La prétention au bonheur (15/03/2011)
par antonin moeri
Après un voyage en Russie (qu’il entreprit à ses propres frais, contrairement aux écrivains officiels), Céline lança sur le marché en 1936 «Mea culpa», que Sollers eut l’excellente idée de republier en automne 1993 dans sa revue «L’infini». J’ai relu attentivement «Mea culpa». Une seule allusion discrète au peuple juif. Par conséquent, ce n’est pas un pamphlet antisémite. C’est une charge virulente contre le communisme. Et quelle charge!
Céline s’en prend d’abord aux bourgeois, «classe sournoisement tyrannique, cupide, rapace, tartufière à bloc, moralisante et sauteuse! Impassible et pleurnicharde!» La révolution française fit souffler un grand vent d’optimisme. Vent d’optimisme que fit souffler un siècle plus tard la révolution russe. Cette fois, ce n’est pas le bourgeois qu’on porte aux nues, qu’on fait reluire, qu’on flatte et qu’on encense, c’est le prolétaire. «Popu, t’es suprême! T’es affranchi comme personne. T’es tout en or. Je veux ton bonheur véritable! Je vais te nommer empereur? Veux-tu?» Ce miracle, on tenta de le réaliser, là-bas, de Finlande à Bakou. On a mis en selle «l’homme nouveau» dans la joie et en musique. «Plus un seul infirme social, plus un qui gagne moins que les autres». Mais pour imposer le bonheur à tout le monde, «le nouvel élu de la société rénovée» doit se protéger contre les séditieux. «Le choyé du nouveau système» érige prisons et murs de barbelés, il organise «la police la plus abondante, la plus soupçonneuse, la plus sadique de la planète». Il interdit «les petits loisirs, les drôles de fredaines, le plaisir!»
Céline déroule les réalisations du nouvel ordre: la paire de souliers à 900 francs, la misère et la crasse des hôpitaux, les neuf dixièmes du budget de l’Etat pour Police, Propagande et Armée. Ce que le nouvel élu a oublié, c’est qu’un système n’est pas en mesure d’améliorer l’homme. «Faut pas seulement lui voir les tripes mais son petit cerveau joli!» Faut regarder de plus près sa nature, ses ambitions, son âme, ses vices. Certes la vision de Céline est celle d’un médecin pessimiste. Mais ce qu’il dénonce c’est la grande prétention au bonheur, cette énorme imposture, «celle qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables». Cette gigantesque fatuité du grand miracle moderne, qui donne sa bénédiction aux nouvelles conditions d’existence.
Relisant ce petit pamphlet on ne peut plus réjouissant, je me disais que «le nouvel élu de la société rénovée» épinglé par Céline en 1936 ressemblait singulièrement aux élus de notre merveilleux «village planétaire», ce sublime parc d’attractions où «quiconque sera surpris désormais en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement sanctionné». Sans doute Philippe Muray a-t-il été sensible à cette ressemblance.
L’Infini, numéro 43, Gallimard, septembre 1993
Philippe Muray: L’Empire du Bien, Les belles lettres, 1991
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