érotisme sympa (24/09/2013)
par antonin moeri
Une page entière pour décrire, et avec quelle précision, le protagoniste. «Ses bras, musclés et hâlés, saillent sous le tricot de fin coton». La nuque, les oreilles, les joues, les pommettes, la bouche, les lèvres sont minutieusement décrites. L’homme en question vend des glaces. Il est debout dans son bus servant à la vente des glaces. Il s’appelle Jérôme. Il est 14h.15. Une voiture, puis une seconde, puis une troisième viennent stopper près du bus. Jérôme bande. Il enduit son sexe de glace. Une femme blonde, puis une brune et une noiraude (une Indienne bien roulée) montent dans le bus. Aucun mot n’est prononcé. Le chemisier de l’Indienne tombe, puis la jupe de la blonde, enfin le soutien-gorge de la brune. Jérôme «songe à des sirènes, quand il attrape des poissons à mains nues, à leurs corps frétillants et glissants».
La brune avale le sexe de Jérôme. La blonde écrase des cerises surgelées sur les seins de sa copine. Jérôme place la brune sur ses genoux et l’enfile. «Les deux femmes lui bougent lentement les hanches, de haut en bas». La blonde tire sur le clitoris de la brune qui se sent défaillir. La blonde fourre un esquimau dans le cul de l’Indienne. Jérôme se retire de la brune pour s’engouffrer dans l’anus palpitant de la blonde. Et quand le trio jouit à l’unisson, «une centaine de cornets, expulsés de leur boîte, se répandent». Dehors, un passant se demande pourquoi le véhicule tangue. La fin de la nouvelle est admirable: «Une mouette se pose sur le bord du toit en acier. Elle penche la tête pour se bécoter sous une aile. Un brusque mouvement à l’intérieur du bus lui fait perdre l’équilibre. Elle s’envole, en quête de flaques d’eau».
Dans les écoles, les ateliers d’écriture et à l’université, les gens apprennent quelle fonction peut avoir une description. Pour camper son vendeur de glaces et faire croire à un vraisemblable de convention, Tobsha Learner n’hésite pas à accumuler des détails stéréotypés. Les bras sont forcément musclés, la nuque puissante, les épaules galbées, les sourcils fournis, les yeux vert océan, les lèvres pleines. La fossette du nez fait évidemment songer «à une autre beauté, plus prononcée, dans les régions inférieures». Le lecteur ne peut pas sauter cette description, purement physique, d’un individu connu dans son quartier pour offrir un service original.
«J’ai le droit de faire cette expérience. C’est mon après-midi», se dit la femme aux cheveux bruns. Mais nous ne sommes pas dans un roman réaliste. Ni dans une nouvelle fantastique, puisque les lois humaines fondamentales ne sont pas transgressées. L’auteur s’amuse à transgresser une autre loi. Pour le plus grand plaisir des lectrices de Tobsha Learner, qui se régalent. Cependant, la transgression de cette autre loi ne constitue pas un écart, «une volonté de création extravagante». Cette transgression-là, mais peut-on encore parler de transgression à l’heure actuelle?, cette transgression-là s’épuise dans le soulagement auquel elle conduit. Elle ne conduit pas le lecteur avide d’inquiétude et de questions sans réponses à ce que Bataille appelait «les vertiges de l’inapaisement».
Tobsha Learner: Celle qui fut ligotée et oubliée, Albin Michel, 1998
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