéric Dard, une plaque et la statue du passe-muraille, réalisée par Jean Marais, évoquent la mémoire de Marcel Aymé, aujourd’hui épargné de ses contributions à la presse collaborationniste. Mais pour Céline, pas de pardon! Jamais! Ne se paie-t-on pas sur la bête une bonne conscience à bon prix? Une plaque aurait au moins eu le mérite d’éviter qu’une lycéenne, en 2014, ne le confondît avec Jules Verne et Dalida.
Curieusement, personne n’ignore la petite maison sombre de Meudon où Céline a fini ses jours. Il est vrai qu’à Meudon, c’était un pavillon de banlieue vétuste, à la mesure du bannissement, et qui a eu de surcroît le bon goût de brûler après la mort de l’écrivain…

N.B.1. Rappelons encore que cet ostracisme n’a pas épargné Genève. Nommé au poste de responsable des échanges de médecins spécialistes, Céline y a séjourné de juin 1924 à mai 1927, d’abord à l’Hôtel «La Résidence» (alors Pension Mathey) 11 route de Florissant, (immeuble démoli en 1981), puis, à partir de décembre 1925, dans un trois pièces au rez-de-chaussée du 35D chemin de Miremont, à Champel. On se souvient en 2007 de la polémique qui avait entouré la volonté d’apposer une plaque commémorative en son honneur sur la façade de l’immeuble de Miremont. L’argent était réuni, le propriétaire avait donné son accord, la pose de la plaque était prévue en avril. Quand un courrier anonyme contenant une photocopie d’un article de Pierre Assouline qui mettait en cause cette commémoration a convaincu le propriétaire de retirer sur-le-champ son autorisation…

N.B.2. Pour ceux que cela intéresserait, et qui peuvent se le permettre, je signale que l’hôtel particulier au 11 bis rue d’Orchampt, ancienne demeure de Dalida, est à vendre pour la modique somme de 2,350,000 euros. Précisons que, pour ce prix, vous n’aurez droit qu’aux 3e et 4e étage, soit environ 100 m2 terrasse non comprise, la demeure ayant été transformée en copropriété après la mort de la chanteuse.
Quelques mètres plus haut, au 98 rue Lepic, c’est toujours une vieille porte anonyme semblable à celles qui ouvrent sur une cave ou un dépôt…

 

Commentaires

  • Vous êtes du avec cette lycéenne qui n'a rien demandé à personne mais qui a simplement recraché ce qu'on lui a enseigné. Haro à ses professeurs !

  • "Bien sûr, on connaît la tendance de la France (et probablement de chaque pays) à subordonner l’intérêt qu’elle accorde à ses écrivains en fonction de leur engagement pour la Patrie"
    C'est mal vu; la France qui tient la kultur est de gôche, comme ici. Il n'est pas question de patrie...

  • mais ces anciennes maisons des stars sont si chers que ça!!

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