YVETTE THERAULAZ : HISTOIRE D’ELLE (20/11/2013)

 

Par Anne Bottani-Zuber

 

C’est l’histoire d’une rencontre : celle d’une journaliste, Florence Hügi et celle d’une artiste, Yvette Théraulaz. Ça se passe dans une toute petite cuisine. Par la magie d’un livre en train de se faire, on y entre, on tire un tabouret de dessous la table, on s’assied et on entend ce que ces deux-là se racontent. Parfois le regard d’Yvette Théraulaz s’échappe afin qu’elle puisse retrouver un souvenir. Parfois sa voix se fait toute petite. Ou elle rit. Ou elle fait silence. Certains mots reviennent souvent comme « sûrement » et « beaucoup » répété trois fois. Florence Hügi écrit : « Je l’écoute et sa musique des mots transforme mon propre langage. »

 C’est l’histoire d’Yvette Théraulaz. D’une petite fille un peu turbulente, un peu difficile. D’une écolière qu’on abreuve de cours de catéchisme, qu’on terrorise en lui montrant des images du Diable. D’une jeune actrice déterminée et engagée qui vit en communauté, qui lutte contre l’injustice sociale et qui est persuadée que le théâtre va faire la révolution. D’une militante féministe. D’une mère qui rêve d’être ce genre de bonne mère qui ne se consacre pas uniquement à son enfant. D’une compagne qui veut bien partager sa vie avec ses compagnons, mais pas son appartement. D’une sœur aimante. D’une fille qui n’a pas bien su aimer sa mère et qui parfois a fait honte à ses parents alors même qu’ils étaient fiers d’elle. D’une femme en quête de paix et de spiritualité.

 Elle veut planter des aiguilles à tricoter dans les yeux de sa petite sœur dont elle est jalouse. Elle vole des gommettes, elle ment pour échapper à la corvée d’aller à la course d’école, elle se masturbe pendant le cours d’allemand, elle mord dans l’hostie que le prêtre lui donne à la messe. Pour voir si les flammes de l’enfer vont venir la dévorer. Mais les flammes ne viennent pas. Avec ses compagnons du TPR, elle joue pour les ouvriers, les grévistes, les écoliers. Elle avorte deux fois, une fois clandestinement à côté d’un calorifère où le médecin fait brûler des fœtus. Elle refuse de « jouer les idiotes », n’est pas intéressée par « les rôles sans consistance ». Elle fait une dépression lorsque s’en va celui qui est son compagnon depuis si longtemps. Elle joue « Emilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone » de Michel Garneau ; ce spectacle la porte et l’inspire pour deux tours de chant. Elle grandit. Elle vieillit. Elle regarde d’un œil critique cette taille qui s’épaissit. Elle se réconcilie avec les parts sombres de sa vie.

 C’est aussi un peu notre histoire. Car ce récit, tout comme l’art d’Yvette Théraulaz, agit comme une révélateur de nos richesses, de nos failles, de nos lâchetés, de nos combats, de la beauté qui palpite en chacune d’entre nous.

 Même si Yvette Théraulaz est unique par sa présence, sa manière de bouger, son immense talent, nous nous découvrons semblables à elle, à vivre des moments d’amour et de désamour. A ne pas nous résoudre à rester à la surface des choses. A vouloir prendre la vie à bras le corps, la vie telle qu’elle se présente, tantôt rouge – rouge-passion, rouge-sang – tantôt grise – de cette grisaille ordinaire du quotidien – tantôt noire. A devoir faire des choix, à les faire puis à les regretter ou à en être fières. A décider d’obéir ou de résister. A nous étonner de devoir nous battre afin d’obtenir l’égalité et à nous battre pourtant. A peser ce que nous avons reçu ou pas de nos parents, à se débrouiller avec ça et à donner ce que nous pouvons à nos enfants qui, eux aussi, plus tard, pèseront …

Bien qu’Yvette Théraulaz soit impressionnante par sa détermination, nous sommes nombreuses à avoir vécu la même guerre. C’était il y a plus de quarante ans et deux mondes se télescopaient : celui des certitudes assénées à coup de crosse et celui d’une utopie fraternelle. Nous croyions que nous allions changer le cours du monde, nous ne l’avons pas fait, ou si peu. Mais nous oui, nous avons changé. Nous ne sommes plus des mineures.

 Lisez ce récit ! C’est une histoire qui se conjugue au singulier et au pluriel.

 

 

Florence Hügi, Yvette Théraulaz : Histoire d’elle, Editions de l’Aire

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