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Blogres - Page 67

  • À bicyclette avec Mousse Boulanger

     Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

  • Festival du Toûno à St-Luc, du 5 au 9 août

    Un festival qui lie musique et littérature. Le 8, mise en lecture d'un texte de votre serviteur.

    Le programme complet est ici.

  • levée de corps

    par antonin moeri

     

     

     

    Pour écrire «Même les chiens», Jon McGregor avait un modèle: «Tandis que j’agonise», ce roman où Faulkner raconte l’épopée d’une famille de paysans pauvres accompagnant la dépouille de leur mère. Une quinzaine de narrateurs y sont convoqués alors que, chez McGregor, il y en a peut-être la moitié (Danny, Ben, Laura, Steve, Mike, Ant etc., des jeunes gens à la dérive qui trouvent un réconfort dans l’héroïne). Chez Faulkner, ils prennent la parole à tour de rôle. Chez McGregor, ils prennent la parole en choeur. C’est un «nous» qui les désigne. Des narrateurs qui pourraient être des fantômes ou des chiens, certaines scènes étant vues à travers les yeux des clébards partageant la vie des junkies.

    Le premier chapitre est une scène d’exposition parfaitement maîtrisée. Alors qu’un cordon de sécurité vient d’être déroulé autour de l’entrée de l’immeuble où le corps de Robert Radcliffe a été découvert, que les officiers de la police judiciaire effectuent toutes les constatations utiles sur le corps du défunt et que le photographe dispose ses lampes pour prendre toutes les photos nécessaires, le «nous» désignant les narrateurs voit Robert refaire l’appartement où il va vivre avec Yvonne, il les entend faire l’amour. Dans un va-et-vient entre le présent de narration et des séquences du passé, on apprend que Robert et Yvonne ont eu une fille, Laura et que, au bout d’un certain temps,  Robert a perdu son boulot, et qu’Yvonne a quitté le domicile avec sa fille, laissant le gros alcoolique à sa solitude et à son désespoir.

    Les effets de réel ont une telle efficace qu’on pourrait se croire dans un livre de l’anthropologue-romancier Oscar Lewis qui, dans les années soixante, a suivi dans leur émigration une famille de paysans et poursuivi l’étude en milieu urbain. Or tout, jusqu’au plus petit détail, est imaginé chez McGregor. L’incertitude des points de vue narratifs donne encore plus de force à son roman, certes influencé par le cinéma mais qui n’a strictement rien du scénario prêt à être tourné. Un type amaigri qui rentre en haletant dans une pharmacie pour prendre la dose de méthadone à laquelle il a droit, un autre qui se roule une clope avec les mégots qu’il a trouvés par terre sont des spectacles courants dans une ville du XXI e siècle, mais que faire avec ça, dès qu’on prend la peine de s’arrêter et d’enregistrer ces éclats de réalité?

    Nulle trace de misérabilisme ici, le lecteur n’est pas sommé de se dire beurk quelle horreur cette saleté! Comme dans Dodeskaden de Kurosawa, où des draps colorés sont tendus pour remplacer le ciel, chaque détail a une fonction précise. Non pas celle de célébrer la misère ou d’en faire le chiffre d’une réalité magnifiée par l’amour. McGregor ne bande pas pour le crime comme Genet avec son lyrisme des catacombes. Si l’auteur évoque la bouche gercée et couverte de croûtes de Laura allongée sur un lit, à côté de son copain, dans sa chambre au foyer, c’est pour ramener le lecteur emporté par la vision de Danny s’imaginant dans un appart plus classe, c’est pour ramener ce lecteur d’un coup de cravache au réel de cette gamine qui se disloque dans les paradis artificiels. Pour se glisser dans la peau des junkies et rendre leur présence vraisemblable, McGregor se pose la question de leur langage. Même les comparaisons sont celles que pourrait faire un héroïnomane: «les autres se sont volatilisés comme un, merde, comme une bouffée de quoi, comme un chèque d’allocs». Il mime le langage des toxicomanes, dans lequel les métaphores et les métonymies ne fonctionnent plus, un langage basique qui colle à l’os, renvoyant directement à ce manque qui les taraude, «ce manque planqué derrière vous toute la journée, pendant que vous fauchez, achetez, faites chauffer, injectez».

    Certains personnages du roman vivent dans une telle déréliction que les petits moments de réconfort, ils ne les oublient pas, comme chez la pédicure quand elle vous masse les pieds et coupe les ongles des orteils, comme chez le coiffeur quand il vous passe les doigts dans les cheveux ou à l’hôpital quand l’infirmière change les pansements, prend la tension, écoute craquer les poumons et qu’elle vous touche de ses mains propres et douces, ou dans la rue quand un pote vous frotte la peau, introduit l’aiguille et injecte lentement la came. Ces marginaux ont alors le sentiment de jouer dans un film de guerre «quand un personnage porte à boire aux lèvres d’un soldat blessé à l’article de la mort (...) Toute la journée à attendre ça». Ils ont vraiment besoin de quelque chose pour tenir jusqu’à la prochaine crise de manque.

    Les lieux qu’apprécient ces gueux, ballottés qu’ils sont d’un passage souterrain l’autre par leurs pulsions tyranniques, ce sont ces endroits secs et chauds que représentent une salle d’attente, un bureau des allocs, un office du logement, un cabinet de médecin ou de psy, une salle de tribunal ou un poste de police, ces endroits qui ne sont pas plus mal que d’autres pour s’asseoir quand on a le temps, comme ont le temps ceux qui racontent, tout le temps du monde, et qu’on n’a pas grand-chose de mieux à faire, ces endroits chauds et secs où sont alignées de dures chaises métalliques et où les pendules font tic-tac.

    Un de ces endroits pourrait être le couloir d’une morgue ou d’un institut médico-légal: «Robert glacé sur son lit d’acier derrière cette porte». Le corps du vieil alcoolique est lavé, minutieusement inspecté, systématiquement exploré. Des cheveux, des sourcils sont délicatement arrachés par la racine. On effectue des prélèvements dans sa bouche, son nez, ses oreilles, son anus. Le corps de ce clodo est choyé comme jamais il ne l’a été de sa vie. «Et s’ils nous accordaient autant d’attention, à nous tous» commentent les exclus. Quel angle ou quel point de vue adopter pour dire le monde en ce début de XXI e siècle.

    Pour raconter la première guerre, le colonialisme en Afrique, l’Amérique de l’entre-deux guerres, Céline créa un personnage «qui se meut avec son barda», un zonard sans importance sociale, un moins que rien dont l’atout principal est une gouaille faubourienne signalant une énergie vitale peu commune. Ceux qui racontent, dans «Même les chiens», en sont totalement dépourvus, de cette énergie vitale. Ce ne sont pas des dépressifs ou des mélancoliques, ils n’ont même pas la force de se révolter, ils sont traqués comme des bêtes à bout de souffle. Le langage qui leur est prêté ne peut avoir la richesse, la drôlerie du pseudo-langage parlé inventé par Céline. 

    Une scène emblématique du roman: Heather, la grosse toxico avachie, dents pourries, oeil tatoué au milieu du front, quinca qui ne contrôle plus ses sphincters, qui pue l’alcool et la sueur, attire sur un lit le petit Ben pété, récemment sorti de prison. Elle lui déboutonne son pantalon, lui serre les couilles, «lui passe ses doigts calleux dans la raie du cul». Elle s’acharne à le sucer, lui promet plus de crack s’il accepte de la baiser. Elle l’introduit en elle en poussant des gémissements d’accro au crack. Tiens-moi les poignets, qu’elle lui dit. Elle a des croûtes et des bleus sur les cuisses, des brûlures de cigarette sur le ventre. Tire-moi les cheveux salaud! Il lui répond, Espèce de grosse salope, merde, salope malade! Cette satisfaction d’une envie qui advient dans un climat de chantage et d’avidité excluant toute forme de désir n’est pas sans rappeler le soulagement qu’on connaît en satisfaisant un besoin dit naturel.

    Il fallait, pour raconter ça, une écriture sèche, totalement dégraissée et anti-métaphorique, rythmée, sophistiquée, très travaillée, hoquetante, essoufflée qui mime la langue des suicidés. C’est le pari fait par McGregor, et qu’il gagne de manière magistrale. Mimer cette langue est le moyen, pour lui, d’en créer une qui soit une langue dans la langue, seule à même de raconter ce que peut éprouver ou vivre un être en état de manque, c’est-à-dire un homme écrivant «Même les chiens».

     

     

     

     

    Jon McGregor: Même les chiens, Bourgois, 2012

  • Jean Chauma, Échappement libre

     

    Jean Chauma, Echappement libreJ'éprouve une véritable fascination pour les livres de Jean Chauma, qui tient autant à l'univers qu'ils décrivent qu'à sa manière de l'explorer.

    Il s'agit du monde des voyous, situé plus précisément dans les années 70, avec ses codes, ses personnages qui semblent sortis tous droits des films noirs d'Alain Delon. Ce qui n'est pas étonnant, si on en croit Chauma : l'acteur, qui s'inspirait du Milieu pour certains rôles, lui fournissait en retour certains comportements et certaines attitudes.

    On a déjà beaucoup écrit sur ce thème des voyous, mais Jean Chauma a une façon unique de le traiter, qui tient sans doute au fait qu'il le connaît de l'intérieur. Chauma est un pseudonyme. Derrière ce nom d'écrivain, il y a un ancien braqueur de banque, qui a vécu la plupart de sa vie adulte dans des prisons et des quartiers de haute sécurité, avant d'abandonner le monde de la pègre.

    Entre tous les textes de Chauma, son dernier roman, Échappement libre, paru chez BSN Press, est celui que j'ai préféré de lui. Sans doute parce qu'il me paraît le plus proche d'une vérité intime que l'auteur s'acharne à déchiffrer.

    Dans ce livre, on suit la trajectoire de Dominique. C'est un roman de formation, qui explique pourquoi et comment ce jeune homme se retrouve un jour au poste de police avec ses complices, accusé d'avoir attaqué banques, postes et épiceries.

    Cette carrière de voyou, Dominique la vit comme un destin et une vocation. Le livre s'ouvre sur une scène inaugurale, où on le voit, jeune fugueur de 15 ans, au sommet d'une passerelle, en train d'observer trois hommes qu'il imagine être des truands et qu'il aimerait rejoindre. Puis de courtes scènes déroulent sa vie, alternant trois époques.

    Dans celle qui est la plus ancienne, il vit dans une loge de concierge avec son père et sa mère, dont il apprend un jour qu'ils sont en fait son grand-père et sa grand-mère. Et la dame parfumée, maquillée, aux longs talons aiguilles, qu'il appelait sa tante, c'est elle qui est en réalité sa mère, avec qui il entretiendra plus tard une relation ambiguë.

    La seconde période raconte sa fugue à 15 ans et son insertion dans un monde louche par l'intermédiaire d'un restaurant fréquenté par la pègre et les putains. Il y devient plongeur, serveur, amant de la patronne et de ses amies qui entreprennent son éducation et en font un amant très satisfaisant.

    Dans la troisième, on le retrouve braqueur, formant une équipe avec deux complices qu'il a rencontrés chez les parachutistes, où il s'était engagé volontairement, avide de se battre et de servir. Mais les investigations de la police se resserrent sur le trio, de l'indice balancé par un maquereau, à la surveillance d'un garage, jusqu'à ce que Dominique se fasse arrêter, mettre en garde à vue et interroger.

    Le titre du roman fait allusion au besoin constant qu'a Dominique de s'échapper. Pour fuir la médiocrité du quotidien, le milieu des voyous est le seul qui s'offre à lui comme altérité. Celui-ci lui propose une manière de jouer son existence, lui offre une maison des miroirs où, finalement, les autres n'existent pas plus que dans la vie réelle, semble-t-il à Dominique, mais où il est possible, au moins, de vivre selon une esthétique.

     

    Jean Chauma, Échappement libre, BSN Press

  • Emmanuel Carrère versus Édouard Limonov

    DownloadedFile-2.jpegParmi les écrivains français contemporains, Emmanuel Carrère est sans conteste l'un des plus importants. Chacun de ses livres est un étonnement. Qu'il trace le portrait de Jean-Claude Romand, serial killer et imposteur de nos contrées, dans L'Adversaire*, ou qu'il nous promène de France et en ex-URSS, dans Un roman russe**, sur les traces de son grand-père mystérieusement disparu pendant la guerre (parce que collabo), Carrère a le chic pour embarquer le lecteur dans un voyage qui le ne laisse jamais indemne. Ni l'écrivain, ni le lecteur, d'ailleurs. Écrire, pour Carrère, c'est mener une enquête sans compromis à la fois sur les autres et sur soi. C'est rechercher une vérité inavouable. Et affronter, au cours de l'instruction, tous les démons qu'on porte dans son âme (un mot très russe et carrérien).

    C'est le cas de Limonov***, le dernier livre d'Emmanuel Carrère, Prix Renaudod 2011. Le projet de départ est simple, mais ambitieux : dessiner la figure d'un poète russe, fils d'un agent de renseignement, devenu clochard, puis majordome d'un milliardaire à New York, images.jpegcoqueluche littéraire à paris, mercenaire dans les Balkans, opposant à Poutine, prisonnier, pendant quatre ans, d'un camp de redressement, etc. Ce poète s'appelle Édouard Limonov****. Il est né en 1943. Dans son pays, c'est un star. Il pourrait être le grand frère d'Emmanuel carrère.

    Car c'est bien de fraternité qu'il s'agit ici. Comme dans L'Adversaire, mais en plus réussi encore, Carrère dresse le portrait d'un monstre qui le fascine. Ici un poète génial et débauché ; là, un homme qui a tué femme et enfants pour ne pas (s')avouer la vérité. Limonov est un personnage de roman. Sa vie aventureuse se prête à tous les types de récits : l'épopée, la tragédie, la comédie, la fable burlesque. Et Carrère joue de toutes les ficelles, sur tous les registres, aidé en cela par les écrits autobiographiques de Limonov qui a tenu la chronique scrupuleuse de ses excès et de ses égarements.

    DownloadedFile.jpegSuivant son modèle pas à pas (Carrère a lu tous les livres de Limonov et passé beaucoup de temps à parler avec lui), l'auteur retrace sa vie de l'intérieur. Une vie en miroir, qui reflète la sienne et l'éclaire d'une lumière crue. Carrère aussi s'est rêvé voyou et poète génial, mais, fils de bonne famille (sa mère, Hélène Carrère-d'Encausse, est secrétaire de l'Académis française), il a été élevé dans le caviar et la soie, a suivi des études classiques et n'est jamais allé faire le coup de poing en Serbie ou en Tchétchénie.

    La grande force de Carrère, c'est cette tension, jamais abolie, entre le sujet et l'objet. La vie qu'il raconte n'est pas la sienne (pour reprendre le titre d'un de ses livres) ; et pourtant, combien d'échos, de références, de passerelles entre la vie de Limonov et celle de Carrère, qui s'est rêvé agitateur d'idées et sans doute terroriste !

    C'est un grand livre que ce Limonov, empathique, violent, profond, drôle, romanesque à souhait (on pense à Alexandre Dumas), plein de rebondissements et de fausses pistes. L'histoire d'un homme qui rêve de révolution et de littérature et essaie de mener de front ces deux combats. Un voyou perdu dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, et suivi comme son ombre par l'inspecteur Carrère, qui relève les preuves et les indices.

    Le plus curieux et le plus fascinant : cette histoire, qui est celle d'un homme seul — marginal, desperado au grand cœur, poète maudit — est aussi notre histoire. Elle raconte Limonov, la Russie et le chaos moderne, la Roumanie et la guerre des Balkans. En un mot, c'est notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

    Un livre à ne pas manquer !

    * Emmanuel Carrère, L'Adversaire, P.O.L. et Folio, 2000.

    ** Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

    *** Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L. et Folio, 2011.

    **** Édouard Limonov a écrit une trentaine de livres, dont la plupart sont traduits en français. Je recommande Le poète russe préfère les grands nègres (Ramsay, 1980), Journal d'un raté (Albin Michel 1982) ; Oscar et les femmes (Ramsay, 1985) ; La Sentinelle assassinée (L'Âge d'Homme, 1995).

  • 35 ans des Editions de L'Aire au Rameau d'Or

    Rencontre Littéraire


    pour les 35 ans des Editions de L'Aire



    Intervention de l'éditeur Michel Moret


    Présentation du livre collectif d'hommage à Yvette Z'Graggen: Souvenirs d'Elle (avec la participation de Nathalie Brunel, Annick Mahain, Pierre Béguin, Jean-Michel Olivier, Janine Massard, Véronique Wild et Françoise Fornerod)

    Lecture d'auteurs des Editions de L'Aire:

    Bastien Fournier (Pholoé), Alphonse Layaz (Frontières et Le Tableau noir), Pierre Béguin (Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure)

    Nombreux invités, apéritif


    Vendredi 14 juin 2013, dès 18 h 00, entrée libre

    Librairie Le Rameau d'Or, 17 bd Georges Favon, Genève

    (www.rameaudor.ch)

  • Les Mensch de Nicolas Couchepin

    Par Alain Bagnoud

    On sait que pour son dernier roman, Les Mensch, paru aux Editions du Seuil, Nicolas Couchepin s'est inspiré d'un fait divers : une famille qui ne pouvait pas se payer de vacances les a passées dans sa cave, cachée au regard de tous.

    Si ce point de départ est intéressant, c'est par comparaison avec ce qu'est devenu le livre. Nicolas Couchepin transcende en effet complètement l'anecdote pour en faire une histoire onirique, baignée dans une atmosphère qui frise le fantastique, et tourne autour de cette cave mystérieuse.

    Celle-ci est en quelque sorte l'inconscient de la maison. La grand-mère l'avait fait combler, quand Théo, le père, était enfant, parce qu'elle ne supportait plus le vide sous ses pieds. Voilà la version officielle. Le lecteur en découvrira une autre, plus tard, quand tout le monde ressortira de ce sous-sol que le père et son fils auront recreusé, aménagé comme une grotte ramifiée, pour s'y enfouir.

    Ce fils, Simon, est un personnage à part : handicapé, guetteur de renards et mangeur de terre. Les autres membres de la famille, comme tous ceux qui gravitent autour d'elle (les parents de Théo, une voisine qui joue du piano...), sont des gens qui paraissent tout à fait banals en apparence, qui semblent surgis du quotidien, de ceux qu'on croise chaque jour sans les remarquer. Il n'y a rien de proprement extraordinaire dans leur histoire, si on excepte de petits détails comme la maison qui rétrécit. Et encore peut-on se demander si ce rapetissement n'est pas simplement lié à la perception du père, Théo, au malaise qui l'habite, qui lui fait quitter nuit après nuit le lit conjugal pour se réfugier dans le grenier, sur un petit lit qui a surnagé du désastre de la cave - on comprendra pourquoi et comment à la fin du roman.Nicolas Couchepin

    Ces personnages se révèlent dans quatre monologues, qui mettent en scène le père, la mère, la fille adolescente, et la vieille voisine dont les ratiocinations finales bouleverseront complètement le récit, transformeront la vision que le lecteur s'était faite peu à peu de ces gens et des événements qui leurs sont advenus.

    C'est là tout le talent de Nicolas Couchepin. En suivant ces êtres sans histoire, on découvre des gouffres en eux, des visions du monde singulières, des folies. Et on ressort du roman avec une certitude, renforcée par la généralisation que suggère son titre : la normalité n'est qu'une fiction, chacun de nous, même le plus effacé, le plus conforme, porte en lui un univers singulier, décalé, inadapté et somptueux.



    Nicolas Couchepin, Les Mensch, Le Seuil

  • joanna sivestri

    par antonin moeri

    roberto-bolano-at-paula-chico.jpg

    Celle qui dit JE dans cette nouvelle a 37 ans. Elle agonise dans une clinique de Nîmes. Un détective chilien lui pose des questions au sujet d’un type dont elle se souvient à peine, un type qui en aurait tué un autre dans le milieu du cinéma X. Elle pourrait s’en souvenir comme elle se souviendrait d’un fantôme. Comme elle se souvient de 1990, la meilleure année de sa vie, quand elle s’est rendue à Los Angeles pour y tourner des films porno, quand elle a voulu revoir une grande star de ce genre de cinéma, Jack Holmes, «un type maigre, très grand, avec un long nez et de longs bras poilus», qu’elle avait aimé plus tôt dans sa vie.

    Plus maigre que jamais, Jack vivait retiré, dans une villa délabrée. Fatigué et faible, il faisait «des efforts pour garder les yeux ouverts». Joanna a touché sa queue «grande et froide comme un python», un sabre «qui avait déchiqueté le cul de Marilyn Chambers». Ils ont essayé de faire l’amour, mais Jack était à sec. Il savait qu’il allait mourir. Or ils ont réussi à le faire, mais difficilement, avec une capote.

    Jack a fait son apparition sur les lieux du tournage. Joanna ne l’a pas tout de suite vu, car elle était en train de sucer la pine d’un acteur pendant qu’un autre la sodomisait. Elle aurait aimé que Jack vienne avec elle en Italie, où il avait tourné des films avec la Cicciolina. Et un jour, dans la cour de chez Jack, Joanna s’est évanouie, elle a perdu le contrôle de sa vessie. «Je t’appellerai au téléphone, lui dit-elle, ce n’est pas la fin du monde».

    Tout ça, Joanna le raconte au détective chilien venu à Nîmes pour enquêter sur la mort d’un photographe que Joanna aurait connu, un certain R.P.English, qui aurait commis des horreurs et qu’elle aurait rencontré sur un de ses nombreux tournages. «Vous en avez gardé un souvenir, dit le détective, c’est déjà quelque chose». «Joanna Sivestri» est une des 17 nouvelles de «Appels téléphoniques». Elle a retenu mon attention, car elle annonce le grand roman «Les détectives sauvages», où les deux héros n’existent qu’à travers les propos tenus, devant des détectives hors champ, par des gens qui ont plus ou moins connu les deux poètes. Parce que le mot SIDA n’est jamais prononcé ou écrit et parce que le lecteur sent comme un gaz létal planer sur cette histoire. Joanna agonise. Elle parle de Jack qui était au bout du rouleau. Ils ont été des stars du porno. Ils meurent dans le froid, la solitude et l’indifférence mais, aussi, dans une sorte de gaieté, celle des gens qui ont connu l’émerveillement, la sidération de l’amour.

     

    Roberto Bolaño: Appels téléphoniques, Bourgois, Titres, 2008

  • Mue d'amour

    images.jpegVoici un petit livre vif et drôle, bien écrit, qu'on savoure avec bonheur et gourmandise. Ça s'appelle Mue*. C'est le second roman de Mélanie Richoz, ergothérapeute et écrivaine fribourgeoise, qui a déjà publié Tourterelle, aux mêmes éditions, l'an dernier.

    Un livre bref, oui, mais pas si court que cela. Il tourne autour de la rencontre improbable d'un éditeur blasé et coureur de jupons et d'une jeune femme jouant les réceptionnistes, qui passe son temps à lire au guichet d'un hôtel. Très vite (Mélanie Richoz aime l'action), ces deux lecteurs vont se croiser, s'aimer, écrire ensemble une belle histoire de corps et d'âme qui, à défaut d'être éternelle, sera intense et marquera les amants dans leur chair…

    « Je tombe sans cesse amoureuse. Où que j'aille. De n'importe qui. je suis une sorte d'arc réflexe de l'émotion, l'émulsion du sentiment. Une ventouse à aimer. Et je fais l'amour de suite. Sans patience, sans retenue, sans limite. »Unknown-1.jpeg

    Ce que recherche les protagonistes de cette histoire banale et forte, c'est l'éblouissement : la fulgurance d'un corps à corps qui les exalte et les sauve d'eux-mêmes. Tous deux, d'une certaine manière, vivent leurs rêves de lecture. Ils brûlent d'impatience de lire le même livre, qui est le livre du désir. Les mots du corps. Les tremblements. Les vertiges. Les cris d'angoisse et de plaisir. Ils se retrouvent et se découvrent dans cette grammaire des corps toujours à inventer.

    C'est la grande réussite du roman de Mélanie Richoz : dire la mue de l'amour. Ce qu'il bouleverse en nous, chahute, fait crépiter, survolte et pétrifie, dépouille et ressuscite. On le voit : les mots ne manquent pas pour figurer l'extase, quelquefois silencieuse, des amants qui se retrouvent en douce dans la chambre numéro huit de l'hôtel de la Cigogne ! 

    Il faut lire ce petit livre incandescent : il brûle encore longtemps après qu'on en a refermé les pages.

    * Mélanie Richoz, Mue, roman, éditions Slatkine, 2013.

  • scalpel moqueur

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Peut-on se fier au narrateur de cette nouvelle, quand il évoque un petit-bourgeois français qui manque d’argent et publie, dans des revues de province, des poèmes que personne ne lit? Ce petit-bourgeois désargenté lit avec orgueil Stendhal et Léon Daudet. Quand la France capitule en 1940, Henri Simon Leprince comprend qu’il fait partie de la catégorie des rancuniers, des plumitifs de bas étage. Les collaborateurs essaient de l’enrôler, lui offrent un poste, du prestige, ce que Leprince rejette. Il n’arrive cependant plus à écrire. Il rencontre des marginaux qui écoutent Radio Londres.

    Homme courageux, Leprince entre en résistance et accomplit des missions délicates. Lui qu’on prenait pour un zéro tout rond, on commence à le courtiser. Les écrivains connus avant guerre commencent «à dépendre de lui pour leur couverture et leurs plans de fuite». Certains lui conseillent d’écrire des nouvelles, mais quand ils apprennent dans quels journaux putrides il a publié ses textes avant guerre, ils sont pris de nausée. Impossible pour eux de se défaire de l’image du chien galeux. Or Leprince n’est pas fasciste. Il n’appartient à aucune société d’écrivains.

    Ils le voient comme un opportuniste qui a tourné sa veste au bon moment. Ils ne veulent pas voir en lui l’homme courageux qui a sauvé des vies humaines, protégé un poète surréaliste poursuivi par la Gestapo, poète qui ne lui dira jamais merci tant il considère cette larve avec mépris. Modeste et répugnant, Leprince survivra à la guerre et deviendra professeur dans un village de Picardie. Il écrit pour des revues littéraires. Il continue de voir des écrivains de Paris que sa présence incommode, irrite ou excite.

    Dans chacune des 14 nouvelles qui composent ce recueil, on sent un auteur qui joue avec ce qu’on préfère ignorer: échec, médiocrité, ratage, mégalomanie. Pourtant, le scalpel moqueur de Bolaño n’épargne pas ce qu’on appelle les résistants, qu’ils aient été passifs, sympathisants ou actifs, ces «héros» qu’on retrouvera après la guerre en position de force dans les milieux littéraires parisiens et que Leprince continuera de voir ici et là. «Sa présence, sa fragilité, son épouvantable souveraineté servent à certains d’entre eux de stimulant et de rappel».

    Je ne sais toujours pas si ce narrateur est fiable. En tout cas, il brouille avec malice et cruauté les idées reçues et les poncifs. Dans un style vif, intense, parfois lyrique, il nous propose un regard différent, qui n’a rien de compassionnel ou de sentimental (ah quelle horreur!), un regard décalé sur la vie, l’Histoire, la maladie, la folie, l’amour. Et pour ce regard décalé, je relirai vingt fois «Appels téléphoniques». N’est-ce pas un titre sublime?

     

     

    «Appels téléphoniques», de Roberto Bolaño, Bourgois, 2008