Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

un "héros" de notre temps

 

 

par antonin moeri

limonov.jpeg

 

 

Il y a, dans le «Limonov» d’Emmanuel Carrère, une scène émouvante. Après avoir raconté l’enfance, la jeunesse, la vie de voyou d’Edouard Savenko, le fils de Hélène Carrère d’Encausse évoque la vie du Russe émigré à New York dans les années 70. Flanqué d’une très belle femme, Elena, le Russe fréquente la jet qui fascine surtout celle qui préférera se faire enculer par un photographe plus ou moins à la mode. Fou de jalousie, le Russe va boire comme savent boire les Russes.

Dans un jardin public, il rencontre un jeune black défoncé. Il le suce longuement et dit, comme lui disait Elena au moment d’offrir son cul: «Fuck me». Le black «crache sur sa bite et la lui met». Clochard à New York, c’est un des chapitres les plus romanesque du livre. Car Ed Limonov, le raté des ratés, a toujours rêvé d’un destin héroïque. Pour le moment, il porte des chemises à jabot de dentelles et des bottines à talons bicolores. Il vit dans un hôtel minable exclusivement fréquenté par des noirs toxicos. Avec cette dernière image, on se croirait dans du Koltès, rêve du grand soir compris.

Après avoir publié un livre qui eut du succès, Ed va rencontrer Jean-Edern Hallier qui vient de créer «L’Idiot international» et qui rameute des plumes brillantissimes: Philippe Muray, Nabe, Patrick Besson, Jacques Vergès, Sollers, Matzneff. Ed deviendra la coqueluche d’une bande de réfractaires que le politiquement correct de la gauche bien-pensante faisait hurler. Il écrira une dizaine de livres (dont l’excellent «Journal d’un raté») que les éditeurs parisiens s’arracheront. Le premier livre qu’il publiera en Russie sera tiré à 300.000 exemplaires. On présentera Ed comme une rock-star littéraire.

Mais Limonov ne peut se contenter d’une carrière de lettreux à la d’Ormesson, avec prix à la clé, conférences, radios et signatures dans les ambassades et les salons du Livre. Cette perspective le fait gerber. Son destin le conduira près des braseros, en Ex-Yougoslavie, «où des hommes mal rasés réchauffent leurs mains gonflées», où les héros serbes n’hésitent pas à massacrer des populations, à scier les côtes d’un suspect, à violer les filles. Où l’odeur de poudre, de sueur et de mort exalte les tueurs comme la fumée d’un joint ou un litre de slivovica.

Dans la Russie post-Gorbatchev, où prolifèrent les mafias de toutes sortes, Ed va jouer un rôle parmi les communistes nostalgiques et les nationalistes furibonds. Il va créer un journal et le Parti National-Bolchévik, organiser des meetings où viendront l’écouter des retraités miséreux, «des garçons désoeuvrés, moroses, tatoués qui traînent dans les squares, pâles et vêtus de jeans déchirés», les floués de la perestroïka qui rêvent d’une Russie relevant la tête, retrouvant le lustre d’antan.

C’est avec quatre de ces paumés au crâne rasé qu’Ed va se rendre en Asie centrale, dans une république qui jouxte le Kazakhstan: une sorte de retraite ou de camp d’entraînement dans un paysage de rêve, sous la houlette d’un vieux hippie adepte du sauna, de la méditation et de la pêche à la truite. Et ce sont ces singuliers «terroristes» que les forces spéciales viennent arrêter à l’aube. Résultat: Limonov, condamné à quinze ans de réclusion, passera quatre ans dans les geôles de Poutine, où il écrira un livre très beau paru chez Actes Sud: «Mes prisons». Il y parle des autres détenus avec une attention, une empathie et une bienveillance qui lui étaient peu communes.

Edouard Limonov, ce personnage ambigu, pour qui bonté, douceur et abandon sont des qualités de femmelette, qui rêve encore d’un destin héroïque et dont «la vie raconte quelque chose sur notre histoire depuis la fin de la seconde Guerre mondiale», ce personnage on peut définitivement le classer, comme le fait un peu hâtivement Bagnoud, dans la catégorie des minables. Carrère choisit une autre approche. Il décide de laisser sa chance à ce salaud des bas-fonds. Ce qui est sûrement la seule manière de construire un «roman». Un livre fascinant, qui rivalise avec la fiction et se lit d’une traite, vous entraîne dans un vertige et un questionnement, un livre auquel je donne mon adhésion sans réticence.

PS: Je n’ai pas parlé du rapport qu’entretient Limonov avec la femme, à la fois amante, soeur, pute et muse. Ce chapitre mériterait un article à lui seul.

Emmanuel Carrère: Limonov, POL, 2011

 

Les commentaires sont fermés.