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Blogres - Page 105

  • L'Amour fantôme

    C_OLIVIER_Amour_MYW.jpg« Un petit roi, un papa vite effacé, une mère lascive. Œdipe hante toujours la littérature. Constamment remise au goût du jour, sa figure a subi des liftings. Dans L'Amour fantôme, Jean-Michel Olivier réussit où tant d'autres ont échoué. Sans paraphraser le mythe. Avec de jolis coups de scalpel.
    L'auteur a la plume incisive. Surtout quand il s'agit de démonter les absurdités des prêcheurs d'Apocalypse. Il promène un regard ironique sur les aventures du pauvre Colin. Il décrit parfois avec froideur ses personnages. Mais il sait aussi, dans des scènes intimes, retrouver la langue, fraîche et maladroite, de l'amour. Quant aux clins d'œil à la tragédie antique, ils restent subtils (la mère se prénomme Reine et Colin est malvoyant). Sophocle peut dormir tranquille. La relève est assurée. »
    Emmanuel Cuénod, La Tribune de Genève

  • Ça ne tient à rien

    par Pascal Rebetez

     

     

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    Sans mortier ni liant, tel est le cairn, cet empilement hasardeux ou rituel propritiatoire ou de reconnaissance, voire même jeu d'adresse pour rire. Il fallait oser en faire le tour et proposer rien de moins qu’un splendide ouvrage : c’est le pari réussi avec un doigté d’équilibriste par Alexandre Chollier, géo-poète de par ici.

    Moi qui, de temps en temps, ramasse et empile des cailloux sur le chemin, comme ça juste en passant, parce que j’y vois une sorte de prière païenne, le plaisir d’une érection, j’ai été happé par le texte riche de citations pétrifiantes, d’explications verticales et d’une tournure littéraire qui rend la lecture passionnante et délicieusement baladeuse, comme une main qui trouve et empile à son tour.

    Lisez Autour du Cairn d’Alexandre Chollier, d’autant que c’est un très beau livre conçu chez Héros-Limite et enrichi de dessins délicats et qui offre spontanément l’envie de retourner cheminer, un livre dans le havresac.

    Les pierres aussi ont une histoire.

    C’est bon de leur donner aussi joliment la parole.

  • mission du roman ???

     


    par antonin moeri

     

     

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    L’autre jour, un élève présenta un livre devant sa classe. Le roman d’un Anglais qui participa à des combats aériens lors de la seconde guerre. À la question qui lui fut posée «As-tu appris quelque chose en lisant ce roman?», l’ado répondit: «Ah oui, j’ai beaucoup appris sur la vie des pilotes, comment ils s’entraînaient, ce qu’ils mangeaient, le courage qu’ils devaient avoir pour partir en mission, la discipline qu’ils devaient s’imposer». Cette réponse enthousiaste d’un garçon de quatorze ans m’a laissé songeur. Je me suis demandé si le roman avait pour mission d’apprendre quelques chose au lecteur, à une époque où chaque individu est considérablement informé sur tous les sujets possibles: vie des SDF ou celle des migrants échoués sur les plages du Maroc, les parties fines des grosses nuques ginfizzées, la prolifération des cellules malignes dans tel corps ou celle des propos racistes dans telle couche de la population. Beaucoup plus efficaces que le roman sont, dans ce domaine, internet, la télé, les enquêtes socio-linguistiques ou médicalo-légales, les radios, les journaux, les revues spécialisées ou non, les encyclopédies, les entretiens de syndicalistes ou de footballeurs convertis à l’islam.

    Mais alors, me disais-je en félicitant l’élève qui avait présenté le livre d’un auteur anglais, quelle pourrait être la mission du roman en ce début de XXI e siècle? Prenons «Féerie pour une autre fois» du réprouvé de Meudon. Le lecteur apprend-il beaucoup de choses sur la vie d’un détenu dans une prison danoise juste après la seconde guerre? Ou sur la vie d’un auteur à succès dans les années trente? Ou sur la vie d’un écrivain exilé, réfugié sur les bords de la Baltique à la fin des années quarante? Oui, le cul-de-basse-fosse danois est évoqué. Oui, la chasse à courre épuratrice est suggérée. Oui, la bicoque sans chauffage de l’avocat M. est esquissée. Mais ce sont des effets de réel. Ce qui compte ici et retient notre attention, c’est un ton, un rythme, une manière de s’adresser au lecteur (à son système nerveux), une voix-peuple rêvée par un travailleur de la chose en soi.

    L’ombre des épurateurs qui rôdent sur la Butte, les hurleurs de nuit dans la geôle voisine, la cavale sur les toits de Copenhague constituent le fond de sauce. Mais pour aller directement dans le sujet et braquer sa caméra sur le visage d’un étudiant qui jubile en voyant de près un traître qu’on va fusiller, pour scruter les gestes du voyeur funeste, du dadais ingrat devenu gaulliste au bon moment et qui salive à la vue des rognons, de l’aorte, de la viande du réprouvé mis au crochet, émasculé, écartelé, pour mettre en scène la perversité ordinaire ou la banalité du mal, il faut une audace, un souffle, un talent, une vision, une détermination qui caractérisent les écrivains ne portant pas sur eux des désirs d’avenir. Si l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline est peu recommandable en ces temps obscurs et moralisants, c’est sans doute parce qu’elle reste un mystère qui provoque un malaise. Et que le malaise n'est pas tendance.

     

    Louis-Ferdinand Céline: Féerie pour une autre fois, FOLIO

     


     

  • Bureau des assassinats

    Par Pierre Béguin

    london[1].jpgLe soir du 21 novembre 1916, dans sa luxueuse demeure californienne, couvert de plus de gloire et d’argent que n’importe quel autre écrivain de son temps, Jack London décide, pour hâter sa fin, d’avaler plusieurs doses de drogues mortelles. Il a quarante ans. Ainsi le prétendent du moins ceux qui soutiennent la thèse du suicide…

    Parmi ses écrits inachevés se trouve un manuscrit commencé vers 1910 et assortis de notes relatant un dénouement possible. Le roman porte un titre superbe, Le Bureau des assassinats (The Assassination Bureau Ltd), qui désigne en fait une étrange œuvre de bienfaisance. Moyennant finance, cette société secrète assassine à la demande, pour autant que l’élimination des futures victimes soit une bénédiction pour la société. Aversion ou intérêt ne suffisent pas à l’établissement du contrat. Intraitable en matière d’éthique, le Bureau travaille selon des critères moraux très exigeants. Ainsi, avant de satisfaire son client, doit-il apporter une preuve irréfutable de mauvaise conduite de la victime désignée. Une fois déposée la demande d’assassinat, le prix réglé comptant, la preuve démontrée que cette personne fait du tort à la société, la mécanique meurtrière s’enclenche et ne peut être neutralisée en aucune manière: «Un ordre donné est un ordre exécuté. Nous ne pouvons exercer autrement notre activité. Nous avons nos règles, sachez-le!» précise le fondateur de cette étrange société, un certain Dragomiloff. C’est lui qui mène l’enquête sur la cible, c’est lui qui décide si l’assassinat est socialement justifié, c’est lui qui donne l’ordre d’élimination. Un être est considéré comme nuisible uniquement parce que Dragomiloff l’a jugé tel, une mort est considérée comme juste uniquement parce que Dragomiloff en a décidé ainsi. Quel que soit le statut social de la victime – commissaire de police, banquier, syndicaliste, dame de la haute société – si Dragomiloff juge qu’elle est brutale, sans scrupule, briseur de grève, avide, le contrat est exécuté. Sinon, faute de preuves suffisantes, l’argent est remboursé au client, moins 10% pour couvrir les frais de gestion. Les affaires sont florissantes…

    Un jour, un jeune homme pénètre dans le Bureau pour présenter une demande d’assassinat très singulière: il paie le prix du meurtre d’une personnalité publique très importante qu’il ne nomme pas expressément. La demande est acceptée, à condition bien entendu que la culpabilité de la cible soit avérée. Alors seulement le jeune homme révèle l’identité de la victime: Dragomiloff en personne. Le Bureau ne revenant jamais sur sa décision, Dragomiloff se voit contraint d’accepter la demande de son propre assassinat et, donc, d’enquêter sur sa conduite afin de décider, en toute conscience, si son élimination est socialement justifiée. Car la logique du Bureau des assassinats est si parfaitement conçue qu’elle ne peut être neutralisée que par la destruction de son créateur…

    Près d’un siècle plus tard, l’idée de Jack London qu’un mécanisme social peut atteindre un tel degré de perfection dans son activité fanatique que seule l’élimination de ses créateurs permet de le détruire ne manque pas de réincarnations modernes. Bijou de suspense et d’humour grinçant, le roman est resté inachevé en 1916 (reconstitué et publié en 1963) mais le Bureau n’est plus vraiment imaginaire. Il peut avoir pignon sur rue, par exemple, être multinational, afficher fièrement sa raison sociale, se dissimuler derrière un écran d’innombrables actionnaires anonymes, revendiquer des assassinats ou des attentats barbares politiquement justifiés, protéger ses prédateurs sexuels ou financiers, ses mécanismes envahissent tous les domaines de l’activité humaine partout où le profit est possible, la purification souhaitée, le fanatisme affiché; il reste indifférent aux conséquences qu’il initie, aux vies qu’il écrase, aux écosystèmes qu’il détruit, insensible à l’élimination de tous ceux qu’il considère comme les fléaux de la société; il accumule le plus souvent les bénéfices en quantité illimitée sans égard pour les coûts qu’il engendre en terme de destruction et de vies, dès lors que son action est autoproclamée bénéfique à la société… Cette structure mercantile que nous avons élaborée comme moteur économique de notre société libérale, conçues pour atteindre son but à n’importe quel prix, abouti le plus souvent à des bénéfices dont nous sommes destinés à être progressivement exclus. En dernière instance, même les plus riches et les plus puissants ne survivront pas à l’épuisement qu’ils auront programmé. Alors, comme dans le roman de Jack London, ces systèmes, aussi perfectionnés soient-ils, se détruiront eux-mêmes par la liquidation inévitable de leurs créateurs. Mais ce qui est plus inquiétant encore dans toutes ces résonances contemporaines du Bureau des assassinats, c’est que chacun d’entre nous, soumis à l’enquête de Dragominoff, serait certainement – et le plus souvent à juste titre – déclaré socialement nuisible, donc justement éliminé…

    Jack London exprimait en ces termes cette logique paradoxale de Dragomiloff dans laquelle pourtant tout le monde peut se reconnaître: «J’ai rencontré des gens que la brutalité des combats de boxe rendait fous d’indignation et qui, en même temps, étaient partie prenante dans le commerce d’aliments frelatés qui tuent chaque année plus de bébés que n’en a tué Hérode lui-même de ses mains sanglantes. Tel rédacteur, qui publiait des annonces vantant des spécialités pharmaceutiques et n’osait pas imprimer dans son journal la vérité sur lesdites spécialités de peur d’en perdre le budget publicitaire, m’a traité de démagogue crapuleux parce que je lui disais que son économie politique datait et que sa biologie était contemporaine de Pline…»

    Le 22 novembre 1916, après un jour d’agonie, Jack London s’éteint dans sa luxueuse demeure californienne acquise grâce aux droits d’auteurs issus de l’édition capitaliste qu’il méprisait tant. Quelques mois plus tôt, il avait rendu sa carte au parti socialiste «à cause de son manque de combativité et de son désintérêt de la lutte des classes…»

     

     

  • Grisélidis, reine et noire

     

    Par Alain Bagnoud

    090309_GRISEDILIS_REAL_ROIS_10.jpgGrisélidis Réal, on s’en souvient peut-être, avait voulu être enterrée au Cimetière des rois, havre post-mortem genevois réservé aux personnalités. Elle convoitait ce champ du repos autant pour « faire avancer la cause », comme elle disait, que pour « les emmerder ». Comme elle disait aussi.

    La cause, c’était la prostitution. Elle demandait qu’on considère le tapin comme un véritable métier. Quant à ceux qu’il fallait emmerder, c’étaient bien entendu les bourgeois, les bien-pensants.

    Affaire réussie, en tout cas dans son deuxième volet. On se souvient des piaillements de protestation, venus autant de la droite que de la gauche, des féministes que des conservateurs (voir notamment ici).

    Cette révolte de Grisélidis Réal, qui l’a soutenue toute sa vie, éclate magistralement dès son premier livre: Le noir est une couleur. Le plus fort de ses textes, peut-être, qu’il est urgent de lire ou relire en cette époque politiquement correcte.

    C’est une autobiographie. En 1959, Grisélidis fuit la Suisse avec ses deux enfants et un amant noir qu’elle a eu grand peine à arracher à un hôpital psychiatrique. En Allemagne, elle connaît la misère absolue, est battue par son galant, et finit, sur sa suggestion, par se prostituer pour gagner quelques marks et faire vivre sa famille au jour le jour. Elle erre d’abord dans la rue, puis se retrouve dans un bordel.

    archives.jpgCe serait pathétique s’il n’y avait la force, la rébellion, l’insoumission absolue de Grisélidis, attirée spontanément par ceux que la société exclut et condamne. Les gitans, dont elle rejoint un camp, qui lui donnent une roulotte, dont elle se sent faire partie de la famille. Les noirs, ses amants de prédilection, ostracisés par le racisme des années 50-60. Les putains, dont elle assume avec flamboyance de faire partie. Les trafiquants de drogue qu’elle rejoint, prenant des risques énormes pour aller acheter de la marijuana et du hachich arrosé d’opium au Maroc.

    L’introduction clandestine de cette marchandise en Allemagne lui vaudra l’expulsion du pays et la perte de son grand amour, un soldat américain noir appelé Rodwell, qu’elle a rencontré près de ces bases américaines. Quinze ans après la guerre, elle occupaient encore l’Allemagne et fournissaient à Grisélidis une grande partie de ses clients.

    On voit que dans le récit, il y a de l’histoire, et quelques anecdotes croustillantes. Mais autant que le témoignage sincère et revendicateur, ce qui fait la force du livre, dérangeant et superbe, écrit dans un langage vigoureux et lyrique, c’est la puissance vitale de son auteur. Sa tendance à revendiquer ce qui lui arrive, à l’assumer, à ne pas vouloir être victime, mais protagoniste de sa propre histoire.

     

    Grisélidis Réal, Le noir est une couleur, Balland 1974

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • vide plein de promesses

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    En faisant de l’ordre au grenier, je tombe sur une caisse contenant des livres à couverture jaune. Il y en a de Perec, Juan Rulfo, Nelly Sachs, Sciascia, Kerouac, Chalamov, Borges, Gombrowicz. Ce sont des auteurs que Maurice Nadeau découvrait et faisait lire. Le genre d’éditeur qui compte. En 1967, il fait paraître le récit d’une singulière aventure. Celle d’un étudiant pauvre qui décide de lâcher prise, de sombrer dans une léthargie libératrice, où les minutes ne comptent plus, où le courrier n’est plus ouvert, où les numéros de téléphone, les adresses, les sourires et les signes de reconnaissance s’effacent. Errances dans les rues de Paris, au bord de la Seine, le long des quais où les «pêcheurs assis, immobiles, suivent des yeux l’inflexible dérive des flotteurs».

    Cette léthargie est une manière de se réapproprier le monde, de désarticuler les stéréotypes et bousiller les balises communément admises, de poser un regard neuf sur les autobus qui passent et de tendre une oreille de verre aux murmures, chuchotements, craquements et autres «sifflements de serpents pétrifiants». Entièrement écrit à la deuxième personne du singulier, ce récit entraîne le lecteur dans un «vide plein de promesses» dont on n’attend rien, où l’on survit «comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un rat». L’écriture est si belle qu’on croit entendre Rimbaud. «Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais». «Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots». Les noms propres ne servent pas simplement à désigner telle ou telle réalité. Ils déroulent leurs sonorités dans une suave orchestration de carnaval. Oberkampf, Vercingétorix, Château-Landon, Bourdelle,  Batignolles, Pantin, Barbès, place Clichy où «des foules impatientes lèvent les yeux vers le ciel».

    L’étudiant pauvre qui a décidé de lâcher prise rappelle Bartleby que Perec convoque à la fin de son récit. Si le Bartleby de Melville se laisse mourir de faim, notre pauvre Dedalus veut reprendre pied sur la terre ferme des vivants. Avant quoi, il nous aura entraîné dans une rêverie où l’exclu est navire et passager à la fois. Le verbe «dormir» développe le sens figuré de «rester inactif». C’est donc par antiphrase que Georges Perec a intitulé son livre «Un homme qui dort».

     

     

     

    Georges Perec: Un homme qui dort. Edition Les lettres nouvelles, 1967

     

  • L'écriture ou la vie IV

    Par Pierre Béguin

    «J’ai écrit tant que je ne connaissais pas la vie; maintenant que j’en ai compris le sens, je n’ai plus rien à écrire»

    dit Oscar Wilde. Et, de fait, il consacra les deux dernières années de sa vie à la paresse, à la contemplation, à l’inaction… et à l’absinthe.

    De l’écriture à la vie donc…

    Dans Bartleby et compagnie, Vila-Matas fait référence à Marcel Schwob, – conteur, essayiste, grand connaisseur et traducteur de la littérature anglaise (Shakespeare notamment), qui publia les premiers textes de Jarry – et à ses fameuses Vies imaginaires, création borgésienne avant la lettre, où l’érudition se mêle à la fiction pour composer un artifice esthétique achevé qui rivalise avec le réel. Parmi ces vies imaginaires, celle de Pétrone – un Pétrone fictif bien entendu, peu conforme à celui que nous décrit les livres d’histoire – qui, après avoir écrit seize récits inspirés de ses incursions dans les bas fonds de la cité, décide de vivre les histoires qu’il a inventées. En compagnie d’un esclave, Cyrus, déguisés, ils «quittèrent la cité et s’en furent par les chemins vivre les aventures inventées par Pétrone, qui renonça pour toujours à écrire à partir du moment même où il commença à vivre la vie qu’il avait imaginée». Oser vivre ce qu’on a écrit et, pour cela, cesser d’écrire. L’itinéraire est original…

    chamfort[1].jpgIl en est de plus tragique qui mène de l’écriture au silence. Celui de Chamfort, par exemple, littérateur et académicien (certains voyaient en lui un successeur possible de Voltaire). Malgré un soutien financier, idéologique et littéraire absolu à la Révolution (il donne tout son argent à la cause et compose les vingt-six premiers Tableaux historiques de la Révolution française), il est dénoncé au Comité de sûreté générale par son subalterne au Cabinet des Estampes et incarcéré aux «Madelonnettes». Libéré, puis reconduit dans une maison d’arrêt, lui qui ne veut en aucun cas «satisfaire aux besoins de la nature en commun avec trente personnes» se rend dans son cabinet sous prétexte de se préparer, et se tire une balle dans la tête. La balle dévie, lui crève l’œil droit et lui brise le nez. Etonné de vivre encore, il se taillade férocement la gorge, le torse, les bras et les jambes à coups de rasoir et de couteau avant de s’effondrer en hurlant dans son sang… toujours vivant. Il succombe cinq mois plus tard dans d’atroces douleurs, laissant derrière lui des cartons entiers de petits carrés de papiers dont la plupart disparaîtront. Ceux qui ont pu être sauvés constituent les Produits de la civilisation perfectionnée, mieux connus sous le titre de Maximes et pensées, caractères et anecdotes, plus cyniques et presqu’aussi célèbres que les Maximes de La Rochefoucauld. Sur un de ces petits cartons, il s’était posé à lui-même cette question: «Pourquoi ne publiez-vous pas?» Voici les réponses que Vila-Matas a sélectionnées (je précise que je n’en ai trouvé nulle trace dans mon édition): «Parce que le public me paraît porté au comble du mauvais goût et au souci de dénigrer. Parce que nous nous exhortons à la tâche de la même façon qu’en nous penchant à la fenêtre nous espérons voir passer dans la rue singes et montreurs d’ours. Parce que j’ai peur de mourir sans avoir vécu. Parce que plus ma réputation littéraire s’évanouit, plus je suis heureux. Parce que je ne voudrais pas faire comme les gens de lettres, qui ressemblent à des ânes lorsqu’ils ruent et se battent devant leur mangeoire vide. Parce que le public ne s’intéresse qu’aux succès qu’il est capable d’apprécier». Personnellement, j’ajouterais à cette liste les deux pensées suivantes: «Un homme de lettres menait de front un poème et une affaire d’où dépendait sa fortune. On lui demandait comment allait son poème: "Demandez-moi plutôt, dit-il, comment va mon affaire (…) Avant d’être immortel, je veux savoir si je vivrai"», et «Le fameux Ben Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s’en étaient fort bien trouvés.» Quelque cent vingt ans plus tard, Jacques Vaché, compagnon de la première heure des surréalistes, concrétise de manière plus directe encore cet itinéraire de l’écriture au silence: «L’Art est une sottise» clamait-il avant d’absorber une trop forte dose d’opium.

    Cette tentation du silence est forte et lancinante chez certains écrivains. On en trouve des signes même chez les plus prolixes. Comme dans ce passage de Les Indes noires de Jules Verne où l’on voit la jeune fille Nell, trouvée agonisante au fond d’une mine de charbon où elle était séquestrée depuis sa petite enfance, découvrir la magie de l’astre lunaire pour la première fois. Comme si son enthousiasme avait besoin de mots pour prendre forme et exister, les deux personnages masculins qui l’accompagnent se croient obliger de lui décrire ce qu’elle voit parfaitement par elle-même. L’un dans un langage exagérément lyrique et surchargé de métaphores – parodie des envolées lyrico romantiques lamartiniennes – l’autre dans un langage scientifique aussi condescendant que pédant, visant à expliquer la mécanique céleste – parodie du discours positiviste à la Homais. A la fin, Nell, qui les écoute à peine, perdue dans sa contemplation, s’exclame en s’agenouillant: «Mon Dieu! Que votre monde est beau!», comme pour signifier que la beauté est dans la chose elle-même, et non pas dans les mots qui servent à la décrire. Une manière de renvoyer la poésie (et la science) au silence. Et de lui préférer la vie, tout simplement. «Assez de mots, assez de phrases! ô vie réelle / Sans art et sans métaphores, sois à moi» écrivait Valery Larbaud contre Mallarmé, avant qu’une attaque d’hémiplégie ne le contraignît au fauteuil roulant et au silence pour ses vingt dernières années.

    L’écriture ou la vie. L’écriture et la vie. La vie et l’écriture… Ce que j’ignorais encore à 25 ans en observant le ferry flanqué de l’inscription Manhattan Transfer traverser l’estuaire de l’Hudson, c’est qu’on ne choisit pas. Dans un sens ou dans un autre, agraphique, dilettante ou graphomane, besogneux, talentueux ou génial, on ne peut pas faire autrement. Tout simplement. Parmi les nombreuses explications déjà avancées pour justifier cette injonction intérieure (j’écris parce que…), celle de Jean Genêt me semble particulièrement judicieuse: «Je hasarde une explication: écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi». L’écriture érigée au rang de réparation. Réparation rendue nécessaire par le sentiment coupable que peut éprouver l’écrivain, consciemment ou non, d’avoir abandonné sa classe sociale. Car écrire, c’est, d’une manière ou d’une autre, trahir son milieu, ses origines, ses parents. Écrivain, le grand bourgeois devient saltimbanque, l’enfant d’ouvrier un "Monsieur cultivé": «Je sens souvent la sourde inquiétude d’une sorte de trahison. Il y a si loin du monde où je suis né au monde où je vis désormais» écrit Jean Guéhenno dans Changer la vie (1961). Une problématique que l’écrivain transforme en matériau littéraire. D’où probablement ce thème récurrent de la mobilité sociale dont l’univers romanesque porte souvent la trace, quand il n’en est pas l’expression même. Jusqu’à envahir parfois tout l’espace fictionnel de manière obsessionnelle, comme dans l’œuvre d’Annie Ernaux: «Je suis certaine d’écrire depuis une déchirure entre deux mondes» déclare-t-elle dans une étude qui lui est consacrée (Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux). L’écrivain se pardonnerait-il cette trahison que les autres, souvent, ne la lui pardonnent pas.

    L’écriture ou la vie? Et si, finalement, tout était affaire de culpabilité?

  • Chateaubriand et Napoléon

    Par Alain Bagnoud

     

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    Dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand use de plusieurs moyens pour dévaloriser le jeune Bonaparte, l'ennemi, celui à qui il s'est opposé politiquement toute sa vie, celui aussi dont la réputation lui fait de l'ombre.

    Premier argument: Napoléon n'est pas français. Une question de dates. Wikipédia par exemple fixe la naissance du futur empereur au 15 août 1769. C'est faux, dit Chateaubriand. Il se base sur une brochure de M. Eckart et sur la preuve suivante: l'acte de célébration du mariage de Bonaparte et Joséphine porte la date du 5 février 1768, d'après l'acte de naissance délivré par l'officier civil. Napoléon a fait disparaître ce document en 1810, lorsqu'il s'est remarié. Le fait est consigné par l'officier civil.

    Qu'est-ce que ça change? Eh bien, né en 68, Napoléon n'est pas français puisque la Corse appartenait encore à l'Italie.

    Deuxième argument: non content de ne pas être un d'eux, Napoléon détestait les Français. Il a milité d'abord pour l'indépendance de la Corse, et ce n'est qu'en voyant qu'il pouvait se servir des continentaux qu'il a changé son fusil d'épaule. Mais il les a toujours considéré comme des étrangers. « Cette phrase lui échappait: - Vous autres Français! »

    Troisième argument: les Buonaparte sont une famille noble, et c'est même à cause de ça que Napoléon a été nommé capitaine d'artillerie par Louis XVI. Cette affirmation-là vise à prouver deux choses. D'abord que le Corse était un traître à sa caste, sans honneur – contrairement à Chateaubriand à qui on ne peut en tout pas pas reprocher ça. Ensuite qu'il a confisqué une révolution populaire dont il était l'ennemi naturel à son profit.

    Sans cesse, l'écrivain trace un portrait de Napoléon en monstre. C'est-à-dire à proprement parler quelqu'un à qui ne s'appliquent pas les normes usuelles.

    Son orgueil est incommensurable, son ambition infinie. Il ne se préoccupe pas de durer, de construire mais seulement de conquérir. Ce qu'il édifie, il le bouleverse presque immédiatement, changeant les alliances, les règles, les souverains à sa guise. Exemple frappant: son retour lors des Cent-jours est condamné d'avance et il le sait: les forces coalisées ne sont pas encore dissoutes et lui doit reconstruire une armée. Mais le désir de conquête immédiate est plus fort que la raison.

    Tout préoccupé de lui et de lui seul, il utilise la France, les Français, puis tous les peuples de l'Europe comme des instruments. Les souffrances des civils et des soldats le laissent insensible, quand il ne montre pas une schadenfreude bien inquiétante.

    La réputation d'humanité du petit caporal et ses soucis proclamés du soldat? De la propagande et de la démagogie. Contrairement ce qu'affirme le tableau de Gros par exemple, aucun contact n'a e lieu avec les pestiférés de Jaffa. Il n'a pas hésité à mitrailler la foule ou à ordonner des exécutions de masse de prisonniers.

    Bien pire pour sa légende: très courageux sur les champs de bataille où il se pensait protégé par la destinée, Napoléon se montre pleutre quand il doit affronter personnellement des dangers. On le voit quand il traverse les rangs des Français hostiles lors de sa première abdication.

    Et le positif? Parce que quand même, notre auteur doit lui reconnaître quelque chose! Oui: c'est un organisateur habile, un codificateur correct, un travailleur acharné, et surtout un général de génie, stratège et improvisateur, qui supplante tout le monde.

    Mais (Chateaubriand n'a garde de l'oublier), un piètre écrivain!

    Rêvant de triompher dans les lettres comme Hitler dans la peinture, Bonaparte a voulu faire une carrière littéraire (entre 1784 et 1793) et il a lamentablement échoué.

    Et surtout, François-René maîtrisait mieux l'orthographe...

  • cactus de bureau

     

    par votre serviteur antonin moeri

     

     

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    L’entreprise s’est imposée comme le mythe du XXI ème siècle. Pas de salut hors d’elle, au point où les responsables scolaires l’ont prise comme modèle d’organisation, ou plutôt, de réorganisation de l’école publique. Faire émerger un homme nouveau en agissant sur son système nerveux est désormais l’objectif premier, et ce dès la maternelle. Cet esprit d’entreprise (“Réunissez votre équipe et donnez-lui la rage au ventre!”) se fait sentir dans toutes les couches de la population et génère une littérature de plus en plus vaste, que ce soient des bandes dessinées (Scott Adams), des essais (Boltanski, Christophe Dejours, J-P Le Goff) ou des romans (Salvaing, Laurent, Beigbeder, Houellebecq). Le ton adopté par Corinne Maier, sa truculence, son sens de la dérision, sa rage de voir partout triompher H.E.C. (Homo economicus cretinus) nous font ranger son livre sur le rayon des pamphlets.

    “Bonjour paresse” n’est pas écrit par une prof, une journaliste ou une philosophe mais par une économiste salariée dans une entreprise tentaculaire (E.D.F.) qui répond aux désirs et besoins de quarante millions de clients dans le monde. Sa pratique offre un angle de vision particulier pour saisir la brutalité, la haine, la violence et la misère symbolique qui règnent désormais dans l’Ordre de la Firme. Violence exercée, au nom du Bien, par tous ces petits chefs ternes et serviles qui montent les gens les uns contre les autres, poussent leurs collègues à la dépression nerveuse, font craquer les plus âgés, se mettent à la place des autres, analysent leurs mécanismes mentaux pour mieux les soumettre à la dure loi du sourire de connivence, pour qu’ils donnent leur temps sans compter, qu’ils adhèrent à la règle du jeu, qu’ils ne croient pas à ce qu’ils font, qu’ils acceptent sans broncher d’être traités comme des chiens.

    Le rêve d’avoir un travail chargé de sens est difficilement réalisable mais Corinne Maier propose au lecteur un cadre de pensée alternatif: conformez-vous sagement au modèle promu par votre hiérarchie, apprenez à reconnaître ceux qui, comme vous, doutent d’un système érigé en dogme, auquel il ne sert à rien de s’opposer. En d’autres termes, elle nous suggère d’adopter la posture du cactus de bureau, le cactus de bureau magnifiquement mis en scène par Melville dans Bartleby, ce texte d’une fraîcheur gogolienne que tous les cadres du monde devraient lire attentivement avant d’aller se coucher. “Je préfère ne pas...” répète sans cesse Bartleby, ce suiveur soumis qui ne sait pas se vendre ni créer un réseau, qui veut bien accomplir des tâches, trier des papiers, classer des circulaires, copier des actes, mais qui refuse obstinément de “savoir être” dans l’environnement lisse du bureau.

    C’est, en effet, au niveau du “savoir être” et des apparences que tout se joue désormais. Si l’ambiance est permissive dans les entreprises, la convivialité et le tutoiement de rigueur, c’est pour promouvoir la cohérence du groupe, pour créer artificiellement la grande famille où “la séduction compte davantage que la production”. Or la séduction n’est pas compatible avec l’ironie qui suppose la distance, la rêverie, le repli, la franchise, la critique, le jugement de valeur et le rire, qui inspire immédiatement la méfiance et vous pointe comme une victime toute désignée. Dans son pamphlet, Corinne Maier suggère de ne pas nous laisser gagner par la rhétorique de la peur et de mieux scruter les réalisations de l’Empire du Bien.

    Corinne Maier: Bonjour paresse. Michalon, 2004

     

  • Le certain

     

     

    par guy de maupassant

     

     

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    Les savants chercheront sans fin l’inconnu. Et pourtant le grand pas est fait. On marche dans le certain, vers le certain; on sait que tout effet a une cause logique et que, si cette cause nous échappe, c’est uniquement parce que notre esprit, notre pénétration, nos organes et nos instruments sont trop faibles.