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Blogres - Page 56

  • lettres de Sam

    par antonin moeri

     

     

     

    Beckett excelle dans l’art d’imaginer la vie des autres ou, plus simplement, une autre vie. Ainsi écrit-il à un ami qu’il s’est promené dans un parc à Londres et qu’il a vu un petit garçon en compagnie de sa nurse. Voilà que le jeune homme, revenu de la pissotière, ne retrouve plus le petit garçon et sa nurse. Il aimerait que sa mère vienne l’embrasser avant qu’il s’endorme. Il aimerait tomber amoureux, avoir un enfant pour engager une Nounou. «Il faut qu’elle ait un nez couleur de fraise et qu’elle suce des clous de girofle ou au moins des pastilles à la menthe». Passant sans transition à la nounou du parc, il poursuit: «Elle portait le gros ballon du garçon dans un filet à provisions et ils ont partagé une pomme verte». Tout ça est écrit dans une période de déréliction où «l’idée même d’écrire semble d’une façon ou d’une autre ridicule», où les éditeurs refusent ses textes, où il aurait envie de dormir 20 heures d’affilée et où il n’ouvre plus la bouche sinon dans les bars pour commander une stout ou dans les épiceries pour acheter une boîte de sardines. C’est peut-être en cela que cette correspondance est passionnante. On y voit, à travers hésitations, dégoûtations, désir de connaître tous les tableaux des plus grands maîtres, solitude, rage, désespoir, irritation et quête éperdue de sens, on y voit un individu devenir celui qui, dans Malone meurt, imaginera le gros Louis qui a du mal à joindre les deux bouts, un gros Louis édenté, dépeceur de porcs, «fier de savoir si bien dépecer les bêtes selon le secret que son père lui a transmis». Mais fallait-il, pour voir tressauter les étincelles dans la tête du jeune homme révolté, un pareil océan de notes, je dis océan car les notes prennent plus de place que les lettres, ce qui est assez époustouflant dans le cas d’un auteur comme Beckett. Le lecteur se demande d’ailleurs ce qu’eût pensé Sam de pareil débordement, de pareil zèle, de pareil empressement. Peut-être les organisateurs de ce projet pharaonique ont-ils voulu s’adresser à d’éminents spécialistes surchargés de diplômes obtenus dans les universités les plus réputées.

  • Jean-Louis Kuffer, L’Échappée libre

    Par Alain Bagnoud


    ob_c3799c_echappee-libre-kuffer.jpgIl y a trois manières de lire L'Echappée libre (Lectures du monde (2008-2013), le dernier livre de Jean-Louis Kuffer qui vient de paraître à L'Age d'Homme.

     

    La première, c'est de commencer par l'index pour voir qui y est, si on y est, et à irradier de là. La deuxième, plus vagabonde, consiste à piquer au hasard dans le livre, attiré par un sous-tire, « Du pasticcio », « Destination Bratislava »... La troisième est traditionnelle : commencer au début et finir à la fin.

     

    Des trois, on fait son miel, mais je conseille la dernière.

     

    L'ouvrage est en effet composé. Il commence par trois citations de Dostoievski, Ludwig Hohl et Proust qui évoquent la mort, et d'un bel avant-propos qui suggère ce que la mort et la vie se doivent et ce que la littérature leur doit.

     

    On trouve dans la suite de l'ouvrage réflexions, pages de journal, évocations, souvenirs, compte-rendus de livre, récits de voyage interrogations sur la littérature, et les noisettes des noms et des anecdotes (une rencontre avec Sollers, un voyage en Italie, des retrouvailles avec Vladimir Dimitrievich ou le récit de la mort de Jacques Chessex).

     

    Si les fidèles de Kuffer ont déjà pu lire beaucoup de ces textes sur le net, le livre leur donne une autre résonance en les insérant dans une trajectoire, un calendrier, en établissant entre eux un jeu d'échos et d'intertextualité.

     

    On s'y repère grâce à des repères temporels, on constitue des histoires à épisodes (par exemple celle de son manuscritL'enfant prodigueet de sa trajectoire avant publication). Des constructions charpentent l'ouvrage, comme la conversation par correspondance entre JLK et Pascal Janovjak auteur francophone slovaco-franco-suisse vivant à Ramallah, qui constitue un petit roman épistolaire au milieu du livre.

     

    kuffer_2006_grand.jpgLe livre, sous-titré Lectures du monde, couvre les années 2008 à 2013. il s'inscrit dan un cycle qui comprend Les Passions partagées, Lectures du monde (1973-1992) (Bernard Campiche 2004), L'Ambassade du papillon, Carnets 1993-1999 (Bernard Campiche 2000), Chemins de traverse, lectures du monde 2000-2005 (Olivier Morattel 2012), Riches Heures, blog-notes 2005-2008 (L'Age d'homme). 

     

    Un travail considérable. Une curiosité insatiable à ce qui se fait ici et ailleurs. Une générosité d'ogre. Et une manière de vivre.

     

    « Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Écrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain. »

     

     

     

    Jean-Louis Kuffer, L’Échappée libre (Lectures du monde (2008-2013), L'Age d'Homme.

     

  • Humeurs barbares

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    par Jean-Michel Olivier

    Ta vraie patrie, ce sont les livres, depuis toujours. Et c’est là, au milieu des cartons éventrés et des piles de nouvelles parutions, que tu es véritablement à la maison. Chez toi. Toujours tu as un nouveau livre à me montrer. Un auteur inconnu à me faire découvrir. Un coup de cœur ou une révélation que tu as hâte de partager avec ton enthousiasme.

    En grec ancien, ce mot désigne l’inspiration, voire la possession par le souffle divin. Plus tard, avec Pascal, Spinoza et Nietzsche, l’enthousiasme sera lié à l’expérience mystique, à la joie extatique, à une forme de dévotion jalouse à un idéal ou une cause. Mais aussi, dans un sens plus obscur, à une passion qui implique un esprit partisan, aveugle aux difficultés et sourd aux arguments adverses.

    Pour moi, tu es cet esprit enthousiaste, au double sens du terme : un passeur d’exception, habité par une force mystique, effrayante de certitude, et un homme en proie aux démons partisans, capable de tout sacrifier aux idées qui l’animent.

    Certains jours, je te vois, guilleret, une pile de livres sous le bras, impatient de me recommander tel classique de la littérature slave ou polonaise. D’autres fois, d’humeur plus sombre, tu es en proie aux mille soucis d’une maison d’édition qui affronte la tempête. Taciturne. Ombrageux. D’une ironie mordante sur tes collègues qui ont déjà rédigé le faire-part de ton enterrement, et même les écrivains que tu publies.

    Peu de gens, dans cette humeur mélancolique, trouvent grâce à ses yeux.

    Ah cette poétesse locale, Sibylle Mollet ! Toujours vêtue d’une ample robe à fleurs de papier peint, grande amie des dames patronnesses et de mademoiselle Porée, elle pratique depuis toujours une poésie minimaliste qui laisse au lecteur le temps de respirer !

    « Ce n’est pas de la littérature, lances-tu, emphatique, c’est du goutte-à-goutte ! »

    Et ce pauvre Dutonneau ! Tu l’as porté sur les fonts baptismaux, naguère, alors qu’il doutait de son talent, mais il a perdu toute forme d’intérêt le jour où il a quitté la Maison.

    « Il y a dans la vie de chacun des rites de passage. Crois-moi : j’ai toujours défendu ses livres. Mais, à un moment, je lui ai dit : Étienne, il faut sortir de Pully ! Arrêtez le piano et les échecs ! Ne faites plus  qu’écrire. Entrez dans la vraie vie ! Cela l’a vexé, le chérubin ! Il se croyait au-dessus de la mêlée. Alors que son œuvre reste toujours à écrire. Un jour, nous avons refusé l’un de ses manuscrits parce qu’il n’était pas bon. Il en a pris ombrage. Il a claqué la porte de la Maison. Ensuite, bien sûr, comme tous ceux qui ont quitté le navire, il a invoqué des raisons politiques… »

    Et la grande dépressive ! Cheveux bouclés, grands yeux noirs et ronds comme des billes, l’air constamment éberlué, sourire crispé à la Juliette Gréco… Son petit panier à la main, elle vient te voir à chaque fois qu’elle pond un œuf ! Mais toi, cruel, tu refuses son offrande… Trop de pathos, de vide grandiloquent ! Elle te quitte en pleurant. Elle va trouver la folle des éditions Chloé qui lui tend un kleenex et lui dit qu’elle est la meilleure écrivaine de Carouge, donc d’Europe, et donc du Monde entier…

    « Ah le vieux grigou valaisan ! De temps à autre, il vient me voir, quand il descend de ses montagnes, besace au dos et bâton de pèlerin. Autrefois, j’ai eu le tort de publier une plaquette de poésie rupestre où figuraient quelques textes de lui. Depuis, il me réclame des fortunes ! Quand je lui dis que les affaires vont mal, il n’en croit pas un mot et menace de me traîner en justice ! Finalement, pour le calmer, je lui donne quelques livres et il s’en va sinon heureux, du moins rasséréné : il n’a pas eu à sortir son porte-monnaie… »

    Et le Suisse de Paris ! Colossal et gourmand, teint rubicond, coupe de cheveux d’un moine trappiste, une prétention égale au moins à son humilité, écrivant nuit et jour des romans que personne ne lit, mais conservant l’espoir, toujours, que son génie soit reconnu par un Prix littéraire… Il t’envoie tout ce qu’il gribouille : articles, notes de blanchisseur, brouillons de livres ésotériques… Tu jettes tout à la poubelle, sans lire une ligne, il en fait une jaunisse. Tu es le pire éditeur que la terre ait porté ! Encore un type qui veut ta mort…

    À chaque fois, c’est la même passion — ardente, joyeuse et communicative — mais à l’envers.

    Illustration : icône de saint Roman.

  • Jérôme Meizoz, Temps mort

     

    Par Alain Bagnoud

    On n'a pas besoin d'avoir vécu dans une campagne catholique pour prendre de l'intérêt au dernier opus de Jérôme Meizoz. Mais ceux qui, comme moi, partagent avec l'auteur une mémoire transmise par les générations précédentes, sentiront en eux quelque chose s'éveiller quand ils liront Temps mort.

    Ce livre est le compte-rendu et le commentaire de la découverte qu'a fait l'écrivain, dans un grenier, des carnets de sa tante, celle qui lui a servi également de mère et de grand-mère, Laurette. Dans sa jeunesse, celle-ci était jaciste, présidente de la section Christ-Roi de Vernayaz, active dans le mouvement entre 1937 et 1945.

    Le jacisme, qui, comme le relève Meizoz, évoque le mot fascisme, obéissait plutôt à une idéologie pétainiste. Sous ce nom un peu barbare, il faut lire le sigle J.A.C : Jeunesse agricole catholique.

    Il s'agissait d'une organisation militante qui avait pour but, selon la brochure La J.A.C.F, pourquoi ? comment ? publiée en 1937, de « refaire une classe rurale franchement chrétienne ». Les réunions n'étant évidemment pas mixtes, Meizoz s'attache à l'analyse d'une section féminine, celle que présidait sa tante.

    On trouve, dans les documents qui sont restés, de quoi examiner le mouvement et ses idées. Ses angles d'attaque politiques sont clairs : le chrétien doit servir la patrie, respecter les autorités et les patrons, craindre les communistes, prier pour que la Russie soit délivrée. Sur ces sujets, la prière est évidemment le seul moyen d'action des jeunes filles puisqu'elles n'ont pas le droit de vote.

    Mais il en est d'autres sur lesquels elles peuvent agir. Des consignes strictes donnent forme à bien des actes de la vie quotidienne. La mode : vêtements jusqu'au cou, couvrant les genoux et les coudes. Le flirt, les plaisanteries déplacées, les discussions légères : les éviter. La danse : suspecte. La radio, la lecture : des dangers. Le corps : il ne nous appartient pas.

    L'objectif est que ces jeunes filles de la campagne deviennent des épouses et des mères chrétiennes, ou à défaut des vieilles filles, situation tragique, le mariage étant la seule vocation civile.

    Toute cette idéologie, qui était portée par une propagande efficace, s'est effondrée dans les années soixante. Elle reste familière à ceux qui, comme moi, ont été en contact avec ce monde-là. Familière aussi à Annie Ernaux, qui signe la préface du livre en rappelant cet idéal passé de la fille soumise livrée à la propagande de l'église.

    Mais des idéaux, il en est d'autres. En partant de cet exemple jaciste, Temps mort nous fait réfléchir aux forces auxquelles nous sommes soumis, sans les voir, parce que la proximité nous aveugle. Il nous fait nous souvenir que l'individu, ses croyances, ses idées sont le produit d'une époque. Et que nous n'y échappons pas plus que nos aïeuls.

     

    Jérôme Meizoz, Temps mort, Editions d'En Bas

  • La faute à Rousseau

     

    Par Pierre Béguin

     

    Rousseau.PNGRéfugié à Motiers-Travers, Jean-Jacques Rousseau, le 12 mai 1763, écrit au premier syndic de Genève cette lettre qu’il vaut la peine de retranscrire dans son intégralité:


    «Monsieur,

    Revenu du long étonnement où m’a jeté, de la part du Magnifique Conseil, le procédé que j’en devais le moins attendre, je prends enfin le parti que l’honneur et la raison me prescrivent, quelque cher qu’il coûte à mon cœur. Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de déclarer au Magnifique Conseil, que j’abdique à perpétuité mon droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et République de Genève. Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés à ce titre, sans jouir d’aucuns de ces avantages, je ne crois point être en reste envers l’Etat en le quittant.

    «J’ai tâché d’honorer le nom Génevois; j’ai tendrement aimé mes compatriotes; je n’ai rien oublié pour me faire aimer d’eux; on ne pouvait plus mal réussir. Je veux leur complaire jusque dans leur haine; le dernier sacrifice qui me reste à leur faire est celui d’un nom qui me fut si cher.

    «Mais, Monsieur, ma patrie en me devenant étrangère ne peut me devenir indifférente; je lui reste attaché par un tendre souvenir, et je n’oublie d’elle que ses outrages. Puisse-t-elle prospérer toujours et voir augmenter sa gloire; puisse-t-elle abonder en citoyens meilleurs et surtout plus heureux que moi!

    «Recevez, Monsieur, je vous supplie, les assurances de mon profond respect.»


    Le geste, dans le fond comme dans la forme, souligne par sa grandeur même la mesquinerie de ce qui l’a motivé: la condamnation, par le Conseil de Genève, de l’Emile et du Contrat social, et le décret de prise de corps à l’égard de leur auteur, le 19 juin 1762. Mais surtout le refus fait à la famille Rousseau (le frère et les cousins de Jean-Jacques) par ce même Conseil de lui communiquer l’arrêté qui frappait l’écrivain et ses œuvres.

    Ces procédés secrets furent ressentis par un certain nombre de citoyens rattachés au parti des Représentants comme un outrage plus grave envers l’ensemble de la bourgeoisie que ne le fut la condamnation elle-même. «L’affaire Rousseau», en s’inscrivant dans la chaîne des revendications bourgeoises contre l’arbitraire de l’oligarchie genevoise, allait désormais se jouer sur la scène politique. Considérée par les Représentants comme un acte de courage moral, l’abdication de Jean-Jacques, survenue presqu’une année après sa condamnation («je prends enfin le parti que l’honneur et la raison me prescrivent» précise-t-il dans sa lettre), devait donner l’exemple: Rousseau venait de semer la première graine de la révolution à Genève.

    Curieusement, le premier acte de protestation, voire de révolte, s’éleva d’un des membres les plus en vue de cette oligarchie: Charles Pictet, ancien colonel, propriétaire à Cartigny, critiqua vertement la condamnation du Contrat social (il trouvait toutefois justifiée celle de l’Emile) et la position prise par les magistrats genevois et les membres du Petit Conseil. Dans une lettre adressée au libraire Emmanuel Duvillard, il précise: «La république se croit-elle comptable de la façon de penser de ses citoyens absents; elle aurait en ce cas bien plus à faire si elle eût à justifier, en matière de religion, les sentiments de la plupart de ceux qui vivent en son sein…» Plus loin, il ajoute que les magistrats éloignent de tout emploi public «les fauteurs de nouvelles opinions» pour n’y admettre que les zélés partisans de la religion et des anciennes mœurs. En révélant ainsi une attitude générale des familles du gouvernement, et du conformisme qu’elles exigeaient des candidats aux emplois publics, Charles Pictet dénonçait ouvertement la stratégie de l’oligarchie pour maintenir sa minorité au pouvoir.

    Rendue publique par Duvillard sous l’injonction de son auteur, la lettre déclencha la colère des membres du gouvernement qui ouvrirent aussitôt une information, désignèrent des juges et refusèrent à l’accusé le droit d’être défendu. Pictet sera condamné à demander pardon publiquement à Dieu et à la Seigneurie, à voir sa lettre lacérée en sa présence, et ses droits honorifiques, tant en sa qualité de membre du Magnifique Conseil des Deux Cents que de sa bourgeoisie, suspendus pendant une année. Quant à Duvillard, jugé complice, il se verra privé des privilèges de sa bourgeoisie pendant six mois.

    Une sentence sévère destinée à impressionner la bourgeoisie toujours prompte aux revendications et les Représentants toujours enclins à réclamer leurs droits. En vain. «L’affaire Rousseau», d’une certaine manière, par la grandeur du geste et la beauté du verbe qui l’accompagnaient, avait enclenché la machinerie révolutionnaire. A l’image de la lettre de Charles Pictet, bien d’autres protestations, insubordinations ou révoltes devaient bientôt s’en inspirer. On connaît la suite…

     

     

     

  • Ezra enigma, Jean-Pierre Keller

     

    Par Alain Bagnoud

    Dans son roman, "Ezra enigma", Jean-Pierre Keller réhabilite Ezra Pound, un énorme poète, auteur d'une œuvre maîtresse, les Cantos. Celle-ci est réputée difficile. Elle devrait n'avoir cependant aucune peine à installer son auteur dans le panthéon des grands auteurs, s'il n'y avait pas un problème. Un problème politique.

    Ezra Pound s'est placé dans le mauvais camp pendant la guerre. Intéressé par l'économie, cherchant une voie entre le libéralisme et le collectivisme, il a soutenu le fascisme italien. Installé en Italie dès 1924, il louait Mussolini, écrivait des articles dans La British Union of Fascists qui célébraient le dictateur italien. En 1939, revenu en Amérique, il a tenté de convaincre le Sénat de soutenir la politique mussolinienne.

    Puis, de retour en Italie, il a commis l'irréparable en animant des émissions sur la radio officielle. « Il y défendait le fascisme, accusait la finance internationale et les Anglo-Américains d'être la cause de la guerre et faisait de la propagande antisémite. Ces allocutions lui vaudront de devenir le 26 juillet 1943 l'une des huit personnes de nationalité américaine et résidentes en Europe inculpées pour trahison. » (Wikipédia)

    Du coup, les vainqueurs l'ont arrêté en 45, et mis dans un asile de fous pendant 13 ans, avant qu'il ne soit renvoyé à Venise.

    Tout le roman de Keller, qui se lit comme un polar, tourne autour de cette figure. Il invente un étudiant attardé et falot qui subit une déconvenue dans ses études en citant un livre de Pound. Ce jeune homme va plus tard découvrir petit à petit l'homme, visiter les lieux où le poète a résidé, retrouver ses descendants, lire ses œuvres.

    Servi par la chance ou le scénario rythmé de Jean-Pierre Keller, il fait la rencontre d'une prof d'uni américaine, une bombe blonde, sensuelle, libre, s'éprend d'une jeune fille, noue des relations amoureuses avec ces deux femmes fascinées par Pound. Un trio qui fait écho à celui du poète avec sa femme et sa maîtresse, ou à celui de la prof d'uni elle-même avec son mari et l'étudiant.

    L'ambition de Jean-Pierre Keller est évidemment didactique. Dans le cadre qu'il fixe, dirigeant ses personnages dans un but que ces automates un peu typés ignorent, mais que l'auteur s'est fixé à l'avance, il cherche à imposer la figure de Pound, à comprendre sa trajectoire, à expliquer l'ostracisme que le grand poète subit encore, et à nous intéresser à son œuvre.



    Ezra enigma, Jean-Pierre Keller, L'Age d'Homme

  • Au nom du père (Pascal Bruckner)

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    par Jean-Michel Olivier

    Peu de textes, aujourd’hui, vous prennent à la gorge comme le dernier livre de Pascal Bruckner, intitulé Un bon fils*, qui trace une sorte de portrait croisé, en miroir, du père Bruckner par son fils Pascal, portrait sévère, mais juste, sans concession, d’une honnêteté et d’une intelligence très rares.

    Dans une œuvre riche et dense, composée d’essais brillants (comme La Tentation de l’innocence, 1995) et de romans très singuliers (comme Lune de fiel, 1981, adapté au cinéma par Roman Polanski, images.jpegou Les Voleurs de beauté, 1997), Pascal Bruckner poursuit, depuis trente ans, une réflexion sur nos hantises et nos remords (Le Sanglot de l’Homme blanc), nos rêves d’innocence, nos paradoxes amoureux et nos désirs d’apocalypse. Sa pensée est souvent fulgurante, et volontiers provocatrice : Bruckner ne se range pas parmi les bien-pensants. Sur tous les sujets qu’il aborde, il jette une lumière nouvelle, inattendue, qui prend tout le monde à contre-pied.

    Avec Un bon fils, l’essayiste français nous donne son meilleur livre : le plus personnel, à la fois, le plus cru et le plus cruel. Celui qu’il se devait d’écrire. Pour s’affranchir du fantôme de son père, d’abord, ce fantôme aliénant, infréquentable, et pour enfin être lui-même.

    C’est peu dire que Bruckner, comme tant d’autres, règle ses comptes avec son père — mari volage et violent, nostalgique de Vichy et antisémite forcené — : en même temps, c’est la force du livre, il lui rend grâces de sa violence et de ses haines, de l’éternelle colère de l’homme déclassé et ruiné à la fin de sa vie : cet homme qui avait tellement peur qu’on prenne son fils unique pour un Juif…

    Unknown.jpegUn bon fils est à la fois un portrait terrifiant et lucide (le père), une autobiographie qui raconte la naissance d’une personnalité (le fils) et un roman de formation qui montre comment, à partir d’une enfance abusée (coups, menaces, corrections diverses) on peut tout de même s’en sortir, et aller jusqu’au bout de sa liberté. «Rentrer dans l’intimité de notre famille, c’était comme soulever une pierre sous laquelle grouillent les scorpions. » Et Bruckner de soulever, l’une après l’autre, avec peur et fascination, toutes les pierres qui forment l’édifice familial…

    Né dans un famille « bilingue dès le berceau », ayant appris l’antisémitisme en même temps que le français, Pascal va chercher très vite à sortir de la geôle familiale. Par la maladie, d’abord, la tuberculose, qui l’obligera à fréquenter les sanatoriums des Alpes suisses (Leysin). Par ses études, ensuite, qu’il poursuivra à Paris, entre autres avec Roland Barthes, loin de ce père toxique et de cette mère qui « se punit pour punir son mari ». Les livres demeurent une arme sans égale contre la tyrannie et le meilleur moyen de chasser ses démons.

    « Comment sortir de son enfance ? Par la révolte et par la fuite, mais surtout par l’attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c’est d’additionner les dépendances ; la servitude, d’être limité à soi. »

    À la fois détestable et fascinante (un père reste un père !), la figure paternelle, longtemps tenue à distance, revient hanter son fils à la fin de sa vie. Son épouse est morte (en mourant, à ses yeux, elle est devenue une sainte !), il est grevé de dettes et il devient peu à peu un Diogène acariâtre et pouilleux. Pascal, en bon fils, va s’occuper de ce père encombrant à qui il conseille, malgré tout, de faire un Stefan Zweig — autrement dit : de se suicider…

    Chaque fils, qu’il le veuille ou non, devient un jour le père de son père. C’est inscrit dans nos gènes : le lot de notre humanité. C’est ainsi que Pascal, parfois désemparé face à ce père qui fanfaronne à l’hôpital, insulte les infirmières africaines et doit subir plusieurs amputations, ne lâchera jamais prise. Il accompagnera jusqu’au bout ce père qui rêve de « la domination mondiale de la race aryenne et du règne de la Bête de proie ».

    Magnifiques pages, à la mort du tyran, écrites par un fils qui refuse d’être le bourreau de son père. « Je n’ai qu’une certitude : mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. »

    Et enfin : « J’espère rester immortel jusqu’à mon dernier souffle. »

    Un grand livre.

    Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014.

  • la queue du ouistiti

    par antonin moeri

     

     

    Le JE qui prend ici la parole désigne à la fois un auteur, un narrateur et un personnage. En effet, l’auteur utilise des souvenirs personnels, les manipule, les transforme pour produire un récit haletant, dans un style vif donnant une impression à la fois d’ardeur et de légèreté.


    Le personnage est vieux et faible. Il tente de revenir sur son passé. Trois vieilles scènes le hantent. De sa mère, il ne montre qu’un tronc, elle gesticule, monstre à tentacules, apparition fantomatique. Il entend faiblement les cris de cette mère blanche et si mince. Il croise un cheval blanc qui brille au soleil.


    Dans le second souvenir, le père est évoqué. «Nous étions là-haut dans la montagne, adossés à un énorme rocher face à la mer lointaine». Un père qui, heureusement, est mort quand le narrateur était jeune, sans quoi ce narrateur aurait pu devenir prof. «Je serais peut-être quelqu’un à l’heure qu’il est... considéré et respecté... au lieu de traîner la savate sur les mêmes vieux chemins par tous les temps».


    La voix que le narrateur entendait au cours de ses marches interminables sur les sentiers caillouteux ou à travers les grandes fougères, cette voix lui apparaît «comme un ouistiti à la queue touffue assis sur mon épaule à me tenir compagnie». Si ce narrateur ne parlait à personne, les questions ne cessaient de lui remonter «du fond d’un vieil abîme», comme celle-ci: «Ai-je tué mon père?» Questions que le vieil homme ne se pose plus, lui qui descendra bientôt en enfer alors que ses parents ont dû monter au paradis.


    En attendant cette échéance, il convoque un troisième souvenir: le regard que lui a porté le cantonnier Balfe, «vieille brute en haillons courbée en deux dans le fossé et me visant de biais de sous le bord de son vieux feutre». Ce personnage est également mort à présent. Au narrateur ne reste que les mots, cette voix marmonnant autour de lui, et sa rage, ses coups de bâtons dans les fougères où il se voit trébucher puis assailli par une meute de rongeurs qui vont attaquer sa vieille carcasse.


    Lire Beckett, que ce soit un roman, une pièce de théâtre, un poème ou un bref récit comme celui-ci, vous transporte comme seules peut-être la musique de Schubert ou celle de Chostakovich peuvent vous transporter. Beckett a écrit en anglais «D’un ouvrage abandonné», après le succès de Godot, dans un moment de délicieuse sérénité que le lecteur peut éprouver en sentant la queue touffue du ouistiti assis sur son épaule.

     

     

    Samuel Beckett: Têtes mortes, Minuit, 1967

  • Portrait de l'artiste en lecteur du monde (fin) : le désir des anges

    DownloadedFile-1.jpegCette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampire avéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts*. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité sur l’affaire Harry Québert**,d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker. JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoup de bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines.DownloadedFile-3.jpeg Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste deL’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. images-3.jpegCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé, qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce.

    Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur, pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel, les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles.

    Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    DownloadedFile-4.jpegChaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et en quête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libreexplore le monde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheur d’or.Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

    ** Joël Dicker, La Vérité sur l'affaire Harry Québert, de Fallois-l'Âge d'Homme, 2012.

  • O funestes étoiles gelées!

    Par Pierre Béguin

    Dans une semaine commencent les examens de maturité avec leur traditionnelle épreuve inaugurale: la dissertation de français. J’ai en ce moment une pensée particulière pour tous ces collégiens et collégiennes qui vont se confronter aux inévitables sujets célébrant les pouvoirs magiques d’une poésie hantée par l’azur et le grand soir. Enoncés chéris des professeurs mais aussi hermétiques aux étudiants que pourraient l’être le polonais ou l’hébreu. Je n’ai pu résister à l’envie de compulser mes archives (récentes). En voici quelques échantillons:

    «Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve » (André Breton)

    • «Qu’est-ce qu’un poète, sinon un traducteur, un déchiffreur?» (Baudelaire)

    • «Le poète, en des jours impies, vient préparer des jours meilleurs»  (Victor Hugo)

    • «La poésie est cette démarche qui, par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde» (Aimé Césaire)

    • «La poésie est un signe que le monde peut et doit survivre» (Anne Périer)

    Dans les énoncés de cette dernière décennie, au seul Collège Calvin, j’en recense encore une bonne dizaine du même tonneau qui mythifie la poésie et ses pouvoirs prométhéens. Oui, les profs adorent ça! La faute à Baudelaire surtout, puis au jeune «voyant» de Charleville qui le révérait («un vrai dieu», Baudelaire!) Qu’on se rappelle tout ce que la poésie a suscité depuis d’affirmations sur les pouvoirs qu’on lui prête en termes de connaissance, de création, de révolte et de changements. Baudelaire considérait la poésie comme un moyen de découverte: par son mécanisme analogique, la métaphore transfert le concret dans l’intelligible. Dans l’ivresse des mots qu’il invente et l’illusion des «nominalistes», Rimbaud alla plus loin: ni plus ni moins changer la vie. Mallarmé aussi donnait mission au verbe poétique de révéler le sens de toute chose, même s’il débouchait sur le vide. Pour lui, seule la poésie conférait un semblant d’être à l’insubstance. Musique révélant l’illusion de toute chose. Musique du néant. Avant que les surréalistes ne donnassent à la poésie une efficience d’incantation, et le pouvoir de changer le monde en le «repassionnant». Même Claudel, dans ses jeunes années, revendiquait pour le poète chrétien le privilège de répondre au «mystère», d’épuiser une interprétation «figurative» de la Bible, se proclamant ainsi en mesure d’expliquer ce que chaque chose signifie.

    Bien entendu, pour tous, la pauvreté de la récolte contraste avec l’abondance des promesses. Au bout du compte, de l’océan des paroles ne gisent sur le sable que quelques malheureux coquillages, comme un signe dérisoire de beauté (ce qui est déjà beaucoup, je vous l’accorde…) Certains auront la lucidité de redimensionner leurs prétentions, voire de reconnaître leur faillite. A commencer bien entendu par Rimbaud. Le Bateau ivre l’annonce clairement dans un cri qui retombe: les dernières strophes sont une prophétie de l’échec. Et cet atroce scepticisme dont on entend la plainte dans Vie: «On ne part pas»! Le voyant sent bien que son grand geste prométhéen se résume en un triste jeu d’enfant agenouillé au bord d’une flaque. L’apostolat terrifiant du «grand maudit» avorte en simulacre grotesque. Les promesses de la voyance ne furent que gesticulations et vociférations. Ce que tumultueusement elles claironnaient «ne sera rien de plus, rien d’autre que des vers» (dixit Marcel Raymond). De même, le pari sur la mort qui clôt Les Fleurs du Mal entérine à sa manière les déconvenues de l’élévation et sa trajectoire icarienne.

    Quant à Claudel, dans ses dernières années, il formula sur l’art et la poésie des jugements sévères: «On n’est pas créateur, mais on s’arrange tout de même pour être fabricant» (Evangile d’Isaïe). Il opposait aux artistes, dont le but – prétendait-il – n’est jamais «qu’une délectation», le labeur sérieux des savants «qui consacrent leur vie à la vérité». Mais en 1921 déjà, dans le plein midi de sa force, il dénonçait dans la poésie son piège et sa trahison: «O funestes étoiles gelées!» (Ode jubilaire pour Dante) Une plainte qui fait écho à la rage de Rimbaud: «Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style… Maintenant, je puis dire que l’art est une sottise». Et, avant lui, au jugement sans appel de Lamartine: «Les vers? Des jeux qui profanent l’âme plus qu’ils ne l’expriment».

    Pour ceux-ci, et pour bien d’autres poètes encore qui n’ont pas toujours eu l’honnêteté de l’admettre, la poésie elle-même avait fini par apparaître comme une duperie, un faux semblant – une fausse monnaie dirait Gide: on a bouffé toute sa poésie, on s’est bien payés de mots, voilà tout! Ce qui m’avait attiré d’amblée dans le nouveau roman, c’était précisément cette mise à mort de la duperie des mots. Et j’ai toujours trouvé que le plus admirable chez Rimbaud, c’est son silence. Un silence qui attirait aussi Claudel mais qu’il n’a jamais su rejoindre, tant il n’était, lui, pas l’homme des renoncements…

    Voilà, collégiens et collégiennes – si vous me lisez – ce que je voulais vous rappeler avant que, bientôt, sans en croire un traître mot mais pour faire plaisir à votre correcteur, vous ne fassiez de la surenchère facile sur les prétendues vertus prométhéennes de la poésie. Comme l’écrivait Céline, toujours «le tyran est dégoûté de la pièce qu’il joue bien avant les spectateurs». Les profs et les poètes n’échappent pas à cette règle. Les incantations, les révélations, les «changer la vie», les «fils du soleil», les envols et les grands soirs poétiques ne sont que leurres. Alors de l’azur redescendons sur terre jusqu’à Nicolas Bouvier:

    «La poésie, c’est une incitation à la brièveté: dire bonjour, lancer un gros caillou et se barrer»…

    Bonne chance tout de même!