Banksters
Par Pierre Béguin
Dans mes récentes lectures, une phrase d’Hermann Hesse, écrite en 1932, a particulièrement retenu mon attention: «La façon dont les Allemands repoussent mensongèrement toute responsabilité dans la guerre, la façon dont ils rendent responsables les «ennemis» et le Traité de Versailles de tout ce qui ne va pas chez eux, caractérisent, selon moi, une atmosphère de bêtise politique, de tromperie et d’immaturité qui contribuera beaucoup à l’explosion d’une prochaine guerre.» Rien de prophétique ni de génialement lucide dans ces propos. Simplement un raisonnement parfaitement logique appliqué à une observation pertinente.
Remplaçons «guerre» par crise et «Allemands» par Banques et nous serons aussi confortés dans nos prévisions que l’Histoire a conforté Hermann Hesse dans les siennes. Personnellement, je ne changerais qu’un seul mot: «bêtise». Si les bonnes intentions de réglementation étatique se sont envolées, si la Bourse se redresse, si les OPA abondent, si les bonus explosent, si les lifeprimes ont remplacé avantageusement les subprimes, si tout refleurit de plus belle comme au bon vieux temps de tous les excès une année après un des plus grands tremblements de terre financiers qu’ait connu notre planète capitaliste, ce n’est pas seulement que nos Banksters – comme on les surnomme maintenant, moitié banquiers moitié gangsters – soient d’une sottise incorrigible. Pas seulement. Ils ont parfaitement compris que la prééminence que leur accorde le système capitaliste sur les secteurs économique et politique leur octroie de fait un statut d’intouchables. Ainsi, ces nouveaux maîtres du monde sont installés sur leur Olympe comme l’étaient les dieux grecs sur le Leur. Et leurs actes restent aussi gratuits pour eux qu’ils tissent tragiquement la destinée humaine. Si le vaudeville olympien entre Héphaïstos, Apollon et Aphrodite n’a de conséquence que sur Pasiphaé et sa descendance, si les pulsions érotiques ne représentent pour Zeus qu’un viol gratuit qui engendre pourtant chez les humains la guerre de Troie et la mort d’Agamemnon, il faut bien admettre que, sur le Mont Finance, les conséquences de la sottise, de l’esprit de lucre et de l’amoralité semblent aussi gratuites qu’elles sont dramatiques sur le peuple de la plaine, contraint de pratiquer une sorte du christianisme à l’envers: la Rédemption des dieux par l’homme qui doit prendre sur ses épaules les péchés du monde financier. Exactement comme l’a fait la Confédération avec l’UBS. Qu’il faille d’abord sauver la Banque, on le comprend. Mais qu’on renonce ensuite à punir les coupables, c’est démocratiquement insoutenable. Ce faisant, la Confédération a tout simplement endossé une responsabilité qui ne lui incombait pas mais qu’il lui faut maintenant assumer face aux Etats-Unis avec des conséquences aussi prévisibles que désastreuses dont les petites gens, comme disait Simenon, devront en finalité payer le prix. Depuis quand un gouvernement s’offre comme responsable des agissements illicites d’une entreprise privée? Et comme il n’est plus question de redimensionner le monstre, ni même de le soumettre au contrôle étatique (toujours ce fameux dogme libéral qui aura causé tant de dégâts, avec ce paradoxe insoutenable: être responsable des agissements d’une entreprise sans pouvoir légitimement les contrôler), on peut s’attendre, dans trois ou quatre ans, sans risque de se tromper, à une nouvelle crise, comme Hermann Hesse s’attendait à une nouvelle guerre, avec ses conséquences habituelles sur l’emploi, les économies, les retraites et le pouvoir d’achat des frères humains. Quand on bénéficie de l’immunité financière, politique et juridique comme d’autres bénéficient de l’immunité diplomatique, il n’est nul besoin de faire son examen de conscience ou son auto critique. Pas davantage d’ailleurs qu’il n’est besoin d’être intelligent.
Bien sûr, que le pouvoir du Dieu Finance – ce nouvel Olympe – détermine, selon son bon vouloir, d’une manière inévitablement tragique le sort des pauvres mortels n’est de loin pas nouveau. En 1930 – une année qui n’est pas sans correspondance avec 2010 –, dans un merveilleux petit roman, Rhum, hélas peu connu, Blaise Cendrars nous en fait la démonstration édifiante en reconstituant, par la technique du collage, la biographie de l’aventurier Jean Galmot, ce Don Quichotte du XXe siècle mort en Guyanne en 1928 dans des circonstances mystérieuses pour s’être attaqué aux règles de l’oligarchie financière. Rhum dit tout en un peu plus de cent pages. Quelques citations prises au hasard en soulignent la remarquable actualité:
«Dénoncer les crimes de l’argent est une gageure dans un pays soumis à une oligarchie financière à qui appartiennent toutes les forces agissantes: la justice, la presse. Que peut-on attendre d’un peuple domestiqué? L’esprit ne connaît d’autres nourritures que les journaux de nos maîtres.»
«Pourquoi, malgré les plaintes multiples et motivées, laisse-t-on en liberté les administrateurs de la Banque industrielle et de la Société des Banques de Province, dont les responsabilités s’expriment par des centaines de millions? Bien mieux! Ces responsables continuent à siéger, à discuter les lois et à prendre part à la direction des affaires du pays!»
«Personne ne les a jamais vus, ces terribles Maîtres de la Terre, mais leur présence est si patente que l’on pourrait presque écrire leur biographie.»
«Ce sont eux qui ont tout fait, la guerre, la paix, la révolution, les tremblements de terre, les épidémies, les naufrages, comme ils font la crise et les krachs.»
Ainsi ne cesse de se répéter au cours de l’Histoire les rapports de force entre un être impuissant et un maître invisible. Les pouvoirs des dieux grecs régissaient la destinée des mortels dans l’Antiquité, le Seigneur régnait sur son vassal au Moyen Âge. Aujourd’hui, de cet Olympe moderne où se joue la grande kermesse néolibérale, les trois Parques – Presse, Justice, Etat – tissent la destinée humaine sous la tutelle cynique du Dieu Finance. Et les effets de manches, les déclarations intempestives, les contorsions démagogiques de la rhétoriques davosienne pour calmer le bon peuple ne font que draper politiciens et Présidents d’atours grotesques. On fait semblant d’y croire pour se rassurer mais, au fond, plus personne n’est dupe malgré les efforts mensongers de la presse pour maintenir l’illusion: l’Etat, seul garant du cadre démocratique, est mis sous tutelle par la Finance, soit parce que des politiciens n’en sont que les pions, soit parce qu’elle prend en otage la dette publique qu’elle s’est précisément efforcée de creuser par tous les moyens pour justifier a posteriori, sous le prétexte de résorber les déficits étatiques, l’affaiblissement programmé des Etats. Bénéfice des crises à répétition.
Que peut encore l’individu dans cette sinistre mascarade? Je laisse le soin à Blaise Cendrars, par la plume de Jean Galmot auquel il s’est parfaitement identifié, de répondre à cette question: «Il faut choisir: être libre ou être esclave. La vie n’est féroce pour vous que dans le milieu bourgeois qui vous oppresse. Si vous croyez à la beauté, à la justice, à la vie, tentez votre chance, allez-vous en!»