désopilante lettre au Phénix (05/11/2013)
antonin moeri
Dans la montagne de livres publiés tous les jours sur notre globe, il y a de tout. Bon, on va se contenter du narratif. C’est déjà monstrueux, le nombre d’histoires qui se racontent. Vous me direz, faudrait distinguer les histoires inventées de celles qui ne le sont pas. Parmi celles qui ne le sont pas, il y a les récits de vie. C’est très pénible les récits de vie, parce qu’alors on parle de quoi, l’héroïsme ayant passé à la trappe du ridicule? Ben, on parle de crise existentielle, de suicide, de drogue, de viol (très porteur le viol), d’accident, de maladies (cancer du foie, sida, psychose). Mais raconter tout ça, sans transposition, c’est très... oui, j’allais le dire... disons que c’est joliment fadasse. Quand on transpose, c’est mieux, beaucoup mieux. Le sida par exemple, quand il est transposé, ça donne «Roberto Zucco» et là, c’est fascinant, c’est fort, allons, osons le mot, c’est grand! C’est du lourd, dirait ma fille. Mais il y a aussi, cette fois dans le fictif, l’inventé, le texte qui fait croire que c’est du vrai, je veux dire pris dans le réel qui nous entoure. On peut alors verser dans l’ironie impitoyable, le rire cruel, le sadisme réjouissant, la farce hilarante, le sarcasme amer et meurtrier, les ricanements gorgés de chair et de sang.
Vingt ans avant d’écrire sa lettre à l’Ecrivain par excellence, un dénommé Joyau, né en 1950 à Pau et prof dans cette même ville, a envoyé son roman «Tyrannicide» (une éducation sentimentale de 934 pages) à un dénommé Sollers qui dirige, comme chacun sait, la collection «L’Infini» chez Gallimard. Joyau a renouvelé six fois cet envoi au fil du temps. Sans succès. Joyau accuse Sollers de l’avoir relégué dans une classe de lycée, où Joyau fait lire son chef-d’oeuvre à ses élèves. Mais le dénommé Sollers sait de quoi il parle, il sait ce que le mot «littérature» veut dire, il fait donc répondre au paltoquet: «Trame inconsistante, langue pâteuse, personnages ridiculement sans humour». Joyau ne lâche pas le morceau. Il évoque le «risible pastiche célinien intitulé Femmes». Il résume l’histoire que lui, Joyau, a écrite: un célibataire onaniste nommé Léopold vit avec sa mère malade, entreprend une psychothérapie et fait des séjours en psychiatrie. Il explique que l’élément déclencheur de son roman est d’une originalité incontestable: découverte du cadavre de la mère de Léopold qui a conçu ce dernier en couchant avec son propre frère (à elle).
Ce qui fascine dans cette lettre, c’est que Giulio Minghini nous fait si bien entrer dans la peau, la tête, le coeur, les manies, les rancoeurs, les représentations d’un auteur éconduit que je me suis dit: il y a des millions d’écrivains non publiés, comment ne pas se reconnaître dans ce portrait plus «vrai» que n’importe quel récit d’auteur éconduit rêvant de publier son chef-d’oeuvre dans la collection dirigée par l’Autorité Spirituelle des temps modernes!
Pour la troisième tentative auprès de l’illustre mandarin, Joyau monte à Paris et, paniqué, abandonne son oeuvre à une réceptionniste distraite. Fervent admirateur (à l’époque) de l’auteur de «Femmes», il le considère aujourd’hui comme «une pathétique girouette mondaine», un «subversif en pantoufles». Il a pourtant remanié son roman: Léopold découvre l’amour dans les bras du jeune Tunisien qui, en scooter, a renversé et tué la mère de Léopold. Cette cinquième version, il l’enverra au pape avec une caisse de madiran (ah oui, ça rappelle quelque chose).
«Foutez la paix à la littérature et retournez à la correction de vos dissertations» lui assènera le clown de salon que Joyau imagine se pavaner de soirée mondaine en coquetèle de la rive gauche, de tendre alcôve vénitienne en exaltante flânerie new-yorkaise. Un Joyau qui finit par imprimer 5000 fois son chef-d’oeuvre, alors que le cadavre de sa mère, dans la pièce à côté, commence à puer. Je ne vous dévoilerai pas la fin, parce que Giulio Minghini, respectueux des pactes de lecture avec lesquels il jongle en virtuose, parce que Giulio Minghini entretient le suspense jusqu’au bout de son histoire.
Si les vantardises ridicules de Joyau nous révèlent le stéréotype du médiocre qui tombe dans les travers d’un auteur de livres impubliables (emphase, recherche du sensationnel à tout prix, freudisme de bazar, délectation auto-centrée), son portrait reflète un autre stéréotype, celui du phénix légendairement fat. Le texte que produit cette réflexion est d’une vivacité et d’une drôlerie qui agissent comme un grand bol d’air frais.
Giulio Minghini: Tyrannicide, Edition Nil, 2013
02:50 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Le plus drôle, c'est que Joyau est le vrai nom de Sollers ! Jeux de miroirs, quand tu nous tiens… Cela dit, on n'a rien écrit de plus juste que Femmes. Si l'on veut connaître la vie littéraire, sociale et sociétale des années 80, il faut lire Femmes. Tout y est ! Avec, en prime, un hommage à Céline…
Écrit par : jmo | 06/11/2013
avec X
Écrit par : am | 06/11/2013