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Blogres - Page 107

  • Restauration de C...

    Par Pierre Béguin

    calvin1[1].jpgPeu à peu, délicatement, elle enlève le haut et se dévoile aux passants de la rue Théodore-de-Bèze qui peuvent déjà admirer sa nouvelle toiture. Demain le bas! L’aile nord du Collège Calvin apparaîtra enfin dans son entière nudité. Et l’on pourra se rincer l’œil devant sa façade restaurée et les mansardes admirablement travaillées par des spécialistes. Et ce n’est pas fini. Car la restauration de façade prévue par nos autorités pour le plaisir de l’électeur, après maints palabres, se poursuivra finalement sur deux ans par une restauration qui englobera tout l’intérieur du bâtiment. Certes, ce ne fut pas facile pour transformer la restauration de cons initialement programmée en une restauration de fond depuis longtemps souhaitée. Question de lettre, même si l’esprit a fini par triompher. Il a donc fallu du temps, de la persévérance, de l’entêtement pour faire admettre à nos politiciens que le Collège Calvin n’est pas seulement un monument ou un site photographié par quelques touristes, mais avant tout un lieu où travaille quotidiennement presqu’un millier de personnes. Mais bon, c’est admis! Le canal auditif s’est débouché, les neurones se sont réveillés, les bourses se sont déliées. Et les salles de cours, couloirs, (trop rares) toilettes, bureaux, d’une incroyable – pour ne pas dire insalubre – vétusté, vont enfin retrouver la décence qui leur était due. Même la cour, dont la réfection, à la suite d’un concours, était programmée pour la fin… des années 1980, n’échappera pas à une nouvelle surface, semble-t-il en terre du Salève, par ailleurs peu adaptée aux contraintes d’une cour de Collège.

    Mais bon, tout va être restauré. Tout? Non, car un irréductible vestige du milieu du siècle dernier résiste encore et toujours au restaurateur: le vitrage. Jalousement protégé par la Commission des monuments et des sites. Alors que l’Etat édicte règlements sur règlements pour transformer ses bâtiments en des forteresses écologiques minergisées de fond en comble, le Collège Calvin, refait à neuf à coup de millions, échappe à toutes les velléités d’isolation pour conserver ses vieilles vitres trouées labellisées années 40 et garanties pure bise. Au point que, au plus fort de la froidure, la température de certaines salles de cours trop exposées aux frimas ne dépasse guère les 16 degrés, ce qui ne facilite pas la mission déjà périlleuse du professeur de réveiller les énergies post acnéiques. Sans compter que la chaudière, en pleine activité hivernale, décide régulièrement de se faire la malle pour quelques jours de vacances pas du tout méritées. A croire qu’elle est, elle aussi, protégée par la Commission des monuments et des sites. Le Collège serait-il pourvu de quelques fenêtres à double vitrage qu’on ordonnerait illico presto leur remplacement par un vitrage unique de 3 millimètres d’épaisseur, totalement inefficace. Point barre. On ne plaisante pas avec les ayatollahs du patrimoine genevois. Estimons-nous heureux qu’ils ne nous imposent pas le papier huilé qui faisait office de vitrage au temps de notre vénéré Jean Calvin et le retour au poêle en guise de chauffage. Encore que le papier huilé et le poêle, outre qu’ils entreraient au moins dans une logique de sauvegarde du patrimoine, seraient probablement plus efficaces pour isoler et chauffer le bâtiment que l’état actuel qu’il faut, on ne sait pourquoi, absolument préserver. Alors? Voici venu le temps du mastic! Le vieux mastic sec et fendu qui tenait tant bien que mal certaines vitres trouées a, lui, été remplacé par un tout nouveau mastic beige et mou du plus mauvais effet. Un crime de lèse patrimoine que la Commission des monuments et des sites a dû entériner au motif que l’ancien mastic contenait de l’amiante. Conclusion: seule l’amiante est capable d’ébranler les convictions des gardiens du temple. Qu’on se le dise!

    Ce que nos politiciens ont fini par entendre, nos barbus devraient bien finir eux aussi par le comprendre: le Collège Calvin n’est pas seulement un site exceptionnel de l’Histoire genevoise qu’il faut absolument préserver, c’est aussi un établissement scolaire occupé par près d’un milliers d’étudiant(e)s, de professeur(e)s et de personnels technique et administratif qu’il ne faudrait tout de même pas oublier. C’est le Passé certes, mais c’est aussi le Présent, voire le Futur. Restaurer le Collège Calvin, ce n’est pas seulement faire renaître son passé, c’est aussi le faire entrer dans l’avenir. C'est-à-dire le rendre compatible aux normes actuelles d’isolation sur les grandes lignes desquelles (et c’est plutôt rare) tous les partis politiques s’entendent.

    A moins qu’on ait décidé sans nous en avertir de faire du Collège un Musée Calvin… ouvert seulement en été.

  • Bernard Antenen, La Piqueuse d'ourites

    Par Alain  Bagnoud

    rodrigues_plage.jpgLa première lecture de La Piqueuse d'ourites m’a fait m’interroger sur les genres littéraires, plus particulièrement sur celui de la nouvelle. C'est ce que contient le livre. La Piqueuse d'ourites et autres fantasmes, nouvelles (page 5).

    Cette annonce m'a laissé songeur: est-ce que les textes que contient le livre en sont vraiment?

    Du coup, définition. Nouvelle: « Oeuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère insolite des événements contés. » (CNRTL)

    Les textes qui composent le recueil d'Antenen sont le plus souvent des tissages. Plusieurs niveaux peuvent être dissociés: une situation de départ vécue par l'auteur, soit exotique (séjour à l'île Rodrigues, au Sénégal) soit contextuelle (un livre d'André Gorz, la commande d'un texte thématique) provoque des souvenirs personnels, suscite des références artistiques (Saint-Jean l'Evangéliste, Memling, Gainsbourg, Appolinaire, Senghor, Valéry, Eluard, Conrad Witz, Piaf, Marie Dubas...) et fait surgir l'Histoire (le Front populaire, la Deuxième guerre mondiale, les chercheurs de trésors, les Brigades internationales, l'assassinat de Sissi...). Des notes en fin de volume explicitent ces évocations et ces citations: Bernard Antenen n'oublie pas sa formation d'historien!

    Mais ces différentes states sont unies, lissées par la personnalité du narrateur-auteur et par son écriture, qui en fait quelque chose de personnel. Alors oui: même si elles sont des évocations subjectives plutôt que des fictions, tout compte fait, pourquoi ne pas les appeler nouvelles? Puisqu’il s’agit d’œuvres littéraires brèves, dont les événements sont parfois insolites.

    Elles nous proposent des scènes ancrées dans le réel qui deviennent peu à peu des visions. Un homme passe des moments singuliers, fertiles, lesquels le renvoient à autre chose. Il s'interroge alors sur son passé, sur les valeurs qu'il a toujours défendues, sur l'épaisseur de la vie et sur son enrichissement par la culture.

    Textes graves sous leur légèreté badine, ils sont aussi une célébration gourmande de la femme, exotique parfois, populaire partout. Les fantasmes d'Antenen, signalés dans le sous-titre de son livre, ne le poussent pas vers les héroïnes inaccessibles, sophistiquées et méprisantes, mais au contraire vers celles avec qui une communication est possible, les petites marchandes ambulantes, les cousettes, les coiffeuses.

    C-ANTENEN_PIQUEUSE_MY.jpgUne seule exception: la femme pour qui a été écrit le Cantique des cantiques. Noire et belle. Noire pourtant belle. Les traductions s'affrontent et Antenen les confronte. Celle d'André Chouraki (1989): Moi noire, harmonieuse, fille de Ieroushalaim. Celle du protestant Louis Segond en 1910: Je suis noire, mais je suis belle. Celle de la catholique Bible de Jérusalem (1973): Je suis noire et pourtant belle.

    A noter qu'ici, l'historien laisse la place au fils de protestant, désormais tout aussi agnostique que moi, je le précise, qui décerne « la palme... sans conteste » de la xénophobie à cette dernière traduction.

    Or, toujours selon le portail lexical du CNRS, « En employant mais le locuteur refuse ce qui est dit dans la prop. précédant mais et le remplace par ce qui suit. » Alors que pourtant « constitue une objection de nature à mettre en doute la vérité de ce qui précède ».

    D'où la question que je pose solennellement à mon ami Bernard, grand défenseur de la tolérance et de l'antiracisme: vaut-il mieux refuser d'être noir, comme le propose Louis Segond, ou, comme la Bible de Jérusalem, mettre en doute la vérité de ce que cette notion implique?

    Mais il dira que je pose ainsi la question parce que moi, je suis fils de catholique.


    Bernard Antenen, La Piqueuse d'ourites, L'Age d'Homme.

  • "genre!"


    PAR ANTONIN MOERI

     

     

     

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    Vous avez tous constaté, en ce début de XXIe siècle, une prolifération dans le discours de termes, expressions, mots tronqués, anglicismes et barbarismes qui confèrent à la langue française (langue dite de la clarté) une étrange opacité. Ainsi l’autre jour étais-je assis dans le train Genève-Lausanne, à côté et en face de deux individus genre djeuns. L’un avait un beau visage blanc dont les traits fins étaient ombrés par une barbe de trois jours. Ses yeux bleus roulaient dans leur orbite avec une sidérante rapidité. Le djeun se tortillait gracieusement sur son siège pour accompagner le rythme de ses phrases. Il prêtait une oreille attentive aux propos de son vis-à-vis qui fréquentait dans le secteur une école d’art et qui donnait à ses considérations un ton légèrement plaintif: manque de fric, absence de lieux conviviaux genre bar à poudre abordable, égoïsme des huiles du temple de l’art.

    Tendant une oreille distraite, je fus surpris d’entendre dans leur bouche des rafales de juste pas possible, énorme, la totale et autres y a pas photo. Me suis adonné à un petit jeu: compter les occurrences du mot genre: soirée genre barbecue, article genre trois cents pages, copine genre gonzesse ou même le mot «genre» tout seul dont la signification m’échappait totalement. Entre Genève et Lausanne, visage pâle articula vingt fois cette syllabe et son vis-à-vis vingt-huit. Cette accumulation ne provoqua un début de nausée ni chez l’un ni chez l’autre jeune homme. Me suis demandé si la prolifération de cette syllabe au sens nébuleux contribuait à enrichir la langue de Diderot.

    C’est la lecture d’un magnifique petit livre signé Jean-Loup Chiflet qui a, une fois de plus, aiguisé mon attention sur quelques particularités du sabir contemporain. Nous avions pris l’habitude depuis quelques années, ma fille et moi, de noter dans un carnet à spirales les mots ou expressions que nous entendions à la plage, à l’hôtel, dans le tram, dans la rue et, surtout, devant la télé. Nous avions joyeusement noté booster, bisou, à plus, t’es où, y a pas photo, formater, limite et j’en passe. Tous ces «mots flous, vagues, creux et inutiles qui polluent, irritent, agacent notre langue au quotidien», on les retrouve chez J-C Chiflet qui les a répertoriés avec humour et commentés avec malice. C’est dans une collection dirigée par Philippe Delerm (oui, oui, le père du chanteur de variétés) que ce magnifique petit livre est paru en novembre 2009.

     

     

    Jean-Loup Chiflet: 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Points 2009

  • L'écriture ou la vie I

    Par Pierre Béguin

    butor[1].jpgJe ne devais guère avoir plus de 20 ans quand j’ai lu L’Emploi du temps de Michel Butor. Un passage a marqué ma relation avec l’écriture. On se souvient que le roman met en scène un personnage – Jacques Revel – fraîchement arrivé dans une ville imaginaire (Bleston) où il est chargé de la correspondance avec la France aux établissements Matthews & Sons. Envahi d’un insidieux malaise, et pour lever la gêne qui l’absorbe, il se met à retracer son parcours en consignant tous les événements vécus. Mais rédiger dans leurs détails ces différents épisodes, et surtout ceux qui lui ont paru sur le moment insignifiants mais dont il soupçonne par là-même l’importance a posteriori, lui prend du temps. Beaucoup de temps. Si bien que, pendant qu’il court vainement après le passé, le présent lui échappe. La vie se poursuit sans lui, hors de son espace temps rédactionnel. Ainsi, sa voisine, dont il est amoureux, s’en va avec un type qui, lui, ne passe pas son temps à consigner son emploi du temps.

    Pour mes 20 ans, cette séquence avait quelque chose d’insupportable: quoi que l’écriture nous fasse gagner, rien ne justifie qu’elle nous fasse perdre une femme, une aventure, une rencontre. Vivre ou écrire, il fallait choisir au moment où je venais de terminer un premier roman, raté qui plus est. J’ai hésité encore pendant cinq ans. Le choix s’est opéré tout seul alors que j’observais, à New York, le ferry, frappé sur ses flancs de l’inscription Manhattan Transfer, traverser l’estuaire de l’Hudson. J’entamai alors 14 mois de «bourlingage» qui devaient me mener de la Californie à l’Argentine et j’avais décidé de tenir quotidiennement un journal de bord. La toute première phrase de ce journal, précisément, décrivait le ferry en train de traverser l’estuaire. Je réalisai tout à coup que, non seulement le fait d’écrire mes impressions de New York m’empêchait de vivre la réalité new yorkaise, mais surtout que ce que je choisissais de consigner dans mon journal m’était entièrement dicté par mes références littéraires. Si mon regard avait accroché l’inscription Manhattan Transfer et non autre chose, c’était uniquement en souvenir du roman de John Dos Passos. Une cure s’imposait! Il me fallait de toute urgence, pour vivre mon voyage, désintoxiquer mon regard de toutes références littéraires. Quelque chose d’autre existait auquel la lecture et l’écriture m’empêchaient de goûter, voire de comprendre (on se souviendra à ce propos de la célèbre note de Louis XVI dans son journal le jour de la prise de la Bastille: «Rien»). Mon journal de bord s’est donc arrêté à sa première phrase décrivant le ferry sur l’Hudson river. Alors, résolument inscrit dans l’instant, entièrement disponible à l’aventure et aux aventures, j’ai vécu intensément mes pérégrinations… et les quinze années qui les ont suivies, loin de toute velléité d’écriture. Depuis, et pour ces raisons même, toutes mes tentatives de tenir un journal ont très vite tourné à l’échec retentissant.

    Ces souvenirs remontent à ma conscience en lisant le titre du livre que je viens de placer sur ma table de chevet: le premier tome des mémoires de Gabriel Garcia Marquez (paru en 2002) Vivir para contarla. Un titre qui définit une posture radicale de l’écrivain par laquelle il fait de sa vie un moyen subordonné à un objectif absolu et impérialiste. La vie est strictement réduite au service de l’écriture, l’œuvre devenant l’unique justification d’un itinéraire entièrement déterminé par sa finalité. Comme le précise le romancier Edouard, miroir de Gide, dans les Faux-Monnayeurs, à propos de son journal: «Il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je ne veuille y faire entrer: ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…» De là à ne vivre que ce qui peut-être utile au projet littéraire et à occulter tout le reste… Comme ces professionnels de l’écriture dont la vie se résume et se consume dans l’écriture même et qui n’ont d’autre biographie que celle de leurs textes. Non merci!

    Flaubert donnait comme condition à l’entrée en écriture – «cette marotte» disait-il – qu’il fallait être «aussi mort que possible». Sous-entendu aussi mort que possible à l’existence, pour le moins l’existence bourgeoise avec son cortège d’étapes obligées (mariage, enfants, profession, etc.). Vivre ou écrire. Et si j’ai toujours manifesté une préférence pour les auteurs qui essayent – vainement – de réconcilier vie et écriture, je dois bien admettre que c’est dans ce renoncement, cette ascèse qu’est fondamentalement l’acte d’écrire, que l’écrivain est contraint de chercher le bonheur diabolique et le malheur rayonnant qui lui sont consubstantiels.

    A suivre

     

     

     

     

  • Fantômes, de Jérôme Meizoz et Zivo

    Par Alain Bagnoud

    Meizoz_Zivo.jpgFantômes est un très beau livre, beau en entier, forme et fond. L'objet est plastiquement réussi, soigné jusque dans ses détails, le papier, la couverture, l'esthétique. Et le contenu est magnifique.

    Deux artistes, un peintre et un écrivain, ont collaboré pour cet ouvrage illustré. La maison d'édition annonce qu'ils ont travaillé de concert, en atelier, au fil des mois, et on veut bien le croire tant l'ensemble est cohérent. Le peintre, c'est Zivo, Zivoslav Ivanovic pour l'état civil, lauréat du prix artistique de la Fondation Sandoz en 1999. Il n'en est pas à son coup d'essai dans la collaboration avec des écrivains et des poètes (Philippe Dubath, Ulrike Blatter), ou dans les livres d'artistes (Cahier des évocations des passages âne-oiseau, aux éditions « Remarques » de Nicolas Chabloz (2008).

    L'auteur, c'est Jérôme Meizoz qui construit pas à pas une œuvre conséquente dont la cohérence globale s'impose au lecteur, au fil de textes pudiques et justes.

    L'aller-retour entre les deux artistes évoque cet invisible qui travaille le visible, ces figures disparues qui hantent les vivants, qui continuent à les remuer ou à les agir. Les morts, tout d'abord.

    Dans la magnifique scène d'ouverture du livre, un jour de Mardi-Gras, ils se mêlent aux masques, doublant le village réel de toute sa mémoire. Une évocation qui se place sous le patronage de Maurice Chappaz et de ses textes visionnaires, comme Le Match Valais-Judée.

    Les morts proches. Ceux qui nous ont « initié à la gamme des caractères [...] Oui, le Menteur, l'Hypocrite, l'Innocente avaient d'abord le visage de telle ou telle personne , avant d'atteindre l'état de propriété abstraite ». Ceux à qui on en veut parce qu'ils nous ont abandonnés, avant que le temps ne fasse son travail, qu'il ne reste plus en nous de peine, seulement le meilleur d'eux-mêmes.

    Ces morts qui petit à petit sont devenus photographies, s'alignant à mesure que le temps passe dans la maison familiale, qui se transforme en temple avec son autel aux défunts.

    Mais les fantômes, ce sont aussi les monstres invisibles de l'histoire: la religion, les règles sociales, la tradition, le poids des ancêtres. Ce sont les êtres qui existent, qu'on croise mais qu'on ne voit pas.

    On connaît la tendresse de Meizoz pour les petites gens. Il parle dans le livre d'un accordéoniste probablement roumain, virtuose de la musique tsigane, mais que personne ne regarde, qui se sent transparent. On y trouve aussi Coco bello, Africaine vendeuse de noix de coco sur les plages, évaporée un été sans que personne puisse donner de ses nouvelles, sans que l'on se souvienne même de son visage et même de la couleur de sa peau...

    Au delà de ces évocations, Fantômes, c'est aussi et surtout une interrogation sur l'art et sur la mémoire, sur la disparition et la recréation. Les auteurs dialoguent sur la ou les voix intérieure(s), sur la vision, sur ce qui peuple la création, ce qui la nourrit, ce avec quoi elle dialogue et ce qui la hante, tous ces fantômes.

    Fantômes, Jérôme Meizoz et Zivo, Editions d'En Bas

  • warum?

     

    Par Antonin Moeri

     

     

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    Jean-François Mabut, le responsable des blogs abrités par la Tribune de Genève, m'a demandé pourquoi j'écrivais dans BLOGRES.

    Voici la réponse que je lui ai donnée.

     

    Quand Alain Bagnoud m’a proposé de collaborer au Blogres de la Tribune de Genève, j’ai longuement hésité. Or j’ai souvent rêvé d’écrire régulièrement dans un journal une sorte de chronique sur le sabir contemporain, des phénomènes de société et surtout, sur les livres que j’aime comme «Light in August». Blogres pouvait en quelque sorte remplacer ce journal. J’ai donc pris l’habitude de consacrer du temps à ce type d’écriture et je dois avouer que cette discipline me convient. Ce que peut offrir un écrivain au public, c’est une vision, un style, un rapport particulier aux mots. Je fus surpris au cours de cette collaboration par certains commentaires. J’ai ainsi pu rencontrer des gens de divers horizons, échanger quelques idées, découvrir des auteurs comme Emmanuelle Pagano, Thirlwell et Revaz. Je ne crois pas que le livrel tuera le livre. C’est une idée de journalistes qui cherchent à faire mousser l’eau de roche. Il y aura toujours des lectrices, des amateurs de «littérature», si on ose encore prononcer ce mot. L’autre soir à Rolle je fus invité à lire une nouvelle. Dans l’assemblée, des gens ont tendu une oreille attentive, fine et ri à certains passages. C’est peut-être le destin des scribes dans un monde dominé par la pub, l’électronique et l’esbroufe: trouver des petits cercles de lectrices pour qui la langue ne sert pas uniquement à informer, car l’information, c’est le mot d’ordre.

  • La malédiction de Cassandre

    Par Pierre Béguin

    cassandre[1].jpg«Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut expliquer notre philosophie»

    dit Hamlet à son ami et confident, insinuant par là que l’univers est si complexe et si varié qu’il ne peut être réduit à une doctrine philosophique. Mais ce que ne peut la philosophie, la littérature le peut: englober le ciel et la terre, tenir – comme le poète de Victor Hugo (dont Shakespeare devient le symbole) – «le monde tout entier à travers son crible». De fait, il n’existe aucune interrogation, aucune énigme, aucune réflexion dont la littérature ne se soit emparée et pour lesquelles elle n’ait avancé d’hypothèses, de réponses ou d’explications. Tout a été dit. Pour autant rien n’a été vraiment entendu. Et ce que les yeux ont lu, les oreilles ont entendu, le cerveau ne l’a pas enregistré, le cœur ne l’a pas capté. Car la littérature est l’éternelle victime de la malédiction de Cassandre: le refus d’entendre des lecteurs.

    Cassandre, fille de Priam et d’Hécube, oubliée (avec son frère Hélénos) par ses parents dans le temple d’Apollon et léchée aux oreilles pendant son sommeil par des serpents, acquiert ainsi le don de prophétie. D’autres prétendent qu’Apollon, amoureux de sa beauté, lui offrit pour la séduire ce don merveilleux. Cassandre accepta mais, après l’avoir possédée, le dieu exigea un dernier baiser que la belle refusa. Apollon alors lui cracha dans la bouche, s’assurant par ce geste que personne, désormais, ne la croirait. Ni l’avertissement aux Troyens, ni celui à Pâris, ni la prédiction du fameux cheval, ni même les suppliques à Agamemnon ne seront entendus. Pire, on se moque d’elle, on la prend pour une folle, on la fuit. Cassandre n’en renonce pas moins à ses avertissements car elle sait que sa responsabilité n’est pas de convaincre mais de dire. Seulement de dire. «Mon grec est clair et pourtant nul ne le croit», s’exclame-t-elle; à quoi répond le chœur: «Tous les oracles parlent grec, et tous sont obscurs». 

    Telle est la fonction de la littérature, tel est son langage, telle est sa malédiction. Comme l’oracle, le poète, s’il se sert d’un langage partagé, le «travaille» si intensément que, dans sa forme aboutie, il paraît obscur à ses lecteurs et résiste à toute clarification sommaire. Sa grande richesse est aussi sa malédiction: la littérature n’est pas dogme, et si elle énonce des vérités elle n’offre pas de réponse définitive, elle n’impose aucun postulat ou point de vue, elle ne se réduit pas à de simples théories ou slogans, elle ne relève pas du prêt-à-porter ou de l’utilitaire. Elle ne rassure pas, elle inquiète. Ce qui la condamne, comme Cassandre, au déclin dans une époque qui préfère la sécurité lénifiante des autoroutes de la pensée à l’originalité aventureuse des chemins de traverse.

    Combien de fois l’Histoire a-t-elle craché dans la bouche de Cassandre? Combien de tyrans ont réduit au silence la fille de Priam par la censure ou par d’emblématiques autodafés de livres «dégénérés» dont l’apothéose fut concrétisée en Allemagne le 10 mai 1933? Combien de gouvernements ont répété la parole d’exclusion de Platon (celle de Socrate) qui, dans sa définition de la société, nie toute place à l’imagination littéraire parce qu’elle ne conduit pas à la réalisation concrète d’un Etat parfaitement organisé, parce qu’elle ne construit pas l’objet réel mais des fantômes qui usurpent la place de ce qui est réel: «Nous ne pouvons admettre dans nos cités nulle autre poésie que les hymnes consacrés aux dieux et les louanges des hommes vertueux. Car si vous accordez le droit d’entrée à la suave Muse lyrique ou épique, le plaisir et la douleur régneront dans votre cité au lieu de la loi et de ce qui se sera de temps à autre imposé à la raison de tous comme étant le meilleur». En d’autres termes, si lois et règlements règnent sur la cité au nom de l’efficacité, au nom de l’efficacité il ne peut y avoir de place pour la poésie. Le souci de Platon n’est donc pas que Cassandre soit maudite, mais que sa malédiction ne soit pas effective et que, en dépit du geste d’Apollon, des lecteurs puissent accorder foi à ses paroles.

    Autre temps. Point de tout cela dans nos cités modernes. Dans celle de Calvin comme dans d’autres, on dresse même annuellement un temple à la gloire de Cassandre. Mais c’est à sa malédiction que je songeais en parcourant les allées du Salon du Livre, comme je le fais depuis plus de vingt ans, tiraillé entre les deux sentiments contradictoires qui m’habitent immanquablement en pareille circonstance: une vague sensation d’écœurement due à la rencontre subite de notre propre finitude avec l’infini de la culture – ce que Paul Valéry nommait judicieusement «le malaise du grand nombre» – et l’excitation de côtoyer Cassandre et sa profondeur visionnaire. Mais où est-elle, cette Cassandre? Transformée en peau de chagrin, reléguée dans les ruelles périphériques de la Culture, muselée par l’animation vaine et bruyante de son souk médiatique et les divertissements les plus bigarrés, elle a perdu tout droit de cité, bannie aussi sûrement de la République qu’elle le fut par Platon. Exilée dans son propre temple! On ne se moque plus d’elle, on ne la prend plus pour une folle, on ne la fuit plus, on l’ignore. Et cette forme douce d’exclusion est plus efficace encore que tous les autodafés. Sans en avoir l’air, avec une apparente civilité, sous le prétexte de faire entendre ses prophéties, les organisateurs du Salon du Livre, répétant le geste d’Apollon, ont une fois encore craché dans la bouche de Cassandre…

     

  • Blogres, entretien

    Blogres canal historique en entretien avec JF Mabut.C'est ici:

    http://webzine.blog.tdg.ch/archive/2010/05/01/ils-ecrivent-et-bloguent-sur-blogres-blog-tdg-ch.html

  • Ecrire à Genève au XXIème siècle

    Par Alain Bagnoud

    ordinateur1.jpgVotre serviteur a donc participé à un débat, hier, au salon du live de Genève, organisé par l'Association genevoise des écrivains. Le thème était vaste. Ecrire à Genève au XXIème siècle. Avec ça, évidemment, on était un peu dans le général.

    Mais Françoise Buffat, qui animait la table ronde, avait fort bien préparé les choses. Quatre points principaux étaient à l'ordre du jour. Une question d'abord: en ce début de 21e siècle, pouvons-nous espérer que des écrivains genevois atteignent à l’universel, tant par le contenu de leur œuvre que par leur diffusion ? Puis on a parlé des conditions matérielles de l’écriture. De l’accueil du public. Des attentes pour l'avenir.

    Les réponses? Il semble bien que Dominique Ziegler, le plus véhément et le plus showman des participants, vit Genève comme une sorte d'étouffement: pas d'énergie créatrice, des conditions économiques et sociologiques dominantes qui découragent et asphyxient. Mais il y a, dit-il, des sujets de pièces de théâtre à tirer de la situation locale: les banques, l'argent, le calvinisme...

    Autre son de cloche avec Sandrine Fabbri, qui semblait un brin agacée d'être là. Le genre: que diable suis-je venue faire dans cette galère? Elle défendait, si j'ai bien compris, l'idée que les écrivains doivent écrire et que les plaintes régionales sont sans intérêt.

    Huguette Junod affirmait ses positions féministes et éducatrices: faire lire les femmes et les auteurs romands dans hfaHorn-1.jpgles écoles. Je résume. On montre un peu les positions. Celle de Luc Weibel était la plus érudite et la plus au-dessus du panier: un passage dans Amiel, par exemple, pour illustrer le paradoxe d'une Genève censée froide qui défend finalement avec ténacité l'œuvre de son concitoyen et la fait passer à la postérité...

    Une caractéristique de cette table ronde, c'est que le public, nombreux, a largement pris la parole. Des membres de l'association, des femmes et hommes politiques aussi. Interventions fouillées et intéressantes. On a déroulé les considérations, on a fait des plans d'attaque pour intéresser plus les pouvoirs aux conditions de production et de promotion de la littérature, ça a duré une heure quarante. C'était un lieu de résistance, presque de révolution. Les prolongements suivront. Très bien.

    En bilan, ma conclusion personnelle: écrire à Genève au XXIème siècle? Même s'il y a une volonté d'y aller, ce n'est pas plus facile qu'ailleurs.

    Juste, peut-être, un peu plus disert.

  • J'ai dix-sept ans et des poussières

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    par Jean-Michel Olivier

    J’ai dix-sept ans et des poussières et je ne suis pas seul, pas encore libre, en tout cas pas moi-même, et je somnole dans le fauteuil en velours indigo du vol Maputa-Geneva (via Kuala Lumpur et Zurich) en première classe et je regarde Iris, la tête sur mon épaule, un magazine people sur les genoux, elle dort profondément, elle a pris deux Xanax, je la regarde et je me demande quel âge elle a. Question tabou. De son visage elle a gommé les ridules et les taches disgracieuses (botox, huile de figue de barbarie). Ses seins remodelés sont juvéniles (implants). Son ventre est lisse et plat (plusieurs lipos). Ses jambes épilées au laser ont été sculptées par les pilates et les steps. Elle a trouvé l’élixir de jouvence. Son âge, alors ? Même si elle y pense nuit et jour, Iris n’en parle pas. Comme elle ne parle jamais de son mari (Édouard, 53 ans, trader dans la banque de son père). Le seul type dont elle parle, c’est Grafenstein. Pas le Prix Nobel de physique, ni le chien qui fait toujours des gaffes. Non, Grafenstein, c’est son psy. Dr Abi Grafenstein. Ils s’appellent tous les jours. Iris lui demande des conseils pour que sa vie ne ressemble pas au 11 septembre ou au Radeau de la Méduse. Et Grafenstein, qui aime jouer au Sphinx, lui répond par des phrases sibyllines auxquelles Iris ne comprend rien.

    « La vérité chemine obscurément, répète-t-il en tétant son cigare. Même moi je n’y vois pas toujours clair… »

    La tête sur mon épaule, Iris rêve sa vie en couleur, dans mon casque passe une chanson de Muse, Uprising, j’essaie de dormir un peu, mais je n’y arrive pas, je me tourne et retourne sur mon siège, je prends un Xanax, je joue à Secret World, puis à Dead to Rights, je mets la musique à plein tube, un type en pirogue s’éloigne du sanctuaire avec une corbeille remplie de diamants et ce type c’est mon père transformé en puma, tandis que Paramore hurle dans mes écouteurs Misguided Ghosts, je change de chaîne et je tombe sur un film qui vient de sortir en Amérique, une mère qu’on voit de dos dit au revoir à son fils, puis s’en va au travail. Quand elle revient à la maison, son fils a disparu. Elle fond en larmes, le cherche partout, ameute les détectives de la ville. Plus tard un garçon de onze ans lui est restitué. Il s’appelle Adam. Il affirme être son fils. Désorientée par la police et les paparazzi, la mère ramène l’enfant à la maison, mais au fond de son cœur elle sait que ce n’est pas le sien…

    Je ne vois pas la fin du film, mes yeux sont brouillés par les larmes, cette histoire est la mienne, cet enfant a mon âge, et cette mère qui part à sa recherche dans l’Amérique des années 30 c’est simplement ma mère ! Dolorès Hanes ! Elle joue le rôle principal et Jacob Horowitz, un des meilleurs amis de Jack, lui donne la réplique dans le rôle du détective en chef de la police. Je n’en crois pas mes yeux, je revois Dolorès et Matt dans mon village, il y a longtemps, lui en tenue de broussard et elle sublime dans sa robe en soie mauve, les tractations avec mon père #1, puis l’arrivée en Amérique, la vie factice, les mercredis dans les boutiques de Sunset Boulevard et Dolorès qui me répète sans arrêt :

    « Pour exister, Adam, tu dois porter des marques ! Et tu dois devenir une marque… »

    * Extrait d'un roman en chantier.