de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d'amour? (01/10/2013)
par antonin moeri
C’est le titre qu’a donné Carver à sa nouvelle. Titre autrement plus original, plus beau et plus percutant que «Si nous parlions d’amour?» On se demande parfois ce que les traducteurs ont dans la tête. En effet, de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d’amour? C’est un mot utilisé à toutes les sauces et sa valeur dépend du contexte. Il y a l’amour platonique, l’amour vénal, l’amour-goût, l’amour de vanité. C’est souvent un «je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer». Contact de deux épidermes, échange de deux fantaisies. Céline est plus direct: «l’infini mis à la portée des caniches». Les variétés de l’amour sont si nombreuses que des mots comme ardeur, folie, flamme, possession, inceste, adultère, débauche, passade, badinage ne suffiraient à désigner cette disposition, affection ou inclination.
C’est à travers un dialogue entre quatre personnages assis dans une cuisine pour boire l’apéro que le lecteur prend connaissance de ce qu’il faut bien appeler un récit, Nick le narrateur étant un des quatre personnages. Mel est cardiologue, «ce qui lui donne le droit de discourir». Il considère Terri, sa deuxième épouse, comme une romantique, car elle serait «du genre: Frappe-moi et je saurai que tu m’aimes». Terri raconte qu’Ed (l’homme avec qui elle vivait avant de se mettre avec Mel) l’aimait tellement qu’il a essayé de la tuer. Mel n’est pas d’accord avec cette conception de l’amour, il pense que l’amour vrai ne peut être que spirituel. Laura dit qu’on ne peut pas juger de la conduite de quelqu’un d’autre. Terri: «Quand je suis partie, il a bu de la mort aux rats». Mel ajoute qu’Ed s’est tiré une balle dans la bouche et a loupé son coup. Terri répète que cet homme l’a aimée à sa façon. Etant secrétaire juridique, Laura exige des précisions sur la mort d’Ed. Mel explique qu’il est mort à l’hôpital, trois jours après le geste fatal. Terri était près de lui quand il a expiré. «C’est l’amour qui l’a tué», lance-t-elle.
Pour convaincre son auditoire, le cardiologue aimerait donner un exemple de l’amour authentique auquel il croit. Ayant beaucoup bu, il s’embrouille dans les explications. Il se montre très agressif avec sa femme qui met en doute ses assertions «Ferme-la pour une fois dans ta vie!» Il finira par dire à Nick et Laura «Je vous aime tous deux, vous êtes nos copains». Embarqué dans un long discours sur les chevaliers, vaisseaux de quelqu’un (vassaux, corrige Terri), discours dans lequel il reconnaît ne pas être cultivé et faire un travail de mécanicien («j’ouvre, je ferme, j’arrange des trucs, merde!»), il est recadré par Laura qui exige des précisions sur le vieux couple accidenté de la route, qu’il a évoqué dans son interminable tirade. «Ils n’étaient que plâtre et bandages, des pieds à la tête. Des emballages avec des petits trous pour les yeux, le nez, la bouche». Par le trou qui correspondait à sa bouche, le vieux lui a confié qu’il était déprimé parce que, sa tête étant immobilisée, «il ne pouvait pas voir sa femme par les fentes à hauteur des yeux». Sur quoi, le cardiologue (il est déprimé, avertit Terri) a envie d’appeler ses enfants d’un premier lit, surtout Marjorie qu’il est obligé d’entretenir et qu’il voudrait voir mourir. Les quatre personnages n’ont plus la force de se lever pour aller manger au restaurant comme prévu.
Si, dans l’univers de Carver, les personnages n’arrivent pas à parler, le cardiologue, la secrétaire juridique et leurs conjoints ne cessent de parler dans cette nouvelle. C’est que leur statut social leur donne le droit de discourir. Mais cette logorrhée légitimée par le statut social conduit également à l’impasse. La déception attend Mel qui s’est lancé dans de vastes explications et qui finit par se montrer tel qu’il est: un type inculte et méchant qui veut que sa fille se remarie parce qu’elle le ruine, qui voudrait que sa fille, allergique aux abeilles «soit piquée à mort par tout un essaim de ces salopes d’abeilles». Lui aussi a du mal avec les mots et sa tentative d’expliquer ce qu’est l’amour ne fait que l’enfoncer dans son propre marécage. La difficulté qu’il éprouve à formuler sa pensée le pousse à vider la bouteille de gin.
Raymond Carver: Parlez-moi d’amour, Mazarine, 1986
02:15 | Lien permanent | Commentaires (0)