Borges francophobe? (20/12/2009)

Par Pierre Béguin

José Luis BorgesBorges-Jorge-Luis[1].jpg était francophobe. C’est d’ailleurs aussi parce qu’il était francophobe qu’il a poussé la provocation jusqu’à préférer Genève à Paris. Et à s’y faire enterrer.

D’où lui venait sa francophobie? Peut-être du fait qu’il devait beaucoup à la France et à sa culture. Beaucoup trop. A commencer par sa célébrité, non seulement en France et en Europe, mais également chez lui, à Buenos Aires. Son itinéraire littéraire dépend lui aussi largement de l’influence française, plus précisément de la Nouvelle Revue française, groupe à tendance puritaine qui prêchait la rigueur (littéraire bien entendu), la réserve, l’épargne des moyens, et dont plusieurs membres – Caillois, Gide, Paulhan – contestaient la suprématie du roman jusqu’à y être plutôt hostiles. Cette fronde contre le roman, qui participait d’une mouvance de la culture française de l’entre deux guerres (voyez Paul Valéry), a vraisemblablement exercé une influence décisive sur la pensée du jeune intellectuel argentin. Entre ses premiers écrits, par exemple Evaristo Carriego (publié en 1930) – monographie sur un poète de tangos des bas-fonds de Buenos Aires – et Fictions ou L’Aleph, ses chefs-d’œuvre, on voit tout ce que Borges a dû rejeter comme scories extralittéraires – couleur locale, saveur des faubourgs ou poussière des rues – pour arriver à la quintessence d’une prose désincarnée. Certes, quiconque connaît un tant soit peu l’Amérique latine sait que l’Argentine ne ressemble à aucun autre pays latino américain, que Buenos Aires est aussi proche de Paris qu’elle est différente de Quito, de Bogota et de Rio. Que les grandes étendues vides de la pampa s’opposent radicalement aux parures baroques et à l’exubérance des villes et paysages de ses voisins du nord. Et, donc, que seul un écrivain argentin pouvait à ce point s’imprégner de la culture française et s’éloigner autant de celle de son continent.

La précision et la concision stylistiques de Borges sont absolues. Son économie, son laconisme placent ses écrits à des lieues des gros romans luxuriants à l’imagination flamboyante de la tradition latino américaine, au baroque et aux excès du réalisme magique. Un de ses personnages, le peintre Marta Pizarro, dit de la langue espagnole «qu’elle est moins apte à l’expression de la pensée qu’à la vanité bavarde». Puisque Borges l’affirme (on sent bien que le peintre est son porte parole), osons surenchérir aux mépris des clichés. L’espagnol, spécialement en Amérique latine, est une langue «bavarde», abondante, exubérante, d’une grande expressivité émotionnelle, mais conceptuellement imprécise. Elle exprime la manière d’être d’un peuple pour qui l’émotif et le concret prévalent sur l’intellectuel et l’abstrait, pour qui les idées s’incarnent davantage dans des sensations et des émotions, bref dans du vécu, que dans un discours logique – ce qui expliquerait, selon Mario Vargas Llosa, qu’en espagnol la littérature soit si riche et la philosophie si pauvre. A l’inverse, plus proches de ceux d’un Gide ou d’un Valéry par exemple, les textes de Borges contiennent toujours un plan conceptuel et logique qui prévaut sur tous les autres. Un monde épuré, clair et désincarné qui tend vers une spéculation de caractère philosophique ou théologique. La phrase suivante, tirée du prologue du Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941), exprime bien la conception littéraire de Borges: «Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cent pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes». Notre auteur suppose donc que tout roman se résume au développement d’une thèse – sous forme de concepts, de conjectures, de spéculations, de théories – que les éléments fictionnels ont pour simple fonction d’habiller, de camoufler, comme le feuillage le fait du tronc. A la nuance que cet habillage est totalement superflu et ne revêt pour lui aucune valeur esthétique ou artistique. Imaginez Les Trois Mousquetaires ou La Chartreuse de Parme réduits à quelques concepts! Cette peur, ce dédain de l’abondance, l’amène donc à supprimer de la fiction la plupart des éléments qui en fondent le genre. Certains y verront une purification, d’autres un appauvrissement. Sans vouloir trancher, je dirais que Borges est à la fiction ce que Giacometti est à la sculpture. Placez une sculpture de Giacometti à côté d’une sculpture de Botero et vous aurez une idée de ce qui le sépare de ses collègues du réalisme magique, comme Garcia Marquez par exemple.

Exagération mise à part et plus sérieusement, quand on mesure le fossé culturel entre une région marquée par la raison, la retenue, l’ordre, la gravité, unifiée par Descartes et Voltaire, étouffée par les banques et par la peur de perdre, et la disparité anarchique des pays ibéro américains où le rêve, la magie, l’illusion ne se distinguent guère de la réalité, de la religion, du projet, on voit à quel point Borges s’est éloigné de sa culture et de ses origines pour se franciser. D’où probablement sa francophobie comme garante d’une identité menacée tour à tour d’éclatement ou de dilution. Souvenons-nous qu’il a poussé l’iconoclasme jusqu’à s’affilier au parti conservateur, en pleine hystérie sartrienne, sous le prétexte que les hommes de cœur épousent de préférence les causes perdues. Et quand on sait, outre sa francophobie, que le tempérament sec du«Genevois» Borges n’éprouvait pour le tempérament généreux du «Vaudois» Simenon qu’un mépris aussi tranchant que définitif, on se dit que, décidément, Borges et Genève étaient destinés à se rencontrer pour l’éternité.

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