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Blogres - Page 95

  • Littérature et catégories

    Par Pierre Béguin

    Le premier travail du chercheur consiste à créer des catégories. Pas de processus analytique sans les opérations de base: dénoter, classer, nominaliser, structurer. En Sciences comme en Art. La littérature n'échappe pas à ce processus. Ainsi, lorsqu'on parle littérature, à plus forte raison littérature contemporaine, si l'on veut savoir de quoi on parle, il faut commencer par catégoriser, malgré la part inévitable d'arbitraire et de subjectif qu'implique cette démarche.

    Roland Barthes distinguait deux types de textes: d'un côté, le texte de plaisir, celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie, qui s'inscrit dans une continuité culturelle en évitant toute tentative de rupture et qui «est lié à une pratique confortable de la lecture»; de l'autre, le texte de jouissance, celui qui déstabilise, déconforte - peut-être jusqu'à un certain ennui - qui fait vaciller «les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs, de ses souvenirs, et qui met en crise son rapport au langage». Durant l'hégémonie de la littérature intransitive instaurée par le nouveau roman, cette distinction se radicalisa parfois dans les milieux universitaires au point que, par opposition à la mythification du «texte de jouissance», le «texte de plaisir» se vit reléguer, au mieux, dans les toilettes pour autant que sa fonction n'y fût pas celle de la lecture.

    Plus proche de nous, le professeur Dominique Viart, spécialiste de cette littérature contemporaine qui émerge à la fin des 70's et qui postule un nouveau type d'enjeux et de pratiques esthétiques, apporte une nuance supplémentaire en distinguant trois types de littérature qu'il nomme «consentante», «concertante» et «déconcertante» (cf. La littérature française au présent, Ed. Bordas).

    La littérature «consentante» est celle qui correspond aux attentes de la société, sans pour autant être essentiellement caractéristique de notre époque. Elle vise le plaisir, le divertissement (au sens noble), dans une sorte d'atemporalité et s'inscrit dans une forme plutôt académique. Les romans qu'elle produit suivent des modèles institués par l'histoire littéraire depuis le 19e siècle et ses auteurs, souvent avec talent, travaillent un peu comme un ébéniste qui fabriquerait un buffet Henri IV ou un fauteuil Voltaire. C'est la tradition de l'Académie, des Goncourt et des prix littéraires.

    La littérature «concertante» est plus marchande qu'artisanale. Elle est un produit fabriqué autour de standards reconnus pour une clientèle cible. Elle capte l'air du temps sans vraiment l'interroger, elle s'avance à grand bruit médiatique et elle ne vit que le temps d'une rose avant de tomber dans la fosse commune de l'oubli en compagnie des objets de mode les plus hétéroclites auxquels, en fin de compte, elle appartient.

    La littérature «déconcertante» ne recherche ni public cible ni conventions. Elle bouscule le lecteur, le prend à rebrousse-poil («La lecture, cette habitude» disait Mallarmé), elle le déplace, le prive de repères. Bref, elle le «déconcerte». Ses textes sont difficiles. Ils soumettent le lecteur à l'épreuve de l'étrangeté en réinventant la langue («Tous les beaux livres sont écrits en langue étrangère» prétendait Proust). Contrairement à la littérature «consentante» où la langue est avant tout instrument, moyen, aussi séduisant soit-il, à la littérature «concertante» où elle n'est qu'emprunt à la mode, la langue, dans la littérature «déconcertante», se pose comme finalité absolue et comme principal sujet d'exploration.

    Bien entendu, des auteurs peuvent circuler d'une catégorie à l'autre. Ainsi est-il de bon ton d'affirmer dans «les milieux autorisés» que Houellebecq est passé de la littérature «déconcertante» - Extension du domaine de la lutte - à la littérature «concertante» -Plateforme. De même, un livre peut emprunter aux différentes catégories, voire se situer à leur carrefour, au bénéfice potentiel de ratisser plus large mais au risque de déplaire fortement à la critique spécialisée qui préfère les pures races aux bâtards.

    Car une fois ces catégories répertoriées, la tentation est grande de les hiérarchiser. L'Université et les intellectuels n'échappent pas à ce travers, parfois avec un parti pris irritant, se tournant résolument vers ce qui nourrit le mieux la glose (la littérature «déconcertante») et dédaignant les autres catégories, comme si la qualité d'un texte dépendait essentiellement de la quantité d'éléments interprétatifs susceptibles de lui donner sens. A mon humble avis, si l'on accepte ces distinctions, le plus pertinent serait d'en souligner les phénomènes de circulation: si la littérature «déconcertante» finit par féconder les autres genres au même titre que la recherche finit par trouver des applications dans notre quotidien - et, en ce sens, elle peut légitimement revendiquer un statut à part -, elle existe aussi parce que les deux autres catégories le lui permettent, ne serait-ce qu'économiquement. Et surtout parce que l'initiation à la lecture doit passer par des textes accessibles au grand public, aussi «concertants», calibrés et médiatisés soient-ils. La survie de la littérature comme sujet d'étude, déjà remise en cause au nom de l'utilitarisme, en dépend. N'en déplaise à l'Université. Et à beaucoup de professeurs de l'enseignement secondaire qui feraient bien de s'en aviser parfois dans le choix de leurs textes...

  • Yves Laplace, Les larmes d’Arshavin

    Par Alain Bagnoud

     

    couvYvesLaplace.jpgIl semble un peu paradoxal de lire aujourd’hui des textes publiés sur un blog à l’occasion de l’Euro 2008. Surtout si, comme moi, on n’est pas un amateur de foot.

    Il est sans doute encore plus paradoxal de conseiller, comme je le fais, la lecture de cet ouvrage savoureux à tout le monde. J’ai des raisons.

    D’abord le livre évoque des souvenirs.

    Bien entendu, je suis le plus bouché possible aux trompettes du foot. Il me semble évident, par exemple, que ces soi-disant grandes fêtes populaires ne sont pas loin d’être des manipulations nationales, européennes, planétaires qui ont pour but de calmer le(s) peuple(s) en leur donnant un exutoire, etc. Panem et circenses, inutile de revenir sur l’histoire.

    Malgré tout, les plus résistants, dont je suis, n’en restent pas moins perméables à l’écume des choses. Quelque chose surnage de ces périodes.

    Ça va au-delà de la guerre pacifique entre nations, et du sentiment d’identité nationale, et de l’esprit de clocher. Des petits bouts de passé coloré restent attachés à ces événements, quelques icônes. Le livre de Laplace est une occasion de les rappeler.

    ylaplace.jpgDe plus, on ressort de ce petit livre plus intelligent qu’on y est entré. Les larmes d’Arshavin ne se compose pas seulement de commentaires sur la compétition, mais aussi de réflexions sur le football et ses à-côtés: pub, femmes de joueurs, présentatrices sportives, politique et marques déposées...

    Yves Laplace replace les matchs dans leur contexte et les pays dans leurs relations. Il propose un point de vue différent de ceux qui nous ont été imposés cent fois.

    Ici, par exemple, un arbitre (Laplace en est un) s’acharne à rendre justice à ses collègues. C’est anti-politiquement-correct. On sait qu’il convient plutôt, en général, de les mettre à mort.

     

    Yves Laplace, Les larmes d’Arshavin, L’Aire bleue

  • La vie est un combat

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    La vie est un combat. Le cinéma américain ne cesse de nous le rappeler. Le plus souvent, la boxe est la métaphore de ce combat. Cela donne Rocky (1, 2, 3…), Hurricane, et surtout Raging Bull, le chef-d'œuvre de Scorsese. Difficile à surpasser. Alors, en allant voir The Fighter, le dernier film de David O. Russel, je m'attendais à suivre l'itinéraire somme toute assez banal du boxeur d'origine pauvre qui parvient, grâce à son sport et sa ténacité, à sortir de sa condition et à être reconnu pour son talent. Sa pugnacité.

    En bien, The Fighter parle de tout autre chose, au fond. Bien sûr, c'est aussi l'histoire édifiante d'un boxeur qui, après avoir connu moultes humiliations, parvient enfin à réaliser son rêve : devenir professionnel et, pourquoi pas, champion du monde. La boxe est bien le prétexte et l'arrière-plan du film. Mais The Fighter est d'abord un film extraordinaire sur une famille recomposée qui vit le rêve américain comme une névrose. Pour réaliser son rêve, Micky (émouvant Mark Wahlberg) doit d'abord affronter son frère, ex-boxeur devenu addict au crack (extraordinaire Christian Bale, Oscar du meilleur second rôle), puis affronter sa mère (terrible Melissa Leo), mégère peroxydée qui règne sur sa tribu comme une mante religieuse. Sans parler de ses innombrables sœurs, infernal gynécée…

    images-1.jpegLa vie est un combat, certes. Contre soi-même, contre la société. Contre sa famille, d'abord. Il faut tuer son frère, dont l'ombre envahissante menace à chaque instant de vous engloutir. Il faut s'arracher aux griffes de sa mère qui préférera toujours son frère junkie parce qu'ainsi, shooté à mort, il n'échappe pas à sa toute-puissance castratrice . Oui, The Fighter est un film œdipien. Pour advenir à soi-même, il faut d'abord tuer les autres. Ceux qui sont le plus proches. Dans le film, Micky y parvient grâce à Charlene (délicieuse Amy Adams) qui l'aide à rompre les amarres.

    La boxe est l'archétype du rêve américain. Mais c'est aussi la métaphore de l'écriture, de la peinture, de la musique. Pour écrire, il faut tuer beaucoup de monde. Il faut se battre contre soi-même, contre sa famille, contre la société. Kafka l'a très bien dit : « La société ne veut pas que j'écrive. Mais moi je le dois. » Il faut une discipline spartiate (pourquoi écrire quand on pourrait aller se promener, je vous le demande ?). Des arrangements familiaux (comment écrire quand les enfants jouent dans l'appartement ?!). Une résistance farouche à la pensée dominante (pourquoi écrire, ou peindre, ou faire de la musique, quand il y a des choses tellement plus importantes à faire ?).

    Courage, les amis ! The Fighter montre que le rêve est possible. Il suffit de se battre…

  • La prétention au bonheur

     

     

    par antonin moeri

     

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    Après un voyage en Russie (qu’il entreprit à ses propres frais, contrairement aux écrivains officiels), Céline lança sur le marché en 1936 «Mea culpa», que Sollers eut l’excellente idée de republier en automne 1993 dans sa revue «L’infini». J’ai relu attentivement «Mea culpa». Une seule allusion discrète au peuple juif. Par conséquent, ce n’est pas un pamphlet antisémite. C’est une charge virulente contre le communisme. Et quelle charge!

    Céline s’en prend d’abord aux bourgeois, «classe sournoisement tyrannique, cupide, rapace, tartufière à bloc, moralisante et sauteuse! Impassible et pleurnicharde!» La révolution française fit souffler un grand vent d’optimisme. Vent d’optimisme que fit souffler un siècle plus tard la révolution russe. Cette fois, ce n’est pas le bourgeois qu’on porte aux nues, qu’on fait reluire, qu’on flatte et qu’on encense, c’est le prolétaire. «Popu, t’es suprême! T’es affranchi comme personne. T’es tout en or. Je veux ton bonheur véritable! Je vais te nommer empereur? Veux-tu?» Ce miracle, on tenta de le réaliser, là-bas, de Finlande à Bakou. On a mis en selle «l’homme nouveau» dans la joie et en musique. «Plus un seul infirme social, plus un qui gagne moins que les autres». Mais pour imposer le bonheur à tout le monde, «le nouvel élu de la société rénovée» doit se protéger contre les séditieux. «Le choyé du nouveau système» érige prisons et murs de barbelés, il organise «la police la plus abondante, la plus soupçonneuse, la plus sadique de la planète». Il interdit «les petits loisirs, les drôles de fredaines, le plaisir!»

    Céline déroule les réalisations du nouvel ordre: la paire de souliers à 900 francs, la misère et la crasse des hôpitaux, les neuf dixièmes du budget de l’Etat pour Police, Propagande et Armée. Ce que le nouvel élu a oublié, c’est qu’un système n’est pas en mesure d’améliorer l’homme. «Faut pas seulement lui voir les tripes mais son petit cerveau joli!» Faut regarder de plus près sa nature, ses ambitions, son âme, ses vices. Certes la vision de Céline est celle d’un médecin pessimiste. Mais ce qu’il dénonce c’est la grande prétention au bonheur, cette énorme imposture, «celle qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables». Cette gigantesque fatuité du grand miracle moderne, qui donne sa bénédiction aux nouvelles conditions d’existence.

    Relisant ce petit pamphlet on ne peut plus réjouissant, je me disais que «le nouvel élu de la société rénovée» épinglé par Céline en 1936 ressemblait singulièrement aux élus de notre merveilleux «village planétaire», ce sublime parc d’attractions où «quiconque sera surpris désormais en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement sanctionné». Sans doute Philippe Muray a-t-il été sensible à cette ressemblance.

    L’Infini, numéro 43, Gallimard, septembre 1993

    Philippe Muray: L’Empire du Bien, Les belles lettres, 1991

     

  • Jacques-Etienne Bovard, La cour des grands

    Par Alain Bagnoud


    cour-grands-jacques-etienne-bovard-L-4cKITp.jpegLa Cour des grands, c’est l’histoire d’un bug informatique. Trois auteurs de livres de gare, habitués à produire des romans industriels qui parlent de voyage, de sport ou de pornographie, sont invités par erreur à participer à une tournée d’écrivains romands. Ils y sont confrontés à l’ire du Grand Homme du lieu, reconnu par Paris, pour qui on parle de Pléiade et de Prix Nobel, et qui refuse que ces pitres l’approchent.

    L’affaire va produire des modifications sensibles. A la fin du roman, tandis que le pornographe est très moralement condamné à poursuivre sa carrière de forçat des sens après avoir été battu et blessé, les deux autres, un peu plus récupérables, se vouent à la vraie littérature, convaincus par l’exemple du grand homme après avoir passé dans son bureau ou dans son lit.

    Cette histoire se lit sans qu’on puisse la lâcher. La force de Jacques-Etienne Bovard, c’est d’y provoquer une identification aux nuls décrits dans son livre, plus particulièrement à son narrateur, Chaubert. Chacun dans son existence a occupé cette position, où qu’il soit situé: confronté à un grand homme dominant, méprisant et reconnu, dont tous chantent les louanges. Chacun a rêvé de monter en grade, de s’améliorer, d’avoir plus de talent, tout en ne comprenant pas pourquoi il ne le peut pas. Chacun s’est posé des questions sur la discipline à suivre ou les ingrédients à utiliser pour faire un meilleur travail.

    Et en même temps, puissance entraînante du récit aussi: on se sent supérieur à ces b0828bovard.jpgmêmes nuls, surtout à Borloz, l’auteur de romans pornos. Le grand moteur du livre, c’est cette position dans laquelle se retrouve le lecteur, identification-sentiment de supériorité, écrasement ressenti devant le pape des lettres dont les ridicules n’empêchent pas la grandeur.

    Le roman a bien d’autres qualités, d'ailleurs. Ecriture efficace, mises en scènes subtiles, sens de la farce, réflexions sur le fait d’écrire, bonne histoire et fin morale : La Cour des grands mérite bien le succès qu’il est en train d’obtenir.

     

    Jacques-Etienne Bovard, La cour des grands, Editions Bernard Campiche

  • Une actrice magnifique

    par antonin moeri

     

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    Quand le moi phénoménal bouffe tout au théâtre, quand la belle âme se met en scène avec complaisance, l’envie me prend de fuir. Rien de tout ça avec Yvette Théraulaz. Cette comédienne hors pair regarde en face les ravages du vieillissement qu’elle évoque avec une jouissance transgressive de gamine très étonnée. Dans ce magnifique spectacle musical et dépouillé «Comme un vertige», Yvette Théraulaz convoque, avec une drôlerie déconcertante, des moments de l’enfance, de l’amour, du deuil et de la solitude. Sans jamais sombrer dans l’aigreur ou la mélancolie de bazar. Une actrice de 64 ans se demande: Qu’ai-je fait de ma vie? Aurais-je raté le coche? Mais il y a cela qui est beau: l’intensité du vertige que je connais ici, avec vous, sous les sunlights, ce mystère que j’essaie de cerner en imaginant que je découpe l’espace sonore pour la première fois. Un spectacle rare à ne pas manquer.

    Théâtre La Comédie  du 1 er au 13 mars

     

  • C'est le Simplon!

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    - Des tomates, un verre de blanc par-dessus, et le tour est joué, tu mets dans le four vingt minutes. C’est marrant on est jeudi, il y a aussi le petit train. Ou bien c’est une course spéciale. T’avais eu du plaisir quand tu y as été.

    - Ouais, c’était après la grêle.

    - C’est Ollon qui a eu les dégâts cette année. Pierrot a sorti les vieux journaux hier. C’était le jour du papier.

    (Le bateau de la CGN signale son arrivée imminente)

    -Je le vois pas encore, mais i vient de Lausanne. Quand j’ai soif je bois une bière limonade.

    - Je bois plus de bière.

    - On en voit de temps en temps sur les tables, de la brune.

    - C’est le Simplon!

    - I va jusqu’à Montreux

    - Faudrait aller jusqu’à Lausanne dans l’autre sens, i s’arrête même pas à Pully.

    - Non i s’arrête pas

    - I va jusqu’à Montreux çui-ci

    - Avant i s’arrêtait, i revenait vers 6 heures

    - Y a pas beaucoup de monde

    - Tu me dis quand tu veux y aller

    - Faudrait changer à Montreux. Y en a un qui revient plus tard

    - T’as vu le petit moineau, i va jusqu’à la cuisine. Il a pas l’air épouvanté du tout. hi hi hi. Il a pas l’air d’être épouvanté, dit-elle à une dame qui secoue le sachet de sucre pour éloigner le volatile. L’autre continue.

    - Elle a 93 ans elle est bien handicapée. Je vais lui donner un coup de main. Et bien voilà, on va y aller gentiment. Si tu veux que j’aille chercher l’auto, je vais chercher l’auto.

    (Elle prépare le déambulateur du monsieur voûté à lunettes.)

    - Merci vous êtes gentille.

    (La serveuse tient la porte aux deux personnes. Un moineau atterrit sur mon chapeau posé sur la table).

     

  • Olivier Rolin, Tigre en papier

    Par Pierre Béguin

    rolin90[1].jpgTigre en papier est une sorte de temps retrouvé, celui des années 70, plongeant le lecteur en plein mysticisme d'un engagement politique qui entendait alors, par une rupture sociale radicale, faire communiquer - communier? - deux extrêmes hétérogènes de la toile sociale: l'élite bourgeoise de la jeunesse intellectuelle et la frange ouvrière prolétarienne à peine scolarisée (l'image phare de cette utopie reste la venue très médiatisée de Sartre aux usines Renault).

    Le roman se structure autour d'un jeu d'oppositions et de dualités:

    D'une part, un personnage acteur, jeune, prénommé Martin, qui raconte son engagement politique quasi mystique en ce qu'il prescrivait une rupture radicale, non seulement avec l'Art et la littérature, mais surtout avec ses origines, sa trajectoire dessinée et même avec l'amour; et, d'autre part, ce même personnage, trente ans plus tard, mué en narrateur dans une posture de désengagement absolu qui tient du nihilisme mélancolique. Que lui reste-t-il aujourd'hui de cet engagement, de ce mysticisme, de ce combat délirant? Un mélange d'ironie et de mélancolie. D'ironie face à ce ratage complet de l'aventure qui confère à ce révolutionnaire en herbe et à ses «camarades» de combat un destin de pieds nickelés; de mélancolie (et non de nostalgie) face à ce qui n'a pas eu lieu, au non avenu. Et ce narrateur d'évoluer dans une double étrangeté: au monde et à soi. Au monde car il ne peut adhérer à une époque issue de l'échec de ce en quoi il a cru; à soi car ce «je», essentiellement déterminé par l'histoire et les circonstances politiques de sa jeunesse, est en quête d'une dimension psychologique sacrifiée alors à la «cause».

    En ce sens, le roman propose un double parcours de comblement: à la fois un parcours rétrospectif de ces années qui permet de refaire l'histoire à l'envers (la dimension archéologique) et un parcours de reconquête du «je» (la dimension psychologique) qui vise à effacer la distance de soi à soi.

    Un parcours qui se transforme rapidement en une errance dans un passé perdu en quête d'un passé perdu, symbolisée par le périphérique parisien sur lequel le narrateur, accompagné de la fille de son meilleur ami décédé à laquelle il raconte inlassablement leur jeunesse révolutionnaire, tourne en rond autour d'un centre inexistant. Métaphore d'une pensée décentrée qui tourne vainement autour d'un creux, d'un manque propre à notre société: une idéologie constituante qui donnerait un sens à un paysage contemporain saturé de publicités  -celles qui, par hypallage, «défilent» sur le périphérique - et vidé de sens politique, de grands discours rassembleurs.

    Un parcours qui va donc de la boulimie rhétorique coupée de toute réalité à l'anorexie idéologique, du grand discours organisateur auquel on ne croit plus au manque de ce même discours; un parcours qui s'écoule dans un temps scandé par les portes de Paris que le narrateur franchit comme un motif de vieillissement avec un double regard critique sur le monde passé et présent. Tout en mesurant la chance qu'a eue cette jeunesse révolutionnaire française de ne pas prendre les armes, de rester des «tigres de papier» et de ne pas tomber dans le nihilisme violent de ses «camarades» allemands ou italiens, le narrateur semble extirper des limbes de son errance l'ébauche d'une certitude: même si son échec débouche sur le vide idéologique qui délite le tissu social de nos sociétés contemporaines, le changement radical visé par la génération des années 70 était une pure fiction. Heureusement...

     

    Olivier Rolin, Tigre en papier, Editions du Seuil, septembre 2002

  • Frédéric Mairy, Bref éloge de la fin

    Par Alain Bagnoud

     

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    Bref éloge de la fin est un cocktail délicieux. Ce petit livre très écrit, dont la préciosité n’est pas un des moindres charmes, s’articule autour du thème de la fin et évoque des livres et des écrivains auxquels Frédéric Mairy rend hommage.

    Le propos de l’auteur est de jouer sur les sens de ce mot fin qui, on le sait, on se le rappelle en lisant le titre, est plurivoque et ambigu: il peut signifier finitude, conclusion, extrémité, aboutissement, terme...

    Tout ça résonne dans le texte, dès l’incipit qui pose le sujet en lui donnant une inflexion littéraire: « Recenser les poètes qui par leurs mots tentèrent d’apprivoiser la fin – puisque, il n’y a pas à tortiller, c’est bien de cela qu’il s’agit ici – nous mènerait bien loin. Le chemin en serait délicieux, mais dresser un bref éloge du point final demande, par cohérence, de garder celui-ci à portée de main. »

    A l’appui de ce projet, résolument bref (« l’avertissement était clair: nous ne tirerions pas en longueur »), seront examinés, ou convoqués, ou cités, Charles-Ferdinant Ramuz, Paul Auster, Philippe Frédéric MairyDelerm, Michel Vinaver, etc. Leur apparition est rappelée dans une liste finale. En tout trente-deux auteurs pour trente-quatre petits textes délectables, classés dans un ordre alphabétique qui est bien entendu un leurre.

    Car l’unité profonde du livre ne tient pas seulement à sa thématique. Sa composition réfléchie est ordonnée, de la première phrase donnée plus haut, à la dernière, que je ne peux m’empêcher de citer aussi, tant elle fait une belle conclusion:

    « Qu’est-ce qu’écrire, si ce n’est remplir de signes noirs un voile blanc tendu sur le néant? »

     

     

    Frédéric Mairy, Bref éloge de la fin, Editions d’autre part.

     

  • Là-haut dans le Michigan

     

     

     

    par antonin moeri

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    «Là-haut dans la Michigan» fait partie des toutes premières nouvelles que Hemingway écrivit à Paris en 1921-1922. Il a montré ce texte à Gertrude Stein qui lui a dit: «C’est bon, mais c’est inaccrochable». Hemingway aimait cette nouvelle, surtout la scène sur l’embarcadère. «C’est le début de tout le naturel auquel j’ai pu parvenir par la suite», dira-t-il en 1938 à l’un de ses éditeurs.

    Jim est forgeron. Il a des mains énormes. Il prend ses repas chez Smith où Liz est employée. Jolies jambes, tablier propre, cheveux bien arrangés. Elle aime la démarche de Jim, sa moustache, les poils noirs sur ses bras. Il n’a pas l’air de beaucoup s’intéresser à elle. Il préfère parler de politique et chasser le chamois. Liz pense sans cesse à lui et, un jour, elle se sent toute retournée quand il revient d’une partie de chasse qui a duré quatre jours. C’est Jim qui a tué le plus gros daim. Avant le dîner, les hommes boivent du whisky. Après le repas, Liz va s’asseoir à la cuisine. Jim s’approche d’elle, l’entoure de ses bras. Elle a peur, car personne ne l’a jamais caressée. «Allons faire un tour», propose Jim. Ils marchent dans la nuit froide jusqu’à l’embarcadère. Jim lui caresse les seins. «Elle était très effrayée et ne savait pas comment il allait s’y prendre». «Non, Jim, il ne faut pas. C’est tellement gros et ça fait si mal. Oh!» Jim pèse lourd sur elle et lui fait mal. Il s’endort, bouche ouverte. Elle pleure. Elle se sent glacée et tout lui semble désespéré. Elle le couvre de son manteau à elle. Elle le borde tendrement et rentre se coucher.

    Quand j’ai lu cette nouvelle pour la première fois, la scène de l’embarcadère m’a surpris. Étonnement qui s’est doublé d’une gêne. Le «c’est tellement gros» me fit rire mais ce qui domine dans cette histoire, me dis-je, c’est une grande tristesse. Pourtant, le personnage de Liz pose problème. On se souvient d’elle, de sa rêverie, de ses craintes (elle a peur de ses patrons, elle a peur du sexe). Or Hemingway utilise un stéréotype, celui de l’âme simple, obéissante et pure qui se fait déflorer sur les planches froides et dures d’un embarcadère par un pachyderme à paluches de batelier. Même si cette nouvelle présente des facilités, des maladresses, des descriptions convenues et des dialogues gauches, on y sent comme une menace. Le jeune écrivain réussit, dans une langue claire, précise, rendue avec réalisme, à installer un climat d’angoisse. Ce qui ne suffisait pas, je reprends les mots de Gertrude Stein, à en faire une oeuvre accrochable.

    Oeuvre qui peut cependant toucher un lecteur actuel s’il la replace au début du parcours de l’auteur américain. Car le thème n’est plus porteur, à l’heure où les accessoires sexuels s’échangent dans les soirées entre copines, où le journal des consommatrices  chante les joies de l’amour en pleine nature et conseille la sodomie aux mamans qui rejettent le système aliénant femme-ménage, où l’on met en scène ses galipettes sur un site autorisé et où «les utilisateurs du très tactile iPhone sont plus chauds au lit que ceux qui ont un Blackberry», où l’on croise des gamahucheurs débordant de créativité sur le sable blanc des îles, au bord des rivières et des lacs, non loin des chemins balisés où passent les enfants qui tapotent résolument leur iTouch.

    ERNEST HEMINGWAY: Nouvelles complètes, QUARTO, 2004