Roman ou non?
par antonin moeri
La différence entre Simenon et Nabe : l’un disparaît devant ses personnages pour les faire exister, l’autre occupe tellement l’espace que ses personnages peinent à exister. Personnages réduits à des tics langagiers, comme la fille qui traverse les 700 pages de « L’Homme qui arrêta d’écrire » en terminant toutes ses phrases par « non, je rigole ». Au début le procédé fait rire. Puis, il fatigue. Les discours de tous les personnages sont articulés dans une même langue, rapide et dégraissée, habile et gouailleuse, mimant le sabir contemporain des djeunes branchés, celle que Nabe a mise au point et qui est la même lorsque son narrateur prend la parole. Ce sont alors des considérations de donneur de leçons sur la société occidentale actuelle, sa décadence et sa monstruosité, la fin de l’art, de la musique et de la littérature, le règne incontestable de la laideur et du kitch, de l’arrogance et du vide.
Il y a des pages drôles dans ce livre : quand par exemple le narrateur, poussant un landau contenant un bébé, traverse les salons du Train Bleu où l’on remet à un auteur transgressif le Prix de la plus belle langue française, celle qu’on a coupée sur un malade qui vient de mourir et qu’on a trempée dans un bain d’acétone et que Beigbeder vient embrasser dans un élan juvénile. C’est alors un défilé de tous les auteurs parisiens qui occupent le devant des estrades et ne sont, selon le narrateur qui surplombe la scène, que les figurants d’une farce grotesque. Ainsi Sollers, que Nabe admirait et qui défendit avec quel enthousiasme « Au régal des vermines », nous est-il présenté comme un vieux tocard « grossi, aigri, la peau rougeaude, les dents tordues jaunes et noires », un insupportable poussah qui « a donné des leçons de stratégie à tout le monde et qui s’est avéré pour lui-même le pire des stratèges », qui a choisi l’enfer des médiocres et qui nage voluptueusement dans ces eaux troubles comme un poisson pourri.
Il y a du règlement de comptes dans ce pavé et le lecteur comprend vite que Nabe aligne les strophes du : C’était mieux avant, à l’époque de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, quand on savait rire et critiquer, quand on reconnaissait la bonne musique, le bon jazz etc. Et pourtant, on poursuit la lecture, comme si on lorgnait par le trou d’une serrure pour suivre en se tortillant un spectacle hallucinant, celui qu’offrent les animateurs télé, les starlettes éphémères, les écrivains de plateaux de télé, les couturiers myopes et les people de « Voici » se croisant dans un club échangiste. Ce qui retient l’attention, ce sont la méchanceté et l’agressivité de l’auteur, excellent acide pour l’écriture.
Mais cela suffit-il à faire un roman ? On a plutôt affaire à une chronique mondaine désabusée qui ferait suite aux interminables tomes du Journal de Nabe et dont on ressort, non pas épuisé, mais un peu agacé. On songe alors aux 80 pages que Simenon consacre à l’agonie de sa mère et dont on se dit : Je n’ai jamais été à Liège, je n’ai pas connu cette mère ni sa maison et, cependant, j’ai l’impression d’y avoir été, dans cette chambre d’hôpital où la dame s’éteint et dans la maison où elle a vécu. C’est peut-être cette posture devant les personnages qui distingue le romancier du non-romancier.
Marc-Edouard Nabe : L’Homme qui arrêta d’écrire
Georges Simenon : Lettre à ma mère, Livre de poche.
Commentaires
Parallèle très audacieux. Nabe est essentiellement un pamphlétaire, qui a sans doute écrit les plus belles pages jamais parues sur la jazz. "Belles" non par leur souci d'esthétisme, mais par leur force et leur capacité à coucher sur la page la note bleue. En revanche, la fiction lui est étrangère. De "Lucette" (et là, oui, il la fait vivre!) à "Je suis mort", il ne s'empare du réel que pour le réinterpréter selon ses convictions.
"L'homme qui arrêta d'écrire" est effectivement une sorte de codicille au Journal, une suite ironique et même désabusée. Ses portraits, plutôt des croquis, de personnalités y sont d'une grande justesse, et qu'importe alors qu'il s'agisse de règlements de compte. Sa longue digression sur l'art contemporain est d'une rare pertinence. Par ailleurs, Nabe donne moins de leçon qu'il n'invective, soucieux sans doute de préserver une colère qui s'érode avec le temps (il n'est qu'à comparer "Au régal des vermines" avec ce dernier roman). Il y a chez cet écrivain le désir de rester dans une sorte d'urgence un peu barbare de l'écriture, loin des fioritures et des affèteries, quelque chose de "juvénile" qui, le temps passant, peut effectivement sembler dérisoire.
Alors, Simenon, bien sûr, c'est autre chose, un autre lieu de "l'écriture". Mais qu'adviendrait-il si l'on comparait ce dernier à Beckett (Premier amour) ou au Musil de "L'homme sans qualité"? Que le hasard nous fasse croiser ces deux auteurs dans une même période légitime-t-il qu'on les juge à la même aune?
Parfait votre commentaire, j'adhère total. C'est un peu par irritation que j'ai eu l'idée de comparer ces deux auteurs qui n'ont pas à être comparés. Mais je lisais en même temps Lettre à ma mère, texte qui me fit couler la larme au menton, tant je fus ému. Alors, j'ai essayé de dire la différence. Mais ce que vous dites de Nabe me plaît, j'ai toujours adoré cet auteur, surtout le régal et Zigzags, les gros tomes du journal, j'ai trouvé un peu narcisse complaisant. Quant au dernier, je l'ai lu attentivement, toute la dernière partie m'a enchanté.
Espérons que Nabe tienne parole. Et qu'il cesse (enfin!) d'écrire…
Allons Antonin, consolez-vous, Nabe aussi aime apprécie Simenon...
Sinon, il y a aussi une sorte de "lettre à sa mère" dans "L'Homme qui arrêta d'écrire". Et en plus, elle se trouve dans la partie qui vous a enchanté. Qu'en pensez-vous ?
curieux cette animosité contre Nabe. Peut-être, cher Fédor, n'êtes-vous pas en bons termes avec la littérature. S'il y un auteur qui est écrivain jusqu'à la pointe des cheveux, c'est bien Zanini dit Marc Edouard Nabe. Même si l'on accepte qu'il n'est pas romancier, au sens de créateur de fiction.
Qu'il se consacre au jazz où il excelle et cesse de se prendre pour un génie littéraire!
ah oui j'oubliais cher Zorg, et j'y songeais ce matin en me levant, il existe des écrivains qui sont à la fois de terribles polémistes et de sublimes romanciers, je pensais à Thomas Bernhard.
pour répondre à Olhum, je ne me souviens plus de cette lettre à la mère dans L'homme qui arrêta d'écrire, il faudrait que je relise cette fin, mais j'ai passé à Khadi Hane et n'y reviendrai pas aussitôt. Je n'ai pas à être consolé, je vous remercie de cette attention, j'ai simplement cédé à un mouvement d'humeur en écrivant ce billet que je ne regrette guère. De toute façon, j'apprécie l'écriture de Nabe et le lirai toujours avec une attention soutenue. Nous n'avons pas trente six écrivains de cette trempe dans l'espace francophone.
Petite précision : Zanini n'est pas Marc-Edouard Nabe mais Marcel Zaninni, le père de Marc-Edouard (qui fut mon voisin de palier pendant dix ans (0_0)).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Zanini
Les guillemets autour de "lettre à sa mère" étaient des guillemets de distanciation, pas de citation.
Disons qu'il se met en scène en train de lui parler et que c'est probablement destiné à être lu par elle...
Impression que ce passage vous a échappé, un peu comme une image cachée dans une autre image. D'ailleurs, c'est tout le roman qui fonctionne comme ça : si ça ne vous avait pas échappé, vous n'auriez probablement pas ressenti la nécessité de le comparer à la lettre de Simenon qui par ailleurs ne m'a pas l'air d'un roman d'après son titre. S'il n'est pas honteux de se montrer romancier dans un non-roman, pourquoi le serait-il de se montrer parfois non-romancier dans un roman (du moins, selon vos propres critères)?
Je vous laisse juger :
http://www.alainzannini.com/index.php?option=com_content&view=article&id=2022:nabes-dreams&catid=67:analyses&Itemid=85
tout ça est passionnant, je sens que vous êtes un fin connaisseur de L'Homme qui...
Je me sens un peu con d'avoir passé à côté de cette dimension. Je dois avouer que je ne connais pas L'Enfer de Dante, il y a longtemps que je devrais le lire, mais ouf voilà. Par contre, je lirai dans le détail et attentivement votre explication de texte qui me semble brillantissime. Pour le reste, je dois avouer que mon intuition ne me trompe guère, deux lignes de Joyce, deux lignes de Cingria, deux lignes de Céline, deux lignes de Thomas Bernhard et voilà que l'insomnie se dissipe. Avec Nabe, j'ai un peu plus de peine. Le polémiste des débuts semble s'essouffler. Une colère qui s'érode, comme dit Zorg. Ou une colère à paillettes. Ouf j'arrête. Car avec Nabe, il faut être inconditionnel. Or le roman, me semble-t-il, se construit dans les nuances, les plis, les failles, les hoquets, les lapsus, les soupirs, les rots... Mais trève de sottises, je lirai toujours Nabe avec joie. Je partage bon nombre de ses irritations, de ses coups d'oeil, de ses considérations sur l'art contemporain.
L'étude du livre n'est pas de moi. Je ne faisais que la citer.
oh pardon mais elle est excellente, cette étude, elle donne envie de relire L'Homme qui, c'est quand même un pavé, il faut s'y mettre, je lis en ce moment les lettres à Marie Canavaggia, celle qui tapait les textes de Céline, quel monstre de travail fut Louis Ferdinand, c'est ça qu'on sent quand on lit NORD, je vais aller me coucher, je suis mort