Là-haut dans le Michigan
par antonin moeri
«Là-haut dans la Michigan» fait partie des toutes premières nouvelles que Hemingway écrivit à Paris en 1921-1922. Il a montré ce texte à Gertrude Stein qui lui a dit: «C’est bon, mais c’est inaccrochable». Hemingway aimait cette nouvelle, surtout la scène sur l’embarcadère. «C’est le début de tout le naturel auquel j’ai pu parvenir par la suite», dira-t-il en 1938 à l’un de ses éditeurs.
Jim est forgeron. Il a des mains énormes. Il prend ses repas chez Smith où Liz est employée. Jolies jambes, tablier propre, cheveux bien arrangés. Elle aime la démarche de Jim, sa moustache, les poils noirs sur ses bras. Il n’a pas l’air de beaucoup s’intéresser à elle. Il préfère parler de politique et chasser le chamois. Liz pense sans cesse à lui et, un jour, elle se sent toute retournée quand il revient d’une partie de chasse qui a duré quatre jours. C’est Jim qui a tué le plus gros daim. Avant le dîner, les hommes boivent du whisky. Après le repas, Liz va s’asseoir à la cuisine. Jim s’approche d’elle, l’entoure de ses bras. Elle a peur, car personne ne l’a jamais caressée. «Allons faire un tour», propose Jim. Ils marchent dans la nuit froide jusqu’à l’embarcadère. Jim lui caresse les seins. «Elle était très effrayée et ne savait pas comment il allait s’y prendre». «Non, Jim, il ne faut pas. C’est tellement gros et ça fait si mal. Oh!» Jim pèse lourd sur elle et lui fait mal. Il s’endort, bouche ouverte. Elle pleure. Elle se sent glacée et tout lui semble désespéré. Elle le couvre de son manteau à elle. Elle le borde tendrement et rentre se coucher.
Quand j’ai lu cette nouvelle pour la première fois, la scène de l’embarcadère m’a surpris. Étonnement qui s’est doublé d’une gêne. Le «c’est tellement gros» me fit rire mais ce qui domine dans cette histoire, me dis-je, c’est une grande tristesse. Pourtant, le personnage de Liz pose problème. On se souvient d’elle, de sa rêverie, de ses craintes (elle a peur de ses patrons, elle a peur du sexe). Or Hemingway utilise un stéréotype, celui de l’âme simple, obéissante et pure qui se fait déflorer sur les planches froides et dures d’un embarcadère par un pachyderme à paluches de batelier. Même si cette nouvelle présente des facilités, des maladresses, des descriptions convenues et des dialogues gauches, on y sent comme une menace. Le jeune écrivain réussit, dans une langue claire, précise, rendue avec réalisme, à installer un climat d’angoisse. Ce qui ne suffisait pas, je reprends les mots de Gertrude Stein, à en faire une oeuvre accrochable.
Oeuvre qui peut cependant toucher un lecteur actuel s’il la replace au début du parcours de l’auteur américain. Car le thème n’est plus porteur, à l’heure où les accessoires sexuels s’échangent dans les soirées entre copines, où le journal des consommatrices chante les joies de l’amour en pleine nature et conseille la sodomie aux mamans qui rejettent le système aliénant femme-ménage, où l’on met en scène ses galipettes sur un site autorisé et où «les utilisateurs du très tactile iPhone sont plus chauds au lit que ceux qui ont un Blackberry», où l’on croise des gamahucheurs débordant de créativité sur le sable blanc des îles, au bord des rivières et des lacs, non loin des chemins balisés où passent les enfants qui tapotent résolument leur iTouch.
ERNEST HEMINGWAY: Nouvelles complètes, QUARTO, 2004
Commentaires
Merci. Et un encouragement pour ceux qui n'auraient pas lu les merveilleuses Nick Adams Stories.
Bof. Le discours, c'est une chose, la réalité de ce qui se fait, c'en est une autre. On peut conseiller avec d'autant plus d'insistance de se désinhiber que l'inhibition continue et est et reste instinctive. Le fait est qu'entre ce dont on rêve, les images qu'on projette, et ce qu'on vit, il y a un écart considérable, car la relation physique n'est jamais vraiment à la mesure de ce qu'on fantasme. Or, ici, c'est ce qui est suggéré, avec cet amour qui s'adresse à une personne, et qui se termine par des détails purement matériels, interchangeables, puisqu'il s'agit de la mécanique de la chose. Mais enfin, je n'ai pas pour autant envie de lire Hemingway, car ce que la dame fantasme n'est pas assez présent, apparemment, c'est trop suggéré, on n'entre pas assez dans les images de l'âme.
ah vous devriez lire Hemingway cher Rémi son talent est incomparable dans le domaine des nouvelles, il y a Maupassant, Tchékhov, Carver et lui et bien d'autres que je connais mal ou peu ou pas. Je songe au chat sous la pluie, c'est la nouvelle la plus étonnante que j'aie jamais lue ou que j'ai jamais lue.
Moi, qui n'ai pas d'âme, je continue néanmoins à vous recommander la lecture des Nick Adams Stories et en particulier Indian Camp, dont la dernière phrase exprime de manière magistrale dans sa simplicité les émotions d'un jeune garçon face à l'idée de la mortalité, à l'amour son père et la paix que le contact avec la nature peut nous apporter.
Bon. Si vous voulez. Mais la nouvelle dont vous parlez ne me fait pas très envie.
Merci bien pour la qualité de cet article très passionnant.
Je sais, je me répéte mais quel superbe blog! Je ne m'en lasserai jamais!
ah merci danke thank you vous faites partie des 500 lecteurs qui visitent quotidiennement ce blog, serait-ce une raison pour continuer? Je vais m'y employer. Mais... je me demande qui vous êtes, j'aimerais tellement savoir à qui je m'adresse, serait-ce un entrepreneur des pompes funèbres, une journaliste avertie, un prof à la retraite, un flic généreux et idéaliste, un mannequin aux hanches exquises, un ramoneur franc-maçon ou une plasticienne débordant d'idées nouvelles?