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  • Les cycles

    Par Tomoto

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    La tante d’une amie et sa soeur ne quittaient pas leur sac Longchamp. Elles étaient fières de parader dans les rues de Lausanne, de Londres ou de Téhéran avec, pendu au bras, le fameux sac en toile qu’on peut plier pour le rendre plus petit et le transporter plus facilement. Les tantes de cette amie naviguaient dans un monde qu’on pourrait dire bourgeois. En tous les cas, le rêve de ces filles de paysans était d’en faire partie. La maroquinerie de luxe représentait par conséquent l’objet du désir. Elles mettaient tout en oeuvre pour obtenir l’objet qui leur conférerait le statut tant convoité. Ce qu’on peut comprendre, s’agissant de femmes ayant appris à laver le linge au lavoir, à traire les vaches et à confectionner le boudin.
    Ma fille fréquente un cycle de quartier sensible. Elle étudie le latin dans une classe composée presque exclusivement d’adolescentes. Depuis quelques semaines, elle rentrait au domicile la mine renfrognée, répondait agressivement à mes questions. Elle préparait avec moins d’ardeur ses auditions au Conservatoire Populaire. Il a fallu “parler” avec elle, comme disent si bien les parents bobos. Je les ai entendues, elle et sa mère, conférer à voix basse au salon ou dans la cuisine. Je me suis demandé quel pouvait être le sujet de ces longs échanges.
    Quand je vis, un jour, ma fille arriver, le fameux Longchamp au bras, je compris pourquoi elle avait retrouvé le sourire. Toutes mes copines en ont un, dit-elle. Oui, pensai-je, toutes les copines du cycle de quartier sensible possèdent un sac esthétiquement correct pour y glisser leurs classeurs d’anglais, de gym et de cuisine.

    L’Histoire se reproduit-elle en se singeant elle-même, comme disait Marx? Dans l’univers de la compétition mondialisée, il n’est pas seulement nécessaire d’innover. On peut également recycler.

  • Borges francophobe?

    Par Pierre Béguin

    José Luis BorgesBorges-Jorge-Luis[1].jpg était francophobe. C’est d’ailleurs aussi parce qu’il était francophobe qu’il a poussé la provocation jusqu’à préférer Genève à Paris. Et à s’y faire enterrer.

    D’où lui venait sa francophobie? Peut-être du fait qu’il devait beaucoup à la France et à sa culture. Beaucoup trop. A commencer par sa célébrité, non seulement en France et en Europe, mais également chez lui, à Buenos Aires. Son itinéraire littéraire dépend lui aussi largement de l’influence française, plus précisément de la Nouvelle Revue française, groupe à tendance puritaine qui prêchait la rigueur (littéraire bien entendu), la réserve, l’épargne des moyens, et dont plusieurs membres – Caillois, Gide, Paulhan – contestaient la suprématie du roman jusqu’à y être plutôt hostiles. Cette fronde contre le roman, qui participait d’une mouvance de la culture française de l’entre deux guerres (voyez Paul Valéry), a vraisemblablement exercé une influence décisive sur la pensée du jeune intellectuel argentin. Entre ses premiers écrits, par exemple Evaristo Carriego (publié en 1930) – monographie sur un poète de tangos des bas-fonds de Buenos Aires – et Fictions ou L’Aleph, ses chefs-d’œuvre, on voit tout ce que Borges a dû rejeter comme scories extralittéraires – couleur locale, saveur des faubourgs ou poussière des rues – pour arriver à la quintessence d’une prose désincarnée. Certes, quiconque connaît un tant soit peu l’Amérique latine sait que l’Argentine ne ressemble à aucun autre pays latino américain, que Buenos Aires est aussi proche de Paris qu’elle est différente de Quito, de Bogota et de Rio. Que les grandes étendues vides de la pampa s’opposent radicalement aux parures baroques et à l’exubérance des villes et paysages de ses voisins du nord. Et, donc, que seul un écrivain argentin pouvait à ce point s’imprégner de la culture française et s’éloigner autant de celle de son continent.

    La précision et la concision stylistiques de Borges sont absolues. Son économie, son laconisme placent ses écrits à des lieues des gros romans luxuriants à l’imagination flamboyante de la tradition latino américaine, au baroque et aux excès du réalisme magique. Un de ses personnages, le peintre Marta Pizarro, dit de la langue espagnole «qu’elle est moins apte à l’expression de la pensée qu’à la vanité bavarde». Puisque Borges l’affirme (on sent bien que le peintre est son porte parole), osons surenchérir aux mépris des clichés. L’espagnol, spécialement en Amérique latine, est une langue «bavarde», abondante, exubérante, d’une grande expressivité émotionnelle, mais conceptuellement imprécise. Elle exprime la manière d’être d’un peuple pour qui l’émotif et le concret prévalent sur l’intellectuel et l’abstrait, pour qui les idées s’incarnent davantage dans des sensations et des émotions, bref dans du vécu, que dans un discours logique – ce qui expliquerait, selon Mario Vargas Llosa, qu’en espagnol la littérature soit si riche et la philosophie si pauvre. A l’inverse, plus proches de ceux d’un Gide ou d’un Valéry par exemple, les textes de Borges contiennent toujours un plan conceptuel et logique qui prévaut sur tous les autres. Un monde épuré, clair et désincarné qui tend vers une spéculation de caractère philosophique ou théologique. La phrase suivante, tirée du prologue du Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941), exprime bien la conception littéraire de Borges: «Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cent pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes». Notre auteur suppose donc que tout roman se résume au développement d’une thèse – sous forme de concepts, de conjectures, de spéculations, de théories – que les éléments fictionnels ont pour simple fonction d’habiller, de camoufler, comme le feuillage le fait du tronc. A la nuance que cet habillage est totalement superflu et ne revêt pour lui aucune valeur esthétique ou artistique. Imaginez Les Trois Mousquetaires ou La Chartreuse de Parme réduits à quelques concepts! Cette peur, ce dédain de l’abondance, l’amène donc à supprimer de la fiction la plupart des éléments qui en fondent le genre. Certains y verront une purification, d’autres un appauvrissement. Sans vouloir trancher, je dirais que Borges est à la fiction ce que Giacometti est à la sculpture. Placez une sculpture de Giacometti à côté d’une sculpture de Botero et vous aurez une idée de ce qui le sépare de ses collègues du réalisme magique, comme Garcia Marquez par exemple.

    Exagération mise à part et plus sérieusement, quand on mesure le fossé culturel entre une région marquée par la raison, la retenue, l’ordre, la gravité, unifiée par Descartes et Voltaire, étouffée par les banques et par la peur de perdre, et la disparité anarchique des pays ibéro américains où le rêve, la magie, l’illusion ne se distinguent guère de la réalité, de la religion, du projet, on voit à quel point Borges s’est éloigné de sa culture et de ses origines pour se franciser. D’où probablement sa francophobie comme garante d’une identité menacée tour à tour d’éclatement ou de dilution. Souvenons-nous qu’il a poussé l’iconoclasme jusqu’à s’affilier au parti conservateur, en pleine hystérie sartrienne, sous le prétexte que les hommes de cœur épousent de préférence les causes perdues. Et quand on sait, outre sa francophobie, que le tempérament sec du«Genevois» Borges n’éprouvait pour le tempérament généreux du «Vaudois» Simenon qu’un mépris aussi tranchant que définitif, on se dit que, décidément, Borges et Genève étaient destinés à se rencontrer pour l’éternité.

  • Des Anges mineurs, par Antoine Volodine

    Par Alain Bagnoud

    volodine01.jpgElli Kronauer, Manuela Draeger, ou Lutz Bassmann  qui a un site ici et un blog là (entre aures) sont les principaux écrivains du genre qui s'appelle le post-exotisme. Un genre nouveau dont je n'ai lu pour l'instant que Des anges mineurs, d'Antoine Volodine.

    Ce dernier nom vous semble peut-être plus familier que les précédents. En fait, tous sont des hétéronymes d'un seul homme né en 1949 ou 1950 à Lyon ou à Chalon-sur-Saone, qui a commencé par publier dans une collection de science-fiction, chez Denoël, avant d'émigrer vers les prestigieuses maisons Minuit, Gallimard et Seuil.

    Les mystères autour de cet écrivain font partie d'une stratégie littéraire globale. Volodine veut justement miner la notion d'auteur, et construit pour cela une œuvre très cohérente.

    Le post-exotisme est, selon lui, « une littérature étrangère écrite en français », « une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs ».

    Des anges mineurs contient 49 petits récits, appelés des narrats, qui peuvent se lire dans l'ordre ou en miroir, le premier correspondant avec le 49, le 2 avec le 48, etc. On comprend peu à peu qu'ils sont racontés par un personnage, Will Scheidmann, mais finalement, celui-ci a peut-être été rêvé par une Maria Clémenti, nous révèle le narrat 43. Bref: pas plus de narrateur que d'auteur.

    Des personnages par contre, mais mal définis, dont les noms reviennent au fil des pages, parfois au premier plan, d'autres fois en arrière-plan, dans une mini comédie humaine balzacienne. Les décors sont ceux d'une sorte d'Asie des steppes. Ça se passe dans une époque post-apocalyptique. Ça va vers la disparition, la destruction, l'extinction.

    Des gens errent ou campent dans des ruines, l'Histoire est finie, les génocides et les catastrophes ont eu lieu, il n'y a plus d'espoir. La seule ouverture est un humour noir dévastateur.

    Une écriture radicale, un univers onirique, sombre, habité par le chamanisme, l'hallucination: dire que ça change de ce qu'on lit habituellement est un euphémisme.

     

    Antoine Volodine, Des anges mineurs, Points Seuil

     

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Saga Le Corbusier

    Par Tomoto

     

     

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    En 2006, Echenoz nous donnait un étonnant livre intitulé Ravel. Avec une écriture un peu maniérée, élégante, épurée, l’auteur mettait en scène un compositeur dont la petite taille, les complets, les pyjamas et les eaux de toilette le fascinaient. J’avais trouvé très beau ce petit livre tout en me demandant à quel genre il appartenait. Echenoz avait retenu quelques éléments de la bio de Ravel et il en faisait un objet littéraire singulier.
    Le livre de Nicolas Verdan qui vient de sortir chez Campiche m’y fait penser. Cette fois, c’est un architecte qui fascine l’auteur: Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier. On le voit entrer dans la mer dont on retirera son corps sans vie et, dans une adresse que je trouve réussie, le narrateur parle à l’oreille du célèbre artiste, évoquant les heures significatives de son existence: voyages aux Indes, en Algérie, aux États-Unis, au Liban, au Brésil, pays où il allait mettre en oeuvre ses projets.
    “Taillant votre crayon, vous cherchez le bon angle... Vous mesurez, vous calculez, vous trépignez d’impatience, les lunettes embuées par la sueur du front”. On voit les premières automobiles dans les rues d’Athènes. Puis on voit les officiers nazis dans les rues de Paris. Verdan nous montre alors un Corbu stratège mû par une seule considération, celle de son intérêt bien compris, un as de la combinazione libéré des préjugés et de la morale boutiquière, qui traverse les années noires avec habileté, n'oubliant jamais l’objectif à atteindre mais ne voulant pas voir ce qui se passe à Drancy en mars 1943, sachant se rapprocher des “résistants” au moment opportun.
    Nicolas Verdan nous montre surtout un créateur habité par son “démon”, allant chercher auprès des négresses, des danseuses et des putains cette inspiration dont il aura besoin pour concevoir et réaliser ses projets les plus audacieux. En effet, le descendant des Cathares dévore la vie avec une énergie et une sensualité qui laissent songeur. Ce sont alors parmi les plus belles pages du livre: odeurs de citron, de iode et d’anis. L’origan, la tomate et le poivron. Le chant des cigales. Le poisson grillé que le lecteur de Don Quichotte et de Zarathoustra partage avec les amis du Cap-Martin.
    Dans son “Ravel”, Echenoz nous présentait, avec une maîtrise incroyable et dans une langue inimitable, un papillon qu’on voudrait fixer dans une boîte. Il esquissait le profil d’un génie insaisissable. Verdan nous fait plutôt entrer dans un nid de flammes, dans un bouillonnant chaudron de rêves, de fantasmes, de pulsions, de désirs et d’ambitions qui justifient, à mon avis, ce titre magnifique: Saga Le Corbusier.


    Nicolas Verdan: Saga Le Corbusier, Edition Campiche, 2009

  • Berluscogné

    par Pascal Rebetez

     

    J’avoue avoir céder à l’allégresse lors du visionnage des images montrant l’agression dont a été victime le Président du Conseil italien. La même qu’en regardant le méchant au catch se faire ratiboiser. Je me croyais plus humano-centré, eh bien non ! Le malheur de certains autres me fait plaisir. Mea culpa. Est-ce parce que ce vieux bellâtre teint, lifté, gominé me sort par les yeux ? Ou est-ce que de le savoir intouchable - malgré ce qu’on suppose de ses activités, de son enrichissement, de ses liens avec la mafia, de sa connerie étalée et imposée via les médias qu’il possède – nous avait frustrés de justice immanente ?

    C’est alors que « le dent pour dent » nous venge et nous rassure, bien davantage que toutes les tentatives de la justice qui essaie de nous faire croire que les hommes sont égaux devant la loi. Puisque tout citoyen a droit a son avocat. Du coq transalpin au bonnant d’âne genevois, me saute alors une autre pensée malsaine, à l’écoute d’un vénérable Maître dont les diatribes et le génie de la langue épatent nos médias qui ont toujours raffolé des chants du cygne, surtout les plus alambiqués. Ce bâtonnier a une si grande image de soi-même et de ses talents qu’il réfute l’idée même de la solidarité et de la compassion, ces vertus « destinées aux médiocres ». En l’entendant, je me suis surpris à lui souhaiter, non pas une fin de vie humiliante - il s’en approche trop - qu’une belle et grosse et longue rage de dents. Dents pour dents, comme pour Berlusconi.

    Mais, aïe, vous n’avez pas un sédatif ? On ne doit pas souhaiter de mal aux gens. Maman, je te le promets, je ne le ferai plus.

  • Konrad Lorenz, Escalade et désescalade

    Par Pierre Béguin

    A propos des bagarres qui ont émaillé la traditionnelle fête de l’Escalade des collégiens, je lis dans la Tribune l’inévitable passage qui ponctue tout article relatant ce type d’événements. Le journaliste donne la parole à un passant, une mère de famille de préférence, qui s’insurge contre les brutalités policières: «Ils maintenaient un jeune à terre en lui appuyant brutalement sur la tête. J’ai pris des photos, les policiers m’ont menacée. L’un d’eux m’a même saisie par le cou. Je ne sais pas si je vais déposer plainte, mais j’aimerais qu’il s’excuse.» Je ne remets en cause ni la véracité, ni la sincérité, ni même la pertinence du témoignage. Comme cette mère de famille, j’aurais été indigné; je le fus d’ailleurs en circonstances analogues. Je pense simplement à cet exemple que donne le psychanalyste Paul Watzlawick, du Mental Research Institute of Palo Alto, dans son essai Une Logique de la communication (Points Seuil 1972): dans le jardin d’une maison de campagne, exposé par endroits à la vue des promeneurs de la contre allée, un homme barbu se traîne accroupi à travers le pré, en dessinant des huit, et regardant sans cesse par-dessus son épaule, cancanant de surcroît continuellement. Nul doute que le passant, observant ce manège, ne conclue au comportement totalement incompréhensible ou, pour dire le mot, à l’état d’aliénation avancée de notre barbu. Mais ce passant ignore deux choses essentielles: les herbes hautes dans lesquelles évolue le pseudo fou cache des canetons qui le suivent docilement et, surtout, que ce barbu au comportement d’aliéné n’est autre que l’ethnologue Konrad Lorenz se livrant précisément à des expériences d’imprégnation sur des canetons, une fois qu’il se fut substitué à leur mère. Konrad Lorenz lui-même n’était évidemment pas dupe de la méprise. Il précise à ce propos dans son fameux essai Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons (Flammarion 1968): «Je me félicitais de la docilité de mes canetons et de la précision avec laquelle ils me suivaient en se dandinant, quand tout à coup je relevai la tête et vis le long de la barrière du jardin une rangée de visages tout pâles: un groupe de touristes debout le long de la barrière fixait sur moi des regards horrifiés.»

    Quel rapport, me direz-vous, entre un policier appuyant brutalement la tête d’un étudiant et Konrad Lorenz s’adressant à ses canetons? Leur dénominateur commun réside dans le fait que ces scènes demeurent peu compréhensibles tant que le champ d’observation n’est pas suffisamment large pour qu’y soit inclus le contexte dans lequel elles se produisent. Je ne doute pas une seconde que le jugement de cette brave mère de famille – et de toute autre personne – eût été totalement différent si elle s’était trouvée le vendredi matin dans la cour du Collège Calvin et qu’elle eût assisté au comportement ahurissant d’excités mus par des réflexes claniques les plus primaires (oui, c’est promis! je ne parlerai pas des couteaux) et que même la police anti émeute ne parvenait pas à intimider (sur Facebook, Calvin semble avoir été désigné comme une cible d’attaques pour les stupides raisons que l’on devine). Chacun se fait son idée de la réalité en se basant sur une monade artificiellement isolée à la relation qui existe entre les différentes parties d’un système plus vaste. Et dans son ignorance, sa précipitation ou son désir d’assaisonner l’événement, le journaliste témoigne d’une réalité qui n’est, en fin de compte, que la résultante des compromis, détours et aveuglements réciproques, à travers quoi passe l’information. Ou la désinformation…

  • Efina, de Noëlle Revaz

     

    1599870143.jpgPar Alain Bagnoud

    Un roman qui a fait parler de lui. Noëlle Revaz est l'écrivain le plus en vue ces temps-ci en Suisse romande, et ce n'est pas tout à fait injustifié. Il y a l'effet Gallimard, bien sûr, il y a son talent aussi, qui lui a permis, dans deux livres publiés, d'aborder des formes romanesques tout à fait différentes.

    Efina, paru en 2009, raconte une relation entre l'héroïne éponyme et T, un grand acteur. Il ne se passe pas grand chose de palpitant, en fait, s'il s'agit de résumer l'intrigue. Les personnages s'écrivent, couchent ensemble, se séparent, se retrouvent, vivent ensemble, se séparent... Mais chacun reste en ligne de fond, motif obsédant dans la vie de l'autre.

    Le début est intéressant. Ils échangent des lettres, c'est un jeu un peu dixhuitiémiste, de chat et de souris, de cruautés, de sincérités et de stratégie. Puis j'ai éprouvé une fatigue vers le milieu de l'ouvrage: ces histoires de chiens, Igor, Olaf... Si ça continue comme ça j'arrête, me disais-je dans une de ces formules définitives qui me viennent spontanément.

    Les pages se tournaient quand même. Ça tient grâce à l'écriture. Ça n'aurait pas tenu jusqu'à la fin, mais le texte se densifie de nouveau dans la deuxième partie, où le point de vue n'est plus sur Efina, mais sur T, bête de scène vieillissante, abandonnant le théâtre dans la plénitude de ses moyens, s'étiolant, mourant.

    Ça tient grâce à l'écriture, donc, mais aussi grâce à une sorte d'expérimentation scientifique. Un peu comme Stendhal dans Le Rouge et le Noir, il semble que Noëlle Revaz s'amuse à mettre ses personnages en contact, physique ou épistolaire, pour voir ce qui va se passer. Pour faire des expériences. Bien sûr ça crépite. Efina et T sont construits pour ça.

    Ils ne sont pas à proprement parler des personnages romanesques, en tout cas dans l'acception traditionnelle. Ils n'ont pas cette psychologie, cette épaisseur introspective qu'on trouve généralement dans le roman français. Ils constituent plutôt des fonctions, et les épisodes divers pourraient très bien être vécus par des êtres différents. Il y a en eux du creux, du vide, ce sont les événements de leur vie qui les agissent, les édifient.

    De sorte qu'évidemment, en fin de compte, T, tout articulé autour du Théâtre laisse une trace beaucoup plus forte que l'ordinaire Efina. Ce vide en lui est un appel aux fantasmes, fantasmes d'Efina (le Grand Comédien séducteur, génial sur scène mais qui dans la vie a des cheveux un peu gras, qui se laisse aller, s'épaissit, qu'on peut materner...), fantasmes du lecteur aussi (on pense à plusieurs bêtes de scène, et la malicieuse manière de le nommer par une initiale contribue à ces identifications).

    Mais pour le titre, évidemment, il valait mieux ce joli prénom féminin.

     

    Noëlle Revaz, Efina, Gallimard

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Coeur en berne

    Par Tomoto

     

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    Michel Bühler se considère comme un vieil ours. Il a gagné sa vie en chantant, traversé le Sahara et beaucoup voyagé, à titre humanitaire, journalistique ou privé: Chili, Nicaragua, bande de Gaza, Brésil, Géorgie, Haïti, Moscou, Pologne, Syrie etc. Il lui arrive d’écrire des livres. Dans “Un si beau printemps”, il nous dit combien il est agréable de posséder un appartement à Paris, une ferme dans le Jura et un chalet en Valais qu’il a retapé avec ses potes, combien il est agréable de vivre aux côtés d’une femme qui l’aime et qu’il aime. Bühler nous parle comme s’il était au coin d’un bon feu de cheminée. De quoi parle-t-il? De la révolution, de la colère qui l’habite. Il a lutté toute sa vie pour un monde meilleur, où chacun aurait accès aux biens de première nécessité, aux soins hospitaliers, au savoir, à la culture, au respect, à la considération.
    Le livre qu’il nous donne aujourd’hui, il l’a écrit dans un moment de doute, de rancune et de nostalgie. Au lieu de lire Nietzsche ou “L’Homme du ressentiment”, il a relu les classiques du libéralisme (politique et économique), et il s’offusque de voir les rangs des démunis, des misérables, des rebuts de la société augmenter vertigineusement dans nos villes et nos banlieues. Ce coup de gueule est tempéré par l’âge et la venue d’un si beau printemps (temps de l’écriture). On s’oriente alors vers un hymne à la vie. Car Bühler est un homme généreux. Il aime viscéralement la vie, les copains, le partage, le vin blanc bien frais, le tartare et les grillades, les discussions, la musique. Il aime la jovialité et la couleur. Oui, la couleur. C’est pourquoi, écrivant ce livre aigre-doux, il s’adresse à des sortes de neveux dont la mère suisse avait épousé un Sénégalais. On entend alors la chanson de Diam’s: “Marine, pourquoi t’es si pâle, viens faire un tour chez nous, c’est coloré, c’est jovial”.
    Ces neveux se nomment Baptiste (né en 1983), Younouss (1985) et Alfaly. Ce sont des métis d’une sidérante beauté, d’un charme inénarrable. C’est pour eux que le camarade Bühler a eu envie d’écrire ce livre qui devrait les (nous) faire réfléchir.

     

  • En deuil des mots d’Eric

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     par Pascal Rebetez

     

    Sur le blog d’Eric Chevillard (http://l-autofictif.over-blog.com/), il n’y a plus d’intervention depuis le 21 novembre. Sa dernière phrase, dédiée vraisemblablement à son père mourant :

    Cet hôpital est un labyrinthe, ascenseurs, couloirs, portes coupe-feu, escaliers, on s’y perd et c’est miracle à chaque fois en effet d’en ressortir vivant.

    Et voilà que le gisant interrompt le disant, c’est du moins ce que j’imagine. Le père est mort et l’écrivain, le prolixe, le cynique en reste bouche bée depuis trois semaines. Et moi, lecteur, j’en prends le deuil, comme par contumace, par absence de nouvelles; les mots quotidiens d’Eric littéralement me manquent, font un creux dans ma pratique cybernétique : je me rends compte que je me suis habitué, quasi de manière « addictive », à ses petites phrases, son regard si particulier, son humour de pince-sans-rire.

    Et j’imagine qu’il n’a pas envie de rire, Eric, face à la mort de son père. Je sais ce que c’est : j’ai perdu le mien il y a cinq ans et ça m’a fait aussi le coup de la panne : rien à dire, encore moins à écrire, on est coquille vide, sonné, abasourdi. Dorénavant, on n’écrira plus qu’en orphelin, qui est aussi ce qu’on appelle l’âge d’homme, l’état d’adulte. L’écriture gagnera en solidité, elle perdra son innocence.

    Mais chut, le deuil de l’écrivain c’est le requiem de la page blanche.

  • Du côté de chez Voltaire

    Par Pierre Béguin

    Entre autres caractévoltaire2[1].jpgristiques étonnantes, les rives du lac Léman sont un haut lieu historique des rapports tendus entre le pouvoir politique et les écrivains. Quelques dizaines d’années et quelques dizaines de kilomètres séparent le patriarche de Ferney de la matriarche de Coppet. Tous deux exilés, tous deux frénétiquement actifs, tous deux diablement efficaces, tous deux «aubergistes de l’Europe», Voltaire et Germaine de Staël ont fait trembler le pouvoir parisien du bout de leur plume, narguant par les mots l’Ancien régime et l’Empire. Voltaire trouve un renouveau de vie, une seconde jeunesse, dans sa joie à combattre, avec une incroyable fureur ce qu’il nomme l’infâme – la superstition et le fanatisme. Bien sûr, le vieux patriarche n’a rien du redresseur de torts, l’impératif moral reste chez lui secondaire. Son engagement est en réalité toujours dirigé contre l’adversaire obsédant sur lequel il multiplie les coups. En ce sens, il choisit soigneusement ses combats. Que ce soit, par exemple, dans l’affaire Calas ou celle du chevalier de la Barre, il saisit l’occasion où la cause de la justice se conjugue étroitement avec sa haine de l’Eglise. Il n’en reste pas moins que la capitale du monde intellectuel devait pour un temps coïncider avec la région où vivait l’être le plus prompt à réagir et le plus habile dans l’escrime du langage. Quant à Mme de Staël, qui polarisait à Coppet les espoirs déçus des royalistes et des républicains, son activisme fit dire à Napoléon: «Sa demeure à Coppet était devenue un véritable arsenal contre moi; on venait s’y faire armer chevalier.» Tous les Genevois devraient faire le pèlerinage dans ses deux châteaux dont l’intérêt est aussi immense que fut leur rayonnement vers la fin du 18e et le début du 19e siècle.

    En 1994, durant les nombreuses célébrations du tricentenaire de la naissance de Voltaire, je m’étais rendu à Ferney pour visiter le château, ignorant alors qu’appartenant à des privés, il n’était pas ouvert au public en dehors des quelques visites prévues spécialement pour la circonstance. J’insistai, espérant un passe-droit. Je me souvenais qu’à la fin des années 70, alors jeune étudiant, je passais des fins de semaine chez une petite amie grenobloise dont les parents possédaient, au Pont de Claix, la maison de Stendhal. J’y retrouvai, pareilles à leur description par le romancier, l’allée d’arbres (Ah! l’épisode de la gifle!) et, surtout, la fameuse bibliothèque annotée de la main du maître. J’éprouvai alors une jubilation un peu infantile à évoluer dans un décor connu des amateurs de littérature et dont je pouvais nourrir la légitime impression qu’il m’était strictement réservé. J’aurais voulu ressentir la même sensation chez Voltaire. Rien n’y fit. Les portes restèrent aussi closes qu’elles le furent, des années plus tard, à Milly, chez Lamartine, dont le descendant, vieux garçon original, considérant mes filles, l’une dans une poussette, l’autre debout dans un équilibre précaire, craignit qu’elles ne perturbassent l’ordre séculaire de la célèbre demeure. Je dus me contenter, dans une dépendance, de goûter le vin du domaine, par ailleurs assez insignifiant.

    Le château de Voltaire, racheté par la ville de Ferney, est maintenant un musée ouvert au public. Il était temps! Un des grands mérites de cette visite, c’est de nous montrer un autre Voltaire. Non pas cette nature susceptible et vulnérable, à l’amour propre toujours en éveil, qui confie sa renommée à des genres littéraires périmés (il croyait porter le genre épique et la tragédie à leur perfection), et qui gaspille une bonne partie de son énergie et de son génie à d’éphémères triomphes sur d’infimes adversaires ayant osé attenter à sa réputation de grand poète ou à la splendeur de son auguste personne. Non. Nous voyons davantage de Voltaire ce qui fait finalement sa grandeur au-delà d’une gloire littéraire peut-être trop facilement accordée: ce qu’il a accompli avec ou sans sa plume «à d’autres fins que le pur plaisir de la lecture» disait Paul Valéry. Et puis, avouons-le franchement, la visite fut épicée par les propos du guide, excellent au demeurant mais si pénétré de l’esprit de Voltaire envers Genève qu’il ne pouvait s’empêcher de mêler aux commentaires historiques ses propres opinions sur «les voisins protestants» du vieux patriarche, voire de s’incarner dans les rancœurs que le philosophe nourrissait à l’encontre d’une ville qu’il jugeait, dans une lettre à d’Alembert, peuplée de «prédicants sociniens». Une manière de rappeler que le problème ne date pas d’aujourd’hui et que les Genevois n’ont pas le monopole des stupides humeurs atrabilaires transfrontalières, même si notre guide, en la circonstance, bénéficiait d'une syntaxe et d’un lexique autrement plus élaborés que les éructations udécéistes.

    Au retour du printemps, faites le détour par Ferney, non sans avoir préalablement, si ce n’est déjà fait, visité «l’endroit de la terre qui ressemble le plus à l’Eden», selon les termes dont Voltaire désignait sa résidence des Délices… avant ses démêlés avec Genève.