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lettres anglaises

  • George Steiner, professeur et tyran

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegPour tous les étudiants (et surtout les étudiantes) George Steiner, qui vient de disparaître, aura laissé des souvenirs ambivalents, pour ne pas dire mitigés. C'était un professeur exceptionnel, d'une large érudition, charismatique, mais également injuste, excessif, familier des débordements de toute sorte. 

    J'ai eu la chance de suivre ses cours où il faisait régner une terreur souvent palpable — surtout sur la gent féminine (sa misogynie n'était un secret pour personne). C'était un lecteur incomparable de Shakespeare, de John Donne, des poètes romantiques anglais. Par rapport à la modernité (Barthes, Foucault, Derrida) c'était un résistant farouche et pas un cours ne se passait sans qu'il décoche de nouvelles flèches contre ces « penseurs français » qui n'avaient rien compris à la littérature et qui, d'ailleurs, par leur style abscons, restaient incompréhensibles.

    Unknown-2.jpegGeorge Steiner, professeur singulier et brillant, était l'électron libre du Département d'Anglais. Lors des examens, ses dérapages étaient célèbres : mauvaise humeur, crise de colère, insultes. Au point qu'un jour, assaillis par les plaintes des étudiants (et surtout des étudiantes), on décida d'encadrer George Steiner par tout le staff du Département pendant les examens qu'il faisait passer ! 

    Aujourd'hui, bien sûr, cela ne passerait plus. Mais à l'époque, à la fin des années 70, c'était monnaie courante. La terreur qu'il faisait régner pendant ses cours, George Steiner n'a plus pu l'imposer aux étudiants qui passaient devant lui lors des examens. Car les autres professeurs (Taylor, Blair et Poletta, entre autres) le remettaient à l'ordre dès que le grand érudit dérapait! L'effet était assez comique ! Et pour l'étudiant que j'étais, qui s'était préparé à être interrogé par un ou deux professeurs, la surprise était totale en voyant tous ces grands esprits se déchirer entre eux…

    Unknown.pngDe cet intellectuel controversé, médiatisé par Bernard Pivot dans Apostrophes, il faut lire et relire certains livres qui offrent le meilleur de sa pensée.
    C'est là, dans l'érudition et la réflexion critique, que George Steiner est le plus stimulant — malgré sa résistance à toute la modernité philosophique et littéraire. Il reste donc ses livres, et c'est beaucoup !

  • érotisme sympa

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Une page entière pour décrire, et avec quelle précision, le protagoniste. «Ses bras, musclés et hâlés, saillent sous le tricot de fin coton». La nuque, les oreilles, les joues, les pommettes, la bouche, les lèvres sont minutieusement décrites. L’homme en question vend des glaces. Il est debout dans son bus servant à la vente des glaces. Il s’appelle Jérôme. Il est 14h.15. Une voiture, puis une seconde, puis une troisième viennent stopper près du bus. Jérôme bande. Il enduit son sexe de glace. Une femme blonde, puis une brune et une noiraude (une Indienne bien roulée) montent dans le bus. Aucun mot n’est prononcé. Le chemisier de l’Indienne tombe, puis la jupe de la blonde, enfin le soutien-gorge de la brune. Jérôme «songe à des sirènes, quand il attrape des poissons à mains nues, à leurs corps frétillants et glissants».

    La brune avale le sexe de Jérôme. La blonde écrase des cerises surgelées sur les seins de sa copine. Jérôme place la brune sur ses genoux et l’enfile. «Les deux femmes lui bougent lentement les hanches, de haut en bas». La blonde tire sur le clitoris de la brune qui se sent défaillir. La blonde fourre un esquimau dans le cul de l’Indienne. Jérôme se retire de la brune pour s’engouffrer dans l’anus palpitant de la blonde. Et quand le trio jouit à l’unisson, «une centaine de cornets, expulsés de leur boîte, se répandent». Dehors, un passant se demande pourquoi le véhicule tangue. La fin de la nouvelle est admirable: «Une mouette se pose sur le bord du toit en acier. Elle penche la tête pour se bécoter sous une aile. Un brusque mouvement à l’intérieur du bus lui fait perdre l’équilibre. Elle s’envole, en quête de flaques d’eau».

    Dans les écoles, les ateliers d’écriture et à l’université, les gens apprennent quelle fonction peut avoir une description. Pour camper son vendeur de glaces et faire croire à un vraisemblable de convention, Tobsha Learner n’hésite pas à accumuler des détails stéréotypés. Les bras sont forcément musclés, la nuque puissante, les épaules galbées, les sourcils fournis, les yeux vert océan, les lèvres pleines. La fossette du nez fait évidemment songer «à une autre beauté, plus prononcée, dans les régions inférieures». Le lecteur ne peut pas sauter cette description, purement physique, d’un individu connu dans son quartier pour offrir un service original. 

    «J’ai le droit de faire cette expérience. C’est mon après-midi», se dit la femme aux cheveux bruns. Mais nous ne sommes pas dans un roman réaliste. Ni dans une nouvelle fantastique, puisque les lois humaines fondamentales ne sont pas transgressées. L’auteur s’amuse à transgresser une autre loi. Pour le plus grand plaisir des lectrices de Tobsha Learner, qui se régalent. Cependant, la transgression de cette autre loi ne constitue pas un écart, «une volonté de création extravagante». Cette transgression-là, mais peut-on encore parler de transgression à l’heure actuelle?, cette transgression-là s’épuise dans le soulagement auquel elle conduit. Elle ne conduit pas le lecteur avide d’inquiétude et de questions sans réponses à ce que Bataille appelait «les vertiges de l’inapaisement».

     

     

    Tobsha Learner: Celle qui fut ligotée et oubliée, Albin Michel, 1998

  • levée de corps

    par antonin moeri

     

     

     

    Pour écrire «Même les chiens», Jon McGregor avait un modèle: «Tandis que j’agonise», ce roman où Faulkner raconte l’épopée d’une famille de paysans pauvres accompagnant la dépouille de leur mère. Une quinzaine de narrateurs y sont convoqués alors que, chez McGregor, il y en a peut-être la moitié (Danny, Ben, Laura, Steve, Mike, Ant etc., des jeunes gens à la dérive qui trouvent un réconfort dans l’héroïne). Chez Faulkner, ils prennent la parole à tour de rôle. Chez McGregor, ils prennent la parole en choeur. C’est un «nous» qui les désigne. Des narrateurs qui pourraient être des fantômes ou des chiens, certaines scènes étant vues à travers les yeux des clébards partageant la vie des junkies.

    Le premier chapitre est une scène d’exposition parfaitement maîtrisée. Alors qu’un cordon de sécurité vient d’être déroulé autour de l’entrée de l’immeuble où le corps de Robert Radcliffe a été découvert, que les officiers de la police judiciaire effectuent toutes les constatations utiles sur le corps du défunt et que le photographe dispose ses lampes pour prendre toutes les photos nécessaires, le «nous» désignant les narrateurs voit Robert refaire l’appartement où il va vivre avec Yvonne, il les entend faire l’amour. Dans un va-et-vient entre le présent de narration et des séquences du passé, on apprend que Robert et Yvonne ont eu une fille, Laura et que, au bout d’un certain temps,  Robert a perdu son boulot, et qu’Yvonne a quitté le domicile avec sa fille, laissant le gros alcoolique à sa solitude et à son désespoir.

    Les effets de réel ont une telle efficace qu’on pourrait se croire dans un livre de l’anthropologue-romancier Oscar Lewis qui, dans les années soixante, a suivi dans leur émigration une famille de paysans et poursuivi l’étude en milieu urbain. Or tout, jusqu’au plus petit détail, est imaginé chez McGregor. L’incertitude des points de vue narratifs donne encore plus de force à son roman, certes influencé par le cinéma mais qui n’a strictement rien du scénario prêt à être tourné. Un type amaigri qui rentre en haletant dans une pharmacie pour prendre la dose de méthadone à laquelle il a droit, un autre qui se roule une clope avec les mégots qu’il a trouvés par terre sont des spectacles courants dans une ville du XXI e siècle, mais que faire avec ça, dès qu’on prend la peine de s’arrêter et d’enregistrer ces éclats de réalité?

    Nulle trace de misérabilisme ici, le lecteur n’est pas sommé de se dire beurk quelle horreur cette saleté! Comme dans Dodeskaden de Kurosawa, où des draps colorés sont tendus pour remplacer le ciel, chaque détail a une fonction précise. Non pas celle de célébrer la misère ou d’en faire le chiffre d’une réalité magnifiée par l’amour. McGregor ne bande pas pour le crime comme Genet avec son lyrisme des catacombes. Si l’auteur évoque la bouche gercée et couverte de croûtes de Laura allongée sur un lit, à côté de son copain, dans sa chambre au foyer, c’est pour ramener le lecteur emporté par la vision de Danny s’imaginant dans un appart plus classe, c’est pour ramener ce lecteur d’un coup de cravache au réel de cette gamine qui se disloque dans les paradis artificiels. Pour se glisser dans la peau des junkies et rendre leur présence vraisemblable, McGregor se pose la question de leur langage. Même les comparaisons sont celles que pourrait faire un héroïnomane: «les autres se sont volatilisés comme un, merde, comme une bouffée de quoi, comme un chèque d’allocs». Il mime le langage des toxicomanes, dans lequel les métaphores et les métonymies ne fonctionnent plus, un langage basique qui colle à l’os, renvoyant directement à ce manque qui les taraude, «ce manque planqué derrière vous toute la journée, pendant que vous fauchez, achetez, faites chauffer, injectez».

    Certains personnages du roman vivent dans une telle déréliction que les petits moments de réconfort, ils ne les oublient pas, comme chez la pédicure quand elle vous masse les pieds et coupe les ongles des orteils, comme chez le coiffeur quand il vous passe les doigts dans les cheveux ou à l’hôpital quand l’infirmière change les pansements, prend la tension, écoute craquer les poumons et qu’elle vous touche de ses mains propres et douces, ou dans la rue quand un pote vous frotte la peau, introduit l’aiguille et injecte lentement la came. Ces marginaux ont alors le sentiment de jouer dans un film de guerre «quand un personnage porte à boire aux lèvres d’un soldat blessé à l’article de la mort (...) Toute la journée à attendre ça». Ils ont vraiment besoin de quelque chose pour tenir jusqu’à la prochaine crise de manque.

    Les lieux qu’apprécient ces gueux, ballottés qu’ils sont d’un passage souterrain l’autre par leurs pulsions tyranniques, ce sont ces endroits secs et chauds que représentent une salle d’attente, un bureau des allocs, un office du logement, un cabinet de médecin ou de psy, une salle de tribunal ou un poste de police, ces endroits qui ne sont pas plus mal que d’autres pour s’asseoir quand on a le temps, comme ont le temps ceux qui racontent, tout le temps du monde, et qu’on n’a pas grand-chose de mieux à faire, ces endroits chauds et secs où sont alignées de dures chaises métalliques et où les pendules font tic-tac.

    Un de ces endroits pourrait être le couloir d’une morgue ou d’un institut médico-légal: «Robert glacé sur son lit d’acier derrière cette porte». Le corps du vieil alcoolique est lavé, minutieusement inspecté, systématiquement exploré. Des cheveux, des sourcils sont délicatement arrachés par la racine. On effectue des prélèvements dans sa bouche, son nez, ses oreilles, son anus. Le corps de ce clodo est choyé comme jamais il ne l’a été de sa vie. «Et s’ils nous accordaient autant d’attention, à nous tous» commentent les exclus. Quel angle ou quel point de vue adopter pour dire le monde en ce début de XXI e siècle.

    Pour raconter la première guerre, le colonialisme en Afrique, l’Amérique de l’entre-deux guerres, Céline créa un personnage «qui se meut avec son barda», un zonard sans importance sociale, un moins que rien dont l’atout principal est une gouaille faubourienne signalant une énergie vitale peu commune. Ceux qui racontent, dans «Même les chiens», en sont totalement dépourvus, de cette énergie vitale. Ce ne sont pas des dépressifs ou des mélancoliques, ils n’ont même pas la force de se révolter, ils sont traqués comme des bêtes à bout de souffle. Le langage qui leur est prêté ne peut avoir la richesse, la drôlerie du pseudo-langage parlé inventé par Céline. 

    Une scène emblématique du roman: Heather, la grosse toxico avachie, dents pourries, oeil tatoué au milieu du front, quinca qui ne contrôle plus ses sphincters, qui pue l’alcool et la sueur, attire sur un lit le petit Ben pété, récemment sorti de prison. Elle lui déboutonne son pantalon, lui serre les couilles, «lui passe ses doigts calleux dans la raie du cul». Elle s’acharne à le sucer, lui promet plus de crack s’il accepte de la baiser. Elle l’introduit en elle en poussant des gémissements d’accro au crack. Tiens-moi les poignets, qu’elle lui dit. Elle a des croûtes et des bleus sur les cuisses, des brûlures de cigarette sur le ventre. Tire-moi les cheveux salaud! Il lui répond, Espèce de grosse salope, merde, salope malade! Cette satisfaction d’une envie qui advient dans un climat de chantage et d’avidité excluant toute forme de désir n’est pas sans rappeler le soulagement qu’on connaît en satisfaisant un besoin dit naturel.

    Il fallait, pour raconter ça, une écriture sèche, totalement dégraissée et anti-métaphorique, rythmée, sophistiquée, très travaillée, hoquetante, essoufflée qui mime la langue des suicidés. C’est le pari fait par McGregor, et qu’il gagne de manière magistrale. Mimer cette langue est le moyen, pour lui, d’en créer une qui soit une langue dans la langue, seule à même de raconter ce que peut éprouver ou vivre un être en état de manque, c’est-à-dire un homme écrivant «Même les chiens».

     

     

     

     

    Jon McGregor: Même les chiens, Bourgois, 2012