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Blogres - Page 103

  • Événement éditorial

     

     

     

    par antonin moeri

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    Raymond Carver faisait paraître ses textes dans des revues littéraires. Lorsque l’éditeur Gordon Lish (qui fera de lui une star mondialement connue) lui propose de réunir en un volume un choix de ses nouvelles, il accepte. Mais quand il reçoit les épreuves, il est horrifié, désespéré. L’éditeur a non seulement corrigé des phrases et supprimé des paragraphes, mais il a parfois réduit le texte de plus de 50%. C’est la version originale (sans les coupes de Lish) des 17 nouvelles parues en français sous le titre «Parlez-moi d’amour» que l’éditeur Olivier Cohen décide de publier aujourd’hui sous le titre «Débutants» (titre qu’avait choisi R.Carver et auquel Lish avait préféré «What We Talk About When We Talk About Love», qui est une phrase prononcée par un des personnages de la nouvelle).

    Comparons les deux versions de la première nouvelle «Si vous dansiez?» Dans la version de Lish, l’homme qui a mis ses meubles dans la rue est désigné par le syntagme «L’homme», alors que Carver avait écrit «Max». Carver précise que Max a bu tout l’après-midi, qu’il a écouté une chanson sur un juke-boxe. Lish supprime le paragraphe. Le garçon et la fille qui s’intéressent aux meubles posés dans la rue n’ont que 20 ans, précision que Lish supprime, ainsi que l’indication «Des oiseaux zigzaguaient dans le ciel à la poursuite d’insectes». Carver donne un nom à la fille: Carla. Un nom au garçon: Jack. Précisions que Lish trouve superflues. Quand Carla raconte à ses copines leur aventure, elle dit qu’elle a passé la nuit avec son copain dans le lit placé dans la rue, qu’elle a vu Max, dans le noir, dérouler une couverture sur le couple pour que celui-ci n’ait pas froid. Lish supprime ces propos de Carla.

    Etait-ce pour éviter toute forme de sentimentalisme que l’éditeur prit l’initiative de caviarder ainsi le texte? Je l’ignore. Le fait que Max a bu tout l’après-midi avant de rencontrer nos deux tourtereaux permet de mieux comprendre pourquoi il les aborde avec tant de familiarité. En supprimant cette indication, Lish voulait-il rendre la chose plus inquiétante, plus abstraite? Peut-être. Il me semble que la version originale (celle qu’Olivier Cohen fait paraître ces jours en français) est plus troublante, plus bouleversante que la version de Lish. Mais on peut se poser la question: R.Carver aurait-il rencontré le même succès mondial sans ces coupures énergiques qu’il finira par accepter?

    Raymond Carver: Débutants, Edition de l’Olivier, 2010

     

  • Drieu La Rochelle, Mémoires de Dirk Raspe

     

    Par Alain Bagnoud

     

     

    Van-Gogh.jpgLes Mémoires de Dirk Raspe est le dernier roman de Pierre Drieu La Rochelle. Inachevé à cause de son suicide en 44, dans les circonstances qu'on sait. Non, on ne les sait pas? Les voici:

    Directeur de la NRF (Nouvelle Revue Française) pendant la 2ème guerre mondiale, prônant la collaboration, Drieu était passible de la peine de mort. A la Libération, il a refusé de se cacher comme le lui proposait notamment André Malraux, dont il était le parrain d'un des enfants. Ont suivi trois Drieu La Rochelle, Mémoires de Dirk Raspetentatives de suicide. La dernière a été la bonne.

    Les Mémoires de Dirk Raspe est son dernier livre. Paru seulement en 66, il traite de tout autre chose que de nazis et de collaboration.

    Il s'agit d'un peintre, dont l'histoire est exactement calquée sur celle de Van Gogh. Mais le fait que ce ne soit pas précisément une biographie permet aussi à Drieu de parler un peu de lui-même et d'habiter ainsi le livre, qui est une descente vers la mort et une interrogation sur l'art.

    drieu_la_rochelle.jpgOn suit le futur peintre en Angleterre, puis dans son ministère de pasteur avorté dans les villages boueux du nord, dans ses débuts d'artiste... C'est un très beau livre.

    Elégance de l'écriture. Intelligence supérieure. Force des dialogues qui touchent à l'essentiel. Obsession de la mort. Croyance volontairement syncrétique en Dieu et en l'art, en la prédestination calviniste aussi, qui est celle des rares élus sauvés, c'est-à-dire celle des artistes de talent. Fascination de la pauvreté, de l'animalité, de l'humanité et de la déchéance. Célébration, surtout, de la force têtue qui fait finalement un destin et pousse l'homme (l'artiste) vers la découverte d'une vérité essentielle!

    Le texte est inachevé. Il devait comprendre encore trois parties qui auraient suivi la trajectoire de Van Gogh. Mais la guerre s’est terminée, et la vie de Drieu aussi.

     

    Drieu La Rochelle, Mémoires de Dirk Raspe, Gallimard

    Paru aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

     

  • Au bord de la piscine

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    par Jean-Michel Olivier

    Je suis assis au bord de la piscine et je regarde le ciel vide et profond comme la mer. De temps à autre il se charge de gros nuages noirs. Mais les nuages ne restent jamais longtemps. Le vent les chasse vers la montagne où les éclairs jaillissent bientôt comme un feu de Bengale. J’y découvre chaque jour des présages. Les nuages sont des livres qui refluent vers la nuit.

    À Dolorès j’apprends à lire dans les bruits du dehors. Le chant des oiseaux ou le vent dans les branches des séquoias. Comme le sorcier de mon village. Et il me suffit de creuser la terre ou d’arracher l’écorce des arbres pour lui montrer qu’un autre monde est là. Merveilleux. Innocent. Un monde peuplé de fourmis rouges et de vers translucides. Un autre monde à portée de la main.

    Matt est vautré dans une chaise longue. Il discute avec un acteur dont le prochain film sort dans quelques jours. Le type s’appelle Jack Malone. C’est un pote de mon père. Mais je crois qu’il m’aime bien aussi. Tous les deux fument un joint en regardant le ciel. Jack est surtout connu pour une réclame qui vante les mérites d’une capsule de café. Il a touché beaucoup d’argent pour ça. Il a les cheveux gris et noirs. Il porte des lunettes de soleil comme tout le monde dans cette ville. Il sirote une margarita.

    De temps à autre, Matt dit quelque chose. Ou Jack. Ou les deux à la fois. Ça n’a pas d’importance. Aucun des deux n’écoute vraiment. Une musique douce s’échappe de la maison. La voix d’Astrud Gilberto s’invite au bord de la piscine avec le saxophone de Stan Getz. Corcovado. Les éclats de mica renvoyés par l’eau turquoise. Les volutes de vapeur qui montent du bassin. Les jolies filles et les jolis garçons qui se dorent doucement au soleil. Les palmiers qui se découpent sur le ciel mauve orange. Le vent qui brûle et donne des frissons. Le monde agit comme un anesthésique. Les mots ne pèsent pas. Les gestes n’ont pas d’importance. Les domestiques attendent sous le porche qu’on les appelle. Matt s’endort dans sa chaise longue. Jack lorgne une fille en bikini violet qui plonge dans la piscine. Dol lit le dernier roman de Dan Brown sous un grand parasol. Ses paupières se ferment toutes seules.*

    * Extrait de L'Amour nègre, roman à paraître le 19 octobre aux Éditions de Fallois.

  • Quel réalisme?

     

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

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    Je lis et relis avec un enthousiasme sans cesse renouvelé ce qu’il est convenu d’appeler les «nouvelles» de Maupassant et, plus particulièrement, ce que les éditeurs de livres de poche nomment ses «contes fantastiques». Je savais que Maupassant gagnait sa vie en écrivant pour les journaux, mais ce que j’ignorais c’est à quel point la contrainte journalistique stimula son esprit créatif, l’obligeant à déroger à son propre credo esthétique. J’ai donc lu avec curiosité un essai paru aux Editions de l’Hèbe: «Maupassant, quel genre de réalisme?», dans lequel Timothée Léchot interroge la vraisemblance des récits brefs de cet écrivain hors normes.

    On peut en effet se demander si Maupassant fut un auteur réaliste, au sens où l’entendent les critiques et les professeurs. Préférer le banal et l’ordinaire à l’exceptionnel et au romanesque, chercher «son inspiration dans la réalité et dans le quotidien de ses contemporains» caractériseraient, selon les manuels d’histoire littéraire, le travail d’un écrivain réaliste. En ce sens, on pourrait qualifier l’auteur d’ «Une vie» de réaliste (ce qu’il fut, selon Timothée Léchot, dans ses romans). Mais s’attacher à une reproduction exacte de la réalité ne peut être «la condition sine qua non d’une oeuvre littéraire». Ce qui est indispensable, pour Maupassant, «c’est l’originalité du regard et la qualité de la rédaction». «La recherche obstinée de la vérité ne suffit pas à un projet littéraire.» Plus que la vérité, nous confie Maupassant, c’est l’impression de réalité qui compte. Il faut, par conséquent, privilégier ce que Jakobson nommera les effets de réel.

    Dans ce que Timothée Léchot nomme les contes journalistiques, la vision du monde de l’auteur est médiatisée. Maupassant impose, entre le lecteur et lui-même, la présence forte d’un conteur qui prend la parole dans un lieu déterminé, s’adressant à un auditoire ou à un ami pour leur raconter son ou ses histoires. Léchot montre comment Maupassant naviguait entre roman et nouvelle, comment il reprenait des scènes, des descriptions, des personnages, des situations, des thèmes d’un roman pour les introduire dans une nouvelle où une autre fonction leur serait conférée et d’autres effets de réel attendus.

    Or, nous dit Léchot, les contraintes qu’impose le conte journalistique (concision, traits caricaturaux, émotions à susciter chez le lecteur) ont poussé Maupassant à mettre en scène des personnages insolites ou surprenants et des événements exceptionnels, à rédiger des histoires saisissantes par leur étrangeté, à «offrir quelque chose d’alléchant aux lecteurs des quotidiens». Sans porter aucun jugement de valeur sur ces short stories, Léchot nous montre dans son essai que Maupassant se contredisait (ce qui est le propre, concède-t-il, de tout vrai artiste) et qu’il s’est éloigné d’une doctrine, prônée dans quelques rares textes théoriques, pour développer «une autre forme de réalisme». Forme que Maupassant sut exploiter dans une perspective vénale mais qui ne diminue en rien, à mon sens, la qualité des contes destinés aux journaux. Les bonheurs d’écriture y sont si nombreux que je leur accorde sans réticence mon adhésion.

     

     

     

    Timothée Léchot: Maupassant:

    Quel genre de réalisme? Editions L’Hèbe, 2010.

     

  • Cuba libre

    Par Pierre Béguin

    fidel[1].jpgTrinidad, Cuba.

    J’attends mon repas. On attend beaucoup à Cuba. A l’aéroport. Au restaurant. A la banque. Une heure pour manger. Deux heures pour retirer de l’argent. Toute la vie pour beaucoup de choses et l’éternité pour le reste.

    Alors je lis le journal du coin. Un petit journal de 12 pages à la présentation minimaliste, triste, avec quelques photos en noir blanc. Genre Le Courrier. Peu de photos, beaucoup de mots. Le contenu? Les réflexions de Fidel sur les menaces écologiques de notre planète. En réalité, un pillage parfait des thèses de Yann Arthus Bertrand et de son dernier film Home. L’opportunité est trop belle de fustiger les dommages inhérents causés par l’hégémonie de l’activité impérialiste. 3 pages pleines donc.

    La visite de Fidel à l’aquarium. L’occasion de vanter en contrepoint les réalisations révolutionnaires. 1 page tout de même.

    Fidel en conversation avec les ambassadeurs cubains. La Révolution ouverte sur le monde. 1 page.

    Une lettre de Fidel au peuple. 1 page.

    Raoul Castro reçoit le premier ministre du Koweït. ½ page seulement. Logique. Il dirige certes, mais ce n’est que le frangin.

    Le message de Fidel à Nelson Mandela, «symbole de la liberté, de la justice et de la dignité humaine» (dixit Fidel). 2 pages.

    Leçons de vie avec le Che. On cultive le symbole cubain également. 1 page.

    L’industrie anti-cubaine de Miami. On nous apprend que la CIA a fabriqué à coup de millions de dollars le dénommé «exil cubain» (en fait, Cuba survit plutôt mal grâce au tourisme et, surtout, à l’argent que les «exilés» envoient à leur famille). 1 page.

    Reste ½ page pour le sport où l’on apprend dans la liesse que Cuba a terminé deuxième du tournoi de baseball de Harlem (au Pays-Bas bien sûr!). On ne sait pas qui a usurpé la victoire. On s’en fout d’ailleurs. De toute façon, l’année prochaine, c’est Cuba qui va gagner.

    Ça fait 11 pages, me direz-vous. Oui. La première page est une photo de Fidel embrassant Mandela.

    Je ferme le journal dans un élan de soulagement et de fierté natonale. Chez nous, un journal de même format contient plus de pages remplies de photos en couleur avec de jolies starlettes célèbres qu’on ne connaît pas, entrecoupées d’informations aussi variées qu’inintéressantes. Et surtout il est gratuit et se lit plus rapidement. 20 minutes seulement! Logique. Chez nous, on attend moins.

    Je pose le journal du coin sur un coin de table. J’attends toujours mon repas. A Trinidad, Cuba…

    PS. Que le lecteur se rassure, au moment où je mets ces lignes sur Blogres, ça fait déjà quelques semaines que j’ai avalé mon repas, et beaucoup d’autres depuis…

     

     

  • Le retour de Paul Auster

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    par Jean-Michel Olivier

    Paul Auster (né en 1947 dans le New Jersey) est un maître du roman. On se souvient de ses débuts flamboyants avec la fameuse trilogie new-yorkaise (La Cité de verre ; Les Revenants ; La Chambre dérobée*). Puis des romans souvent vertigineux, comme Moon Palace (1990) et surtout Léviathan (Prix Médicis étranger en 1993). Suit une époque où Auster, abandonnant la littérature, se lance dans le cinéma, réalisant d'honnêtes films d'ambiance (Smoke, avec Harvey Keitel). Après cette parenthèse cinématographique, le ténébreux auteur revient à la littérature, mais avec passablement de peine (pour ses admirateurs comme pour lui-même, semble-t-il). Depuis dix ans, les romans se suivent, inégaux, ampoulés, peu enthousiasmants.

    Heureusement, le dernier livre de Paul Auster, Invisible, renoue avec la veine qui a fait son succès. Comme toujours, Auster aime à brouiller les pistes. Le roman. croit-on, nous conte l'histoire d'Adam Walker, « plus beau qu'un Adonis », poète et traducteur, jeune fou de littérature, qui rencontre un couple extravagant, Margot et Rudolf Born. Elle est française et attirante et lui est invité par une Université américaine  à donner des cours d'administration. Cette rencontre va bouleverser la vie d'Adam. Et le lecteur se réjouit de découvrir son histoire. Bientôt un autre personnage intervient, Jim, ami d'université d'Adam, et écrivain à succès. Les pistes se brouillent à nouveau. Et le récit est pris en charge, désormais, par Jim, qui va enquêter sur la vie de son ami, sans jamais le rencontrer, mais en dépouillant et en mettant au net les documents qu'Adam lui envoie par la poste.

    images.jpegComme on le voit, les récits s'emboîtent les uns dans les autres. Un vertige délicieux guette le lecteur impatient de savoir le fin mot du roman. La vérité du récit est sans cesse malmenée, questionnée, remise en cause. Qui dit la vérité ? Adam Walker qui raconte sa relation particulière avec sa sœur ? Gwyn, cette sœur, qui nie tout en bloc ? Ou encore Cécile, la jeune fille amoureuse d'Adam quand il étudiait à Paris ?Ou Rudolf Born, faux professeur, mais sans doute vrai agent ssecret ?

    Superbe variation sur l'« ère du soupçon », Invisible, est une très belle réflexion sur l'art du roman, le statut de la vérité en fiction, la manipulation à laquelle se livrent les divers narrateurs du livre. Qui croire ? À qui faire confiance ? Qui tire les ficelles du destin ? Une parfaite réussite.

    * Tous les livres de Paul Auster sont édités par Actes Sud, dans une traduction (assez râpeuse) de Christine Le Bœuf.

  • Z'avez dit minimalisme

     


    par antonin moeri

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    Lors d’une promenade dans l’Est vaudois en compagnie de Valère, un psychanalyste qui aime Malevitch, Le Corbusier, Adolf Loos, et qui possède un dessin de Hopper, nous avons parlé littérature. Je lui ai dit combien j’aimais les romans de Kundera et ceux de Kafka. Il m’a dit qu’il était en train de lire les premières nouvelles d’Hemingway et que l’une d’elle l’avait particulièrement frappé: «Un chat sous la pluie».

    Une station balnéaire en Italie. Un hôtel fréquenté par des peintres. La pluie tombe sur les palmiers. Une Américaine regarde par la fenêtre de sa chambre. Elle voit un chat qui s’abrite sous une table. Elle désire avoir ce chat près d’elle. «Il ne faut pas vous faire mouiller», lui dit une femme de chambre en ouvrant un parapluie. Mais sous la table, le chat n’y est plus. «L’as-tu trouvé?» demande le mari plongé dans un livre. Elle se regarde dans un miroir. Elle dit qu’elle aimerait laisser pousser ses cheveux. Elle en a marre d’avoir l’air d’un garçon. «Je les aime bien comme ça, dit le mari, tu es rudement jolie». Elle veut avoir un gros chignon et un minet sur les genoux, elle veut qu’on allume des bougies à table, elle veut de nouvelles robes. «Oh! tais-toi et prends un bouquin!» dit Georges qui se remet à lire. «Je veux un chat tout de suite!» On frappe à la porte. La femme de chambre serre dans ses bras un gros chat gris. «Le padrone m’a demandé d’apporter ceci pour la signora».

    «J’ai souvent entendu parler d’écriture minimaliste à propos d’Hemingway», me dit Valère dans un sous-bois où nous avions perdu la trace du chemin. «Je sais que son but, en écrivant, était d’éliminer le superflu pour ne révéler que ce qui est nécessaire à produire un impact émotionnel sur le lecteur. Alors, cher ami, si des phrases brèves, une syntaxe rudimentaire, une situation ordinaire, un vocabulaire et une intrigue simples caractérisent ce qu’on appelle le minimalisme, l’écriture de «Un chat sous la pluie» est minimaliste. Mais ce qui compte dans cette nouvelle, poursuivit-il alors que la trace du chemin avait été retrouvée, c’est la partie immergée du texte, ce qu’on nous donne à imaginer: une femme doit offrir à son mari l’image que celui-ci exige d’elle. Elle en a marre de suivre comme un caniche ce bonhomme qui lit des livres et s’offre du bon temps dans une station balnéaire prisée par les artistes, elle veut affirmer sa propre identité en laissant pousser ses cheveux, en achetant de nouvelles robes, en caressant un chat qui ronronne sur ses genoux. Or, quand l’un de ses désirs est comblé par une femme de chambre et un padrone attentifs au moindre besoin des clients, le lecteur se demande comment réagira Georges qui eût préféré que sa femme lût un livre. Le lecteur est amené à percevoir les choses plus qu’il ne les comprend. C’est, je crois, ce que visait Hemingway en développant ce style télégraphique qui a fait son succès.»

    E.Hemingway: Nouvelles complètes, Quarto, 2004

     

  • Rebetez le nomade

    images-17.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Impossible de « cadrer » simplement le jurassien Pascal Rebetez : homme de télévision, mais aussi de théâtre, comédien et metteur en scène, poète et écrivain… Cela fait beaucoup pour un seul homme ! Mais on ignorait encore le Rebetez voyageur qui nous livre ici, dans Un voyage central, ses carnets de randonnée à travers la Suisse primitive, l’Europe centrale, les territoires andins. Rebetez y tient le registre de ses découvertes et de ses rencontres, toujours surprenantes, toujours merveilleuses. Les notes qu’il prend, au fil de ses errances, forment une mélodie à chaque nouvelle inattendue et séduisante. Si ce voyage est central, c’est que la marche, à chaque fois, rapproche le randonneur de son centre secret. Si « voyager est toujours un leurre », proclame l’auteur, c’est parce que le voyage est toujours une expérience à la fois douloureuse et bouleversante de l’intime. Confronté aux autres, explorant le monde extérieur, c’est encore à ses propres limites que le voyageur est constamment renvoyé. Rebetez montre admirablement ce mouvement paradoxal, avec la grâce du poète.

    * Pascal Rebetez, Un voyage central, Éditions de l’Hèbe, 2006.

  • possibilité d'une île

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Un individu, que l’auteur ne veut pas désigner avec plus de précision, se rappelle une scène dans un salon de coiffure à Crescent City, en Californie. Cet individu est assis dans le fauteuil alors que trois hommes attendent leur tour: Albert, un vieil homme qui souffre d’une bronchite chronique, Charlie, responsable de la sécurité dans une banque et un quidam portant des Pataugas et des pantalons maculés de cambouis.

    Charlie raconte comment il a étourdi un daim lors d’une partie de chasse, animal qui réussit cependant à lui échapper. S’il n’a pu le tuer, c’est à cause de son fils qui, ce jour-là, se sentait mal. Le quidam reproche à Charlie son manque de persévérance. Albert renchérit sur ce que l’autre vient de dire. Ce qui irrite Charlie qui traite Albert de vieux con. Le ton monte. Le coiffeur intervient. Il demande à ses clients de se calmer. Charlie s’en va en claquant la porte du salon. Le vieux s’éclipse, bientôt suivi du quidam. Le coiffeur parle au narrateur comme si celui-ci était responsable de ce qui vient de se passer, mais ses doigts glissent tendrement dans les cheveux de son client. Geste que le narrateur ressent comme un geste d’amour.

    Cette délicieuse sensation lui revient en mémoire. Ce “Retour au calme” (titre de la nouvelle) a déclenché l’écriture. Si cette scène a tant d’importance à ses yeux, c’est qu’elle s’est déroulée à un moment décisif de sa vie: assis dans le fauteuil du coiffeur qui venait de perdre trois de ses clients et qui massait avec tant de délicatesse son cuir chevelu, le narrateur-témoin a décidé de quitter et sa femme et la ville où ils avaient vécu.

    C’est l’homme aux Pataugas qui commence à semer la zizanie. Son impatience, son excitation, son agressivité, son ressentiment créent un climat qui, avec la complicité du vieux bronchiteux, deviendra insupportable. Les crises nerveuses, les mouvements de colère, de violence ou de désespoir suicidaire sont ceux que privilégie Raymond Carver pour dresser le tableau d’une autre Amérique, celle des laissés-pour-compte dont l’identité flotte au gré des courants, des mises à pied et des délocalisations, celle des hommes que Céline disait sans importance collective.

    Un type corpulent dont les petits yeux font le guet dans le hall d’une banque et qui brutalise son fils distrait, un autre presque chauve qui croise et décroise nerveusement les jambes, un troisième qui fume clope sur clope malgré sa bronchite chronique vivent dans une jungle peuplée de fauves blessés. Peut-on échapper à cette jungle? Le pessimisme de Carver est tempéré par une indication: “Il les laissa jouer dans les cheveux, TENDREMENT, comme s’il m’aimait”. Cette possibilité d’une île éclaire d’une surprenante lumière les grimaces et contorsions des damnés.

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour. Le Livre de poche 2007

     

     

  • Jean Bühler le bourlingueur

    images-16.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Depuis le temps qu’il arpente les routes d’Orient et d’Occident, tout le monde connaît l’extraordinaire personnage de Jean Buhler (né en 1919 à la Chaux-de-Fonds), auteur, entre autres, de plus de 5000 articles et de quelque 40'000 photographies. Grâce à Pascal Rebetez, qui dirige les éditions d’Autre Part, on peut suivre Buhler, texte et image, dans un de ses plus grands voyages, celui qu’il entreprit en 1956 (soit peu de temps après le grand voyage de Bouvier) de La Chaux-de-Fonds jusqu’à Kaboul, à bord d’une 2 CV qui creva 104 pendant le raid. Il faut suivre cette odyssée fantastique à travers montagnes et déserts, villes surpeuplées et bourgades abandonnées. Buhler excelle à rendre l’humanité des rencontres impromptues, les dresseurs d’ours ou les fumeurs d’opium, les tziganes en fuite ou les danseurs pathans tourbillonnant comme des derviches. Outre leurs qualités de documents, ces textes et ces images ont une réelle valeur poétique : c’est un monde disparu que ces photos ressuscitent avec chaleur et authenticité.

    * Jean Buhler, Sur la route (de La Chaux-de-Fonds à Kaboul), textes et photographies, éditions d’Autre Part, 2006.