La maison de Saint-Jean
Par Pierre Béguin
Le 20 mai 1899, après plus de 40 ans de résidence dans une des propriétés ayant appartenu aux Pictet puis aux Constant, mourut à Saint-Jean une des plus célèbres étoiles de la danse, admirée dans toute l’Europe du XIXe siècle: l’Italienne Carlotta Grisi.
Née en 1819, à Visinida, petite localité de Lombardie près de Montoue, elle commença dès l’âge de 7 ans le dur apprentissage de la danse à l’école de Milan où elle devint rapidement première danseuse du corps de ballet d’enfants à la Scala. Les premières ovations délirantes ne devaient guère tarder. En 1840, elle fait ses débuts à l’Opéra de Paris. Elle y rencontre Théophile Gautier dont elle allait devenir l’égérie. L’écrivain, de nature très maladroite avec les femmes un peu distinguées, fut condamné au platonisme mélancolique jusqu’à sa mort, lui écrivant tout de même un ballet (Gisèle), se rabattant sur les femmes servantes et les maîtresses domestiques, comme le fut pour lui Ernesta, la sœur de Griselda, cantatrice assez médiocre au physique quelconque, qu’il épousa faute de grives… : «Bon père, bon époux, ce bon Gautier, dont toute la vie a été détraquée par cette méprise : allant chez Carlotta Grisi, il s’est trompé de porte, est entré chez Ernesta, lui a oublié quelques enfants dans le vagin, qui l’ont amené devant monsieur le Maire»(Journal des Goncourt, 13 décembre 1857). Comme Candide avec Cunégonde devenue laide mais bonne pâtissière, Théophile Gautier se console avec l’excellent risotto d’Ernesta, dont ses amis du cénacle, Baudelaire en tête, se régalent. Même si, comme d’habitude chez Gautier, dans sa maison d’ouvrier artiste, les chaises n’ont que trois pieds, les cheminées fument, le dîner est en retard, les filles ne parlent que le chinois, la plus jeune – Estelle – se pose une mouche sur la joue en se servant, pour miroir, du manche de sa fourchette, et Ernesta «la Grisi» grogne toujours en menaçant de casser des assiettes sur la tête de son mari. Plus tard, Edmond de Goncourt comparera «la vieille Grisi», dans son ratatinement et son raccourcissement, à «un vieux singe phtisique»...
Pendant ce temps, sa célèbre sœur Carlotta, qui a connu à Paris le Prince polonais Léon Radziwill, vit une retraite dorée dans la magnifique maison de Saint-Jean, se consacrant entièrement à l’enfant qui va naître. De sa terrasse dominant le cours du fleuve, elle a vue jusqu’aux Alpes par-dessus la silhouette pittoresque de la ville où elle contemple la jonction des flots du Rhône et de l’Arve. Quelques mois plus tôt, en 1853, une chute dans un escalier lui a laissé une blessure à la jambe qui l’a contrainte à abandonner la scène au faîte de la gloire.
Construite par un Pictet, habitée par Samuel Constant (qui en eut l’usufruit à la mort de sa belle-mère en 1774), la maison de Saint-Jean accueillit des hôtes célèbres, de Bonaparte à Chateaubriand, en passant par Shelley. Avant d’être occupée par Mme Guillaume Fatio. Quand la construction du chemin de fer coupa la campagne en deux, les Fatio vendirent la demeure. C’est ainsi qu’en 1856 Carlotta Grisi devint l’heureuse propriétaire d’une des plus élégantes résidences des abords de la ville.
La maison de Saint-Jean fut démolie en 1904 et remplacée par des immeubles. Seul un dessin de M. Louis Blondel en conserve le souvenir (voir ci-dessus). Quant à Carlotta Grisi, l’étoile au firmament de la danse, elle repose au caveau de Châtelaine. D’autres étoiles parisiennes y sont venues un jour pour y déposer des violettes…