Olivier Rolin, Tigre en papier
Par Pierre Béguin
Tigre en papier est une sorte de temps retrouvé, celui des années 70, plongeant le lecteur en plein mysticisme d'un engagement politique qui entendait alors, par une rupture sociale radicale, faire communiquer - communier? - deux extrêmes hétérogènes de la toile sociale: l'élite bourgeoise de la jeunesse intellectuelle et la frange ouvrière prolétarienne à peine scolarisée (l'image phare de cette utopie reste la venue très médiatisée de Sartre aux usines Renault).
Le roman se structure autour d'un jeu d'oppositions et de dualités:
D'une part, un personnage acteur, jeune, prénommé Martin, qui raconte son engagement politique quasi mystique en ce qu'il prescrivait une rupture radicale, non seulement avec l'Art et la littérature, mais surtout avec ses origines, sa trajectoire dessinée et même avec l'amour; et, d'autre part, ce même personnage, trente ans plus tard, mué en narrateur dans une posture de désengagement absolu qui tient du nihilisme mélancolique. Que lui reste-t-il aujourd'hui de cet engagement, de ce mysticisme, de ce combat délirant? Un mélange d'ironie et de mélancolie. D'ironie face à ce ratage complet de l'aventure qui confère à ce révolutionnaire en herbe et à ses «camarades» de combat un destin de pieds nickelés; de mélancolie (et non de nostalgie) face à ce qui n'a pas eu lieu, au non avenu. Et ce narrateur d'évoluer dans une double étrangeté: au monde et à soi. Au monde car il ne peut adhérer à une époque issue de l'échec de ce en quoi il a cru; à soi car ce «je», essentiellement déterminé par l'histoire et les circonstances politiques de sa jeunesse, est en quête d'une dimension psychologique sacrifiée alors à la «cause».
En ce sens, le roman propose un double parcours de comblement: à la fois un parcours rétrospectif de ces années qui permet de refaire l'histoire à l'envers (la dimension archéologique) et un parcours de reconquête du «je» (la dimension psychologique) qui vise à effacer la distance de soi à soi.
Un parcours qui se transforme rapidement en une errance dans un passé perdu en quête d'un passé perdu, symbolisée par le périphérique parisien sur lequel le narrateur, accompagné de la fille de son meilleur ami décédé à laquelle il raconte inlassablement leur jeunesse révolutionnaire, tourne en rond autour d'un centre inexistant. Métaphore d'une pensée décentrée qui tourne vainement autour d'un creux, d'un manque propre à notre société: une idéologie constituante qui donnerait un sens à un paysage contemporain saturé de publicités -celles qui, par hypallage, «défilent» sur le périphérique - et vidé de sens politique, de grands discours rassembleurs.
Un parcours qui va donc de la boulimie rhétorique coupée de toute réalité à l'anorexie idéologique, du grand discours organisateur auquel on ne croit plus au manque de ce même discours; un parcours qui s'écoule dans un temps scandé par les portes de Paris que le narrateur franchit comme un motif de vieillissement avec un double regard critique sur le monde passé et présent. Tout en mesurant la chance qu'a eue cette jeunesse révolutionnaire française de ne pas prendre les armes, de rester des «tigres de papier» et de ne pas tomber dans le nihilisme violent de ses «camarades» allemands ou italiens, le narrateur semble extirper des limbes de son errance l'ébauche d'une certitude: même si son échec débouche sur le vide idéologique qui délite le tissu social de nos sociétés contemporaines, le changement radical visé par la génération des années 70 était une pure fiction. Heureusement...
Olivier Rolin, Tigre en papier, Editions du Seuil, septembre 2002
Commentaires
C'est tragique. Parmi ces déçus d'hier, ces mélancoliques, on en voit qui se plongent dans le Zen. Ce qui est dommage, c'est qu'au-delà de cette rétrospective intérieure, on a souvent le sentiment qu'il n'y a que pur néant. Déjà, peut-être, durant la jeunesse, il n'y avait que pur néant sous les images qu'on projetait vers l'avenir: elles étaient bâties sur de la pure illusion. Au bout du compte, l'impression que les choses ont changé, mais qu'on n'a pas vraiment évolué. On ne voit jamais rien au-delà de ce que la pensée attelée à l'éphémère a pu élaborer.
Cette fois, RM, je vous approuve totalement, et plus spécialement pour votre dernière phrase. J'ajouterai que, la vanité aidant, on se persuade de voir bien au-delà. Et c'est ça le pire!
Non, je ne pense pas que ce soit le pire, Pierre, il faut bien essayer, si Victor Hugo n'avait pas essayé de voir au-delà, peut-être que la peine de mort existerait toujours en France. Je parlais d'Olivier Rolin seulement, en fait: "on", c'était lui. La vanité, je ne pense pas non plus, il faut avoir confiance en la pensée humaine, elle peut réellement montrer des choses que les perceptions éphémères ne montrent pas. Si on n'avait jamais tenté de voir au-delà, est-ce qu'on aurait jamais compris, par exemple, que les chats successifs qu'on peut voir appartiennent tous à la même espèce et répondent tous au même type? C'est bien la pensée d'un homme, qui, un jour, l'a établi, ensuite, c'est devenu collectif parce que c'est vrai, et que c'est apparu tel à tout le monde. Il ne s'agit pas de vanité, je ne pense pas.
Pour éclairer avec épaisseur vos propos essayez de trouver sur le site de la RTB (tv belge) productrice du film l'interview superposée de quatre ex-brigadiste rouge (Balzerani, Faranda, Ronconi et j'ai oublié le dernier nom). Il a passé récemment un samedi après-midi à la Comédie de Genève. Instructif et boulversant.
p.losio