Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ça nous énerve - Page 4

  • La politique culturelle baigne dans le sang

    PAR SERGE BIMPAGE

    ninjaassassin_haut.jpg

    C’est l’énigme de l’année : comment diable un prince de la culture a-t-il pu se transformer en assassin ? Aurait-il soudain révélé sa vraie nature meurtrière, ou celle-ci s’est-elle forgée à l’aune de la fascination du pouvoir ?
    On l’avait connu journaliste dynamique et enthousiaste, prêt à défendre la veuve et l’orphelin, doué d’une rare générosité dans la profession. Devenu politicien, il semblait poursuivre, volant au secours de tel ou tel service sinistré de son département. Quelque chose de christique en lui…
    Et voilà que l’une après l’autre, les têtes se sont mises à tomber ! D’abord les petites, puis les moyennes, jusqu’aux grandes : le glaive a frappé, brandi d’abord par la propre main du Christ devenu Machiavel puis tenu en renfort par d’autres mains qui sont celles des audits.
    Tel ami des Verts, père de famille qui avait quitté son emploi pour rejoindre le prince : renvoyé pour incompatibilité. Tel ancien confrère et ami qui fit de même, séduit : poussé dehors pour divergence de vues. La suite, on connaît. Complot pour promouvoir la princesse à la direction du Musée des sciences. Association avec les employés pour déstabiliser la direction du Grand Théâtre. Eviction du directeur du Musée d’ethnographie. Limogeage de celui du Musée d’art et d’histoire…
    Tandis que la politique culturelle genevoise baigne dans le sang, on s’interroge en silence. Faut-il que notre magistrat se déteste pour déployer tant de haine et qu’il méprise la culture pour la torturer ainsi. Mais courage, camarades. Un jour, c’est sûr, le peuple moribond se lèvera d’un bond et réclamera un audit du Département.

     

     

    Lire la suite

  • Choses promises ne sont pas dues

    Par Pierre Béguin

     

    perec[1].jpgLes Choses (1965), le premier roman de Georges Perec, met en scène un jeune couple, incarnation du bovarysme moderne: Jérôme et Sylvie se situent dans un état social intermédiaire, entre prolétariat et bourgeoisie. Possédés par le désir de posséder, ils tendent vers la bourgeoisie dans leurs aspirations, sans consentir ni aux efforts pour y parvenir, ni à l’envie de s’y laisser assimiler. Et l’immensité même de leurs désirs les effraie, les paralyse. Prisonniers de leurs contradictions, ils éprouvent un malaise qui grossira jusqu’à la nausée. Perec place la technique descriptive au service d’une véritable radiographie: les fantasmes même du couple sont phagocytés par le conditionnement publicitaire et culturel, le cinéma et la presse surtout. D’où une démonstration d’inspiration marxiste (Marx est d’ailleurs cité en épilogue) où l’argent, le capital, est à la fois ce qui pèse sur les conduites et fausse les aspirations. Jérôme et Sylvie succombent, non pas à la richesse, mais aux signes de la richesse qu’ils aiment avant d’aimer la vie, submergés par l’ampleur de leur besoin, le luxe étalé, l’abondance offerte. L’économique les dévore tout entiers. Incapables de résister à l’injonction immédiate, de métaboliser leurs pulsions, captifs du conditionnement publicitaire qui court-circuite toute réflexion et pousse à l’acte immédiat, ils cèdent au «tout, tout de suite», sans jamais atteindre à la maturation élémentaire qui leur ferait entrevoir, dans les frustrations inévitables, des promesses de satisfactions futures. Jeunes adultes, ils ne sont en réalité jamais sortis de l’infantile, confondant caprices et désirs, désirs et nécessités, comme ces enfants qui, empêtrés dans leur narcissisme initial, sont toujours tentés par le passage à l’acte, faute de savoir nommer leurs désirs ou de pouvoir les inscrire dans une rencontre avec l’autre. Bref, Jérôme et Sylvie sont l’incarnation de l’individualisme libéral consumériste incapable de fabriquer du collectif ou même de s’impliquer dans un projet qui dépasse l’expression épidermique de leurs névroses.

    J’ai songé à ce roman de Georges Perec en lisant récemment, dans la Tribune, un article soulignant la volonté de la droite, appuyée par les milieux économiques – volonté déjà maintes fois exprimée (c’est qu’ils sont têtus les bougres!) – d’autoriser l’ouverture des magasins jusqu’à 20 heures la semaine et quelques dimanches par année (pour commencer). Il est inutile de revenir sur les conséquences désastreuses qu’impliquerait cette ouverture sur la vie de famille, au moment où le soutien à la parentalité devrait être une priorité politique – n’en déplaise à ce jeune député PDC (vous savez, le PDC, c’est ce parti qui soutient les familles dans ses slogans électoraux mais qui ne fait en réalité jamais rien pour elles) qui prétend sans rire que cette ouverture permettra aux familles de concilier un travail qui finit de plus en plus tard avec la nécessité de faire ses courses (Chouette! On va pouvoir consommer en famille! Ça c’est de l’éducation! De quoi endiguer le déferlement de l’infantile…) Il faudrait plutôt oser se demander, comme le fait implicitement Perec, si l’éducation à la démocratie et la toute-puissance du marché sont compatibles. Si la frénésie consumériste, la pulsion d’achat, devenue le moteur unique de notre organisation socio-économique, peut produire autre chose que des enfants réduits à l’injonction de l’immédiat, avec une télécommande greffée au cerveau. Au-delà des arguments, c’est une prière qu’il faut adresser aux milieux politico-économiques:

    Messieurs les députés, laissez-nous un jour par semaine, un jour entier pour flâner, pour s’amuser, pour penser, pour se construire hors du diktat consumériste, un jour pour s’inscrire dans un projet individuel ou collectif loin de toute pulsion d’achat, un jour pour faire contrepoids aux caprices mondialisés, un jour pour comprendre qu’il n’y a de désir possible que dans la construction de la temporalité, un jour, un jour seulement, pour croire qu’un bonheur demeure envisageable si on admet cette évidence que, dans notre vie – et contrairement à ce que veut nous faire croire la publicité –, choses promises ne sont pas dues. Un jour, un seul, parce qu’on le vaut bien

  • Dépannage et copinage

    Par Pierre Béguin

     

    Ce n’était qu’un petit encart en bas de page, comme un fait divers, à peine un chien écrasé. C’était juste avant Noël, au plus fort de la frénésie d’achats. Quand tout le monde a autre chose à faire, justement. A peine quelques lignes pour dire que Messieurs les ex dirigeants que je ne nommerai pas sont lavés de certaines accusations dans le scandale de la BCG. Qu’ils n’ont pas nui aux intérêts de la Banque, malgré des prêts à 0%. Certes, ce procès ne concernait pas encore le nœud du scandale, paraît-il. Mais il donne le ton: il ne fait aucun doute que le Justice genevoise a commencé à ouvrir son grand parapluie pour abriter ses ouailles politiques, tous bords confondus, et les protéger des intempéries dont ils sont responsables. Trois milliards envolés, et ni responsables ni coupables en vue! Ni même de commentaires! Circulez, rien à voir!

    Et pourtant, il l’avait crié haut et fort, le Procureur Zapelli, avant son élection, qu’il allait mener à terme le procès des ex dirigeants de la BCG. Des années qu’il traînait, ce procès, et contre sa volonté, en plus! Ah! On allait voir ce qu’on allait voir! Non mais!

    On a vu. Ou plutôt, on n’a rien vu. Un petit encart en bas de page, comme un fait divers, à peine un chien écrasé. Juste avant Noël, au plus fort de la frénésie consumériste. Coïncidence, bien entendu. Et je gage qu’au bout du compte on ne verra rien d’autres. Un petit encart en bas de page: la Tribune de Genève, fidèle à sa tendance paillasson approbateur de la politique genevoise, a parfaitement rempli son rôle. Heureusement que ses blogs en disent plus que ses colonnes! Un tout petit encart en bas de page, comme un vulgaire fait divers, pour débuter la grande lessive du scandale de la BCG. Le grand blanchissage prévisible de ses ex dirigeants et de son conseil d’administration avec ses politiciens de tous bords. Le tout sous la houlette intransigeante du procureur Zapelli, avec un Z comme (...) Avis à tous, à Genève, on lave gratuit et plus blanc! Pour autant que ce soit du lourd, évidemment (lire à ce propos Hold-up démocratique, de Serge Guertchakoff & François Membrez, Ed. du Tricorne, 2007, un livre curieusement ignoré des médias et, donc, passé inaperçu dans notre chère République).

    Pas de doute, notre ville incline toujours un peu du côté de la République bananière. La raison d’Etat! Après le scandale des tours de Plan-les-Ouates à la fin des années 60, soldé par un suicide et une condamnation, justifiée certes mais qui avait aussi l’avantage de couvrir de hauts responsables politiques (et à l’époque – j’étais enfant – des noms circulaient unanimement sur toutes les bouches, même sur celles du parti politique concerné; ce fut d’ailleurs le début du déclin du parti radical), après le scandale Medenica et ses fausses factures au début des années 80, pour lequel quelques boucs émissaires de seconde zone, finalement blanchis, ont permis de couvrir l’incurie de la gestion hospitalière, deux conseillers d’Etat qui auraient pu être impliqués et, bien évidemment, de nombreux professeurs de l’hôpital fonctionnant dans des cliniques privées et touchant des honoraires jugés alors indécents, sans parler de médecins de l’hôpital n’ayant pas le titre de professeur et touchant néanmoins des honoraires privés (lire à ce sujet Le dossier Medenica,  de Bernard Robert Charrue, Ed. Pierre-Marcel Favre, 1986). L’affaire Medenica –  un médecin ni libéral, ni socialiste, ni même suisse – a d’ailleurs prouvé qu’à Genève on aime bien les étrangers, aussi parce qu’ils permettent, pour coupables qu’ils soient, de concentrer sur eux des torts que des notables genevois ne veulent pas endosser, comme l’a encore démontré récemment l’affaire du Servette FC.

    Moi, j’ai maintenant l’intime conviction de gagner mon pari. Oui, j’avais parié avec mon père, dès le début du scandale de la BCG, qu’il n’y aurait aucun responsable, aucune sanction (je devrais dire aucun coupable car la Justice a inventé le verdict étrange «responsable mais non coupable»). Il ne voulait pas le croire, mon père. Il appartenait à cette génération qui avait encore une foi de charbonnier dans les Institutions. Je vais gagner mon pari, j’en suis sûr. Hélas, l’instruction dure depuis si longtemps qu’entre temps mon père est décédé. Au fond, j’aurai tout perdu, même l’honneur, comme les dizaines de milliers de contribuables et citoyens genevois dont on se sera moqués jusqu’au trognon. Pour parodier Max Planck – fondateur de la théorie des quanta –: le mensonge ne s’impose jamais entièrement par lui-même, mais ses adversaires finissent toujours par mourir (un axiome que j’ai voulu démontrer par l’exemple dans mon roman Joselito Carnaval). Et puis, après les 68 milliards de l’UBS, les 3 milliards de la BCG semblent de la roupille de sansonnet, on ne va pas chipoter pour si peu (encore que 3 milliards pour Genève uniquement donnent à peu près 68 milliards en moyenne suisse, c’est dire l’ampleur du scandale, à la hauteur des subprimes). Mais tout cela est si loin, les nouvelles générations ne sont même plus au courant, le temps de la prescription est venu, n’est-ce pas?

    Zapelli, dépannage et copinage! disait un sketch de la dernière Revue. Au-delà de la satire, serait-ce de l’information? Faudra-t-il désormais assister à la Revue pour s’informer? Et se contenter de lire la Tribune pour les sports et pour se conformer aux directives des politiques?

    La Tribune, dépannage et copinage? Au secours! Seraient-ils tous de mèche? Et ça ne va pas s’arranger. Lorsqu’Edipresse faisait main basse sur les quotidiens romands, on parlait déjà de dangereux monopole: maintenant qu’Edipresse est racheté par le Suisse allemand Tamedia, quel terme devrions-nous choisir…

     

    «Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus.

    Il en était resté sur le cul. 

    -          Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite?

    -          Non, non, c’est à la suite de l’affaire des chiens. Pas un jour sans s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser.

    -          A trop jouer avec le feu…

    -          Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire.

    -          Mince alors, et pour le tiercé?

    -          Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles brunes, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route.

    Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un canard dans la ville, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même.»  (Extrait de Matin brun de Franck Pavloff)

     

  • CEVA et rhinocérite

    Par Pierre Béguin

    rhino[1].jpg

    «Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison» (François Jacob). Une citation qu’illustre à la perfection la pièce d’Eugène Ionesco Rhinocéros (1960) qui décrit la transformation inéluctable de toute une société composée d’individus libres en une masse grégaire, instinctive et brutale, une société passant de la diversité humaine à l’uniformité animale. Ainsi, le premier acte montre des personnages occupés à parler et à échanger des signes innombrables. La parole humaine domine alors sous toutes ses formes: conversation amicale, disputes, démonstration logique, cris, langage affectif. L’apparition des rhinocéros entraîne la disparition progressive de cette diversité au profit d’une pauvreté langagière réduite, à la fin de la pièce, au monologue de Bérenger et aux barrissements des monstres. Parmi tous les symptômes de rhinocérite (la pièce identifie cette métamorphose à une forme d’épidémie) qui annonce la transformation d’un personnage en pachyderme bicornu – s’il est d’Afrique – figure systématiquement les attaques personnelles: le discours totalitaire n’argumente pas, il dévalue l’autre dans sa personne pour mieux déprécier ses arguments.

    Je pense à cette tragédie burlesque chaque fois, ou presque – je donne quittance, entre autres, à JF Mabut –, que je tombe sur un article ou un billet concernant le projet CEVA. Aucune vision d’ensemble, aucune argumentation, que des pétitions de principe, des procès d’intention, voire des insultes. Comme dans la pièce de Ionesco où Bérenger, le «dérangé», seul résistant à la rhinocérite, se voit systématiquement dévalorisé dans son argumentation sous le prétexte de sa tendance marquée à l’alcoolisme (imaginez que j’utilise la même stratégie contre Robert Cramer, principal défenseur politique du projet!) Ainsi, on ne peut s’opposer au CEVA sans être immédiatement traité par ses partisans de nantis égoïstes de Champel. Comme si on admettait a priori et de facto qu’aucun argument pertinent ne puisse contredire cette merveilleuse réalisation visionnaire du siècle passé. Attaque imbécile s’il en est, qui rabaisse le débat à son degré zéro. Dans cette logique, on pourrait rétorquer, outre le fait que tous les opposants au CEVA n’habitent pas Champel (c’est mon cas), que les habitants de Champel n’ont pas le monopole de l’égoïsme, tant s’en faut. Que dire des intérêts et des égoïsmes de ceux qui soutiennent ce projet, en termes de contrats d’entreprises, de valorisation de terrains (les CFF se frottent les mains pour leurs terrains de la Praille), d’ego de politiciens (j’ai les noms!) et de convenances personnelles multiples (j’en connais qui soutienne CEVA à la seule hypothèse – je devrais dire profession de foi – que son tracé pourrait entraîner un allègement du trafic automobile devant leur maison). Au bout de cette logique, si on admet que l’égoïsme seul motive les opposants, alors on doit aussi admettre que l’égoïsme seul motive les partisans: après tout, si les uns fondent leur opposition sur l’unique raison que CEVA passe près de chez eux, pourquoi les autres ne fonderaient-ils pas leur soutien sur l’unique raison que CEVA ne passe pas près de chez eux? Modifiez le tracé et vous modifiez les rangs des adversaires: les partisans d’aujourd’hui seront les recourants de demain (et vice-versa). Et Genève ne sera plus qu’un énorme troupeau de rhinocéros, s’il ne l’est pas déjà. Maintenant qu’il est prouvé que les égoïsmes se valent et s’annulent, que cessent donc ces attaques imbéciles et qu’on fasse place à un véritable débat public! Et que le principal responsable de ce lamentable état de fait, l’inénarrable Robert Cramer, qui s’entête à faire passer son projet CEVA par tous les moyens, fasse taire son ego démesuré! Vivement cet automne qu’il dégage à Berne définitivement! Aie! Le symptôme! L’insulte personnelle à la place de l’argumentation! Serais-je moi-même déjà contaminé par la rhinocérite?

     

    Voir aussi CEVA et droit démocratique et Contre CEVA

  • La bêtise des intelligents

    Par Pierre Béguin

     

    ecole2[1].jpg«Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt» écrit le philosophe écossais David Hume dans son Traité de la Nature humaine (1739). Manière de ramener les principes rationnels à des liaisons d’idées apprises et fortifiées par l’habitude ou l’éloignement. Et de fonder la raison comme instrument privilégié du calcul utilitariste et égoïste. En ce sens, cette citation pourrait servir d’explication à l’aveuglement ou à la sottise de certains dirigeants ou puissants de ce monde, aussi incapables de décoder les signaux inquiétants qui s’allument un peu partout (par exemple en Grèce, récemment) que ne l’étaient les aristocrates russes ou français à comprendre l’imminence de la révolution face à la misère du peuple.

    Mais cette citation pourrait surtout servir de devise aux marchés financiers. Un trader spécialisé dans le forex (foreign exchange) me racontait comment il lui était arrivé d’espérer une guerre au Moyen-Orient – et de s’en réjouir le cas échéant – parce qu’elle allait immanquablement valoriser ses spéculations en devises. Et de s’amuser de l’explosion de joie d’un collègue, qui avait misé à terme sur une baisse du dollar, à l’annonce des ravages occasionnés aux côtes américaines dans le Golfe du Mexique par l’ouragan Katrina. Ainsi va le monde financier pour qui un gain immédiat vaut largement la destruction à court ou moyen terme de tout le système, quand ce ne serait pas de New York en entier pour autant que Wall Street soit épargnée. Un fonctionnement qui définit bien ce que le cinéaste Bunuel appelait la bêtise des intelligents, la plus redoutable de toutes les bêtises, dont le 20e siècle nous a montré à quelle monstruosité elle pouvait mener.

    Commentant l’incroyable sottise des banquiers naufragés dans l’inondation des subprimes qu’ils ont eux-mêmes initiée, Pascal Couchepin semblait incriminer, sans vergogne, des études trop spécialisées, livrées aux diktats des pressions extérieures, modelées par le monde économique au point d’en devenir le reflet fidèle, et qui ne formeraient finalement que des machines à calculer sans la capacité de penser le monde de manière libre, consciente et autonome, au-delà de leur «utile propre» (Spinoza). Au fond, exactement ce que la plupart des enseignants, depuis des décennies, ne cessent de dire, de répéter, d’écrire, contre les pouvoirs économique et politique, Couchepin en tête, partout où l’école républicaine – institution véritable du souverain peuple, lieu préservé des modes et des intérêts économiques, où le futur citoyen s’instruit et forme en toute indépendance son autonomie et son sens critique – est mise à mal, pour ne pas dire à sac, partout où le savoir et la culture sont devenus suspects, partout où ceux qui s’obstinent à vouloir les transmettre sont traités d’affreux réactionnaires. C’est-à-dire partout. Certes, nous n’allons pas prétendre que des études humanistes, qui ne massifieraient pas l’ignorance de peur de produire une élite pensante et instruite, non assujettie a priori au monde économique, remettrait par enchantement le monde et la logique individuel à l’endroit, permettant naturellement à chacun de dépasser  son «utile propre» et de comprendre qu’une égratignure à son doigt vaut tout de même mieux qu’une destruction du monde entier. Encore une fois, le 20e siècle nous a montré que des hommes cultivés, à la sensibilité artistique, musicale, pouvaient très bien se transformer en monstres. Il n’en reste pas moins que, à l’inverse, une école qui ne serait plus qu’un simple rouage du modèle économique, où l’on confondrait information et enseignement, adaptation et connaissance, emploi et formation, une école dissoute dans la société civile et sa panoplie de supermarché où le productif seul définit les compétences et les qualités humaines, offrirait au système financier un terrain nettoyé de toute distance critique, de toute hauteur de vue et de toute forme de contestation. Considérer alors que la destruction du monde entier vaut mieux qu’une égratignure à son doigt est l’aboutissement logique d’une telle éducation. Le paradoxe, c’est que cet acharnement à détruire les valeurs de l’école républicaine et laïque vient précisément de ceux qui en sont issus, que cette volonté de supprimer les futurs premiers de classe a pour agents volontaires les anciens premiers de classe qui ont su faire valoir leurs titres pour accéder à la position dominante. Voudraient-ils là aussi asseoir leur pouvoir en éradiquant toute forme de contestation future? Quitte à détruire le système entier plutôt que de risquer une égratignure à leurs prérogatives?

    Il faudrait savoir par quelle tortueuse logique les sociétés évoluées, à partir d’un certain degré de civilisation, se mettent invariablement à œuvrer dans le sens de la destruction des valeurs même qui ont fondé leur évolution (une thèse développée par exemple dans le merveilleux film de John Boorman Excalibur). La liquidation programmée de l’école républicaine laïque et gratuite, appuyée, consciemment ou non, par une grande majorité des citoyens, par les médias et les partis politiques en est une représentation édifiante (une bonne partie de la gauche, et certains enseignants avec, n’ont toujours pas compris qu’on se servait de leurs dogmes égalitaristes pour imposer des réformes dont la fonction première est, non pas de réformer le système, mais d’activer son déclin; à Genève, on en sait quelque chose). Et le futur «chèque formation» attribué aux écoles privées constitue une étape décisive dans ce processus de destruction organisée visant toute forme de résistance au pan économique. Au final, quelles que soient les raisons avancées, tous sont prêts à détruire le système plutôt que d’égratigner leurs intérêts, leurs a priori, leurs ressentiments, leurs frustrations, leurs préjugés, leur égoïsme, leur dogme. Appelons cette logique la bêtise des intelligents, et rappelons qu’elle est, entre toutes, la plus redoutable…

  • Vous prendrez bien un peu de schizophrénie?

    SERGE BIMPAGE

    Roms.jpg

    Parce qu’elle fait partie du monde, il faut bien que les écrivains se penchent sur la politique ! me suis-je encore dit ce matin devant la glace, réalisant qu’on allait voter bientôt sur la reconduction des bilatérales » (rien que le terme vous fait débander le plus atteint de priapisme).
    Profitant de ce moment de lucidité, dans le lot des bonnes résolutions, j’ai été y voir de plus près, à ces bilatérales. Plutôt intéressants, ces accords qui prévoient une libre circulation des personnes, dans les deux sens s’il vous plaît, entre la Suisse et la Communauté européenne. A condition d’être en règle, ils pourront bosser ici et on pourra bosser là-bas.
    Jusque-là mon cerveau tenait le coup : il a commencé ses ratés au constat que la votation proposait d’étendre ces accords à la Roumanie et à la Bulgarie, ces nouveaux venus dans le club. Bonne nouvelle. Sauf que, tout d’un coup, comme ça, je me suis demandé comment c’était possible que d’un côté on ouvre résolument les frontières – Eveline Widmer-Schlumpf s’apprête même à lancer une vaste consultation dans le pays pour répondre aux défis posés par l’intégration - tandis que de l’autre, en matière de politique d’asile… on les referme !
    Que ceux qui s’y connaissent m’expliquent. En attendant, je pense à ces Tziganes, sur nos trottoirs, tendant leur main à notre indifférence pressée. Deux millions en Roumanie, 800'000 en Bulgarie, parqués dans des ghettos et vivant dans des conditions de pauvreté extrême. Comment, diable, la politique migratoire schizophrénique de notre pays peut-elle leur venir en aide ? A moins qu’elle fasse semblant d’être folle?

  • Sport d'élite, étude de masse

    Par Pierre Béguin

      aie[1].jpg

    Parmi les paradoxes édifiants croisés sur mon déjà long chemin d’enseignant, la notion de sportif d’élite n’est pas la moins signifiante. Au début des années quatre-vingts, c’est-à-dire depuis que le sport a définitivement cessé d’être une fête ou un jeu pour devenir une industrie rentable, le Département de l’Instruction Publique s’est fixé comme une priorité la création d’une section sportif d’élite – et cette concomitance ne doit rien au hasard ou à la coïncidence fortuite. Là, attention, c’est du sérieux! On ne lésine sur rien, à commencer par le choix du lexique. Le mot «élite» aurait dû faire frémir les bien-pensants des chaumières pédagogistes. Imaginez son pendant scolaire – «étudiants d’élite» – pour comprendre le tollé que cette priorité aurait pu provoquer dans le sot courant égalitariste qui nous inonde depuis quelques décennies. Ah, mais avec le sport, mon bon Monsieur, c’est différent, on ne plaisante plus! Lorsque seule la victoire est rentable, ce n’est pas à des Meirieu, ni même aux bons soins lénifiants du département des Sciences de l’éducation, que nous pouvons décemment confier la formation des futures gloires du sport helvétique, sans prendre le risque de ridiculiser la nation entière ou d’égaler péniblement les performances actuelles du Servette FC. Alors on se met à faire exactement le contraire de ce qu’on fait avec les études: on regroupe, on «homogénéise» les sportifs là où on «hétérogénéise» les écoliers, on aménage les horaires des sportifs en priorité et on oublie allègrement pour eux toutes les considérations égalitaristes ou sociales qui envahissent – et phagocytent – la sphère de l’enseignement. On «élitise» les uns par nécessité du succès, on «massifie» les autres sous prétexte de démocratisation. Tout ce qui est bon pour les premiers, curieusement, ne l’est pas pour les seconds. La logique, la sélection, la rigueur qui permettraient l’éclosion victorieuse des uns se révéleraient inopérantes, injustes, scandaleuses pour les autres. Preuve que, lorsque l’on vise l’excellence et les résultats tangibles, on procède exactement à l’inverse des réformes qui détruisent sciemment l’enseignement public.

    Mais pourquoi cette distinction? Parce que le sport répond à deux nécessités du monde moderne: il génère une industrie rentable tout en confortant, en cas de succès, l’image de la nation et le pouvoir de ses dirigeants, et il participe, aux côtés des médias et du show-biz, comme la machine à décerveler d’Ubu, aux divertissements abêtissants permettant d’amuser tous les frustrés de la planète dont la mauvaise humeur menacerait de se réveiller à tout instant si elle était confrontée subitement au vide, ou même au silence. Objectifs essentiels pour la stabilité du système. Alors que les études n’ont pour mission que de fournir, outre une majorité d’abrutis consuméristes, une petite minorité d’élites scientifiques, techniciennes et managériales, seule indispensable au bon fonctionnement du système. Et tout le monde sait que cette élite se formera envers et contre toutes les réformes les plus crétinisantes.

    La grande absurdité, au fond, c’est qu’il faut maintenant encourager les parents à inscrire leurs enfants dans des clubs de sport ou, bien entendu, dans d’autres activités comme la danse ou la musique – mais dans tous les cas dans des activités extra scolaires – pour que ces derniers apprennent la rigueur, la discipline, la faculté de projection, la technique, la volonté, la frustration parfois, nécessaires à la réussite des études et que l’école a évacuées sous le prétexte des inégalités sociales et du constructivisme. Des parents – autre paradoxe – qui, tout en déplorant l’absence d’exigences du système scolaire, deviennent vite procéduriers et prompts à enrichir les cabinets d’avocats dès que ces exigences, pour peu qu’il en reste, s’exercent à l’encontre de leurs intérêts immédiats, lors même qu’ils les acceptent sans problème appliquées dans d’autres lieux que l’école. Former des sportifs pour retrouver des étudiants dignes de ce nom n’est effectivement pas le moindre des paradoxes. Certains en ont rêvé, Genève l’a fait!

  • Politique télescopique

    Par Pierre Béguin

     dickens[1].jpg

    Dans un roman fleuve, l’écrivain anglais Charles Dickens développe, par le portrait de la truculente Mrs Jellyby, le concept de philanthropie télescopique (Bleak House, chapter 4, Telescopic philanthropy). Mrs Jellyby est une femme de caractère entièrement dévouée à toutes sortes d’intérêts publics pour autant que ceux-ci prennent naissance le plus loin possible de sa personne physique. Au moment du récit, c’est le continent africain qui remue sa fibre philanthropique, à tel point que «ses yeux ne distinguent rien de plus proche que l’Afrique» (jusqu’à ce qu’un autre problème d’intérêt public, si possible encore plus éloigné, l’attire davantage, précise ironiquement le narrateur). On l’a compris, la philanthropie télescopique, pour le narrateur, n’est qu’une manière de souligner le manque d’empathie de Mrs Jellyby qui néglige ses proches pour des causes aussi lointaines qu’abstraites et, pour Mrs Jellyby elle-même, qu’un moyen de donner bonne conscience à son égoïsme et à son désintérêt de l’humain dès qu’il se frotte concrètement à son quotidien au risque de le perturber. La règle ainsi posée par Dickens est simple: plus une personne exerce sa philanthropie dans la distance, plus elle ne fait que révéler son manque de philanthropie. L’amour pour son prochain, c’est d’abord, et surtout, l’amour pour ses proches.

    J’ai lu Bleak House durant mes études universitaires au département de littérature anglaise. Il y a fort longtemps. Et pourtant, c’est immédiatement à la philanthropie télescopique de Mrs Jellyby que j’ai pensé en lisant les péripéties qui jalonnent la candidature genevoise aux JO d’hiver 2018. Repoussée d’ailleurs en 2022. Avant d’être vraisemblablement fixée en 2034 par la faute de la candidature d’Annecy. Puis remise aux calendes grecques et, pour finir, reléguée aux oubliettes. Nos politiciens, toujours prompts à faire une connerie et à la masquer par une autre, useraient-ils du concept de politique télescopique? Voudraient-ils ainsi diriger le regard du citoyen vers un lointain avenir pour éviter que ledit regard ne se fixât sur leurs incompétences présentes? Et se donner bonne conscience dans l’échec programmé de cette bouffonnerie en imputant le manque de soutien des gens de la rue, du parlement et de Swiss Olympic? Messieurs, soyez sérieux pour une fois! Ce n’est pas un télescope qu’il vous faut, ni même un microscope (on ne vous en demande pas tant), mais simplement une bonne paire de lunettes et une once de bon sens. Avant de penser la faisabilité d’un village olympique de 3500 places (sans empiéter bien entendu sur la zone agricole), concrétisez le développement urbain genevois. Avant de réfléchir aux infrastructures des transports pour un événement planétaire, achetez des trams (puisque vous avez choisi cette voie), améliorez l’offre désastreuse des TPG et repensez le projet CEVA qui, faute d’arrêts stratégiques entre La Praille et les Eaux-Vives, sert avant tout les intérêts des CFF sans empoigner le problème des pendulaires et du trafic genevois que trois flocons suffisent à paralyser d’est en ouest et du nord au sud. Avant de vous gargariser de l’expérience des grands événements acquise durant l’Euro 2008, réglez les conflits que vous avez générés à cette occasion. Bref, gérez les problèmes présents et cessez cette stupide diversion qui ne trompe personne une année avant les élections! Comme la philanthropie, une politique bien comprise est d’abord une politique de proximité. Dans le temps et dans l’espace.

  • Lettres frontière: cherchez l'erreur

    Par Alain Bagnoud

    logo.pngVous connaissez Lettres frontières? C'est une association transfrontalière entre la Suisse romande et les régions de Rhône-Alpes qui veut mettre en valeur « la création littéraire contemporaine et la production éditoriale des deux régions ».

    Des jurys de bibliothécaires, libraires, enseignants font une sélection d'auteurs et d'éditeurs travaillant dans le coin.

    Il y a un prix et des animations. 

    C'est très bien.

    Dix auteurs nominés, des deux côtés de la frontière. (La liste est ici). Parfait.

    Et qui les publie?

    Je relis le règlement: « Pour pouvoir être retenu [...] un livre doit être écrit par un seul auteur né/ou résidant en Rhône-Alpes ou en Suisse romande... et/ou être édité par un éditeur d'une des deux régions... »

    Editeurs des 10 livres retenus cette année: Gallimard, Le Mercure de France, Fayard, Grasset, P.O.L, Le Seuil (4 titres).

    Et, perdu là-dedans, un seul livre publié loin de Paris. Celui d'Eugène à la Joie de lire.

  • Tu seras une femme, ma fille...

    Par Pierre Béguin

     

    fille[1].jpg

    Ma fille cadette a eu deux ans en juillet dernier. A cette occasion, elle a reçu son premier courrier personnel signé H&M. Bienvenue dans ton futur monde, ma fille! Avant d’y entrer, écoute les conseils de ton père:

    Si tu peux plonger avec délectation dans le néant consumériste et entretenir ta névrose par des achats compulsifs et pathologiques qui révéleront, la cinquantaine venue, le vide de ton existence;

    Si tu peux passer de l’être à l’avoir, puis de l’avoir au paraître parce que tu «le vaux bien»;

    Si tu peux apporter ta contribution civique à l’essor économique en investissant massages, thalassothérapies et boutiques en périodes de soldes;

    Si tu peux te vouer à des activités aussi essentielles que les régimes à base d’algues ou les repas weight watcher, voire, dans une pieuse immobilité, à la prière adressée au Dieu concombre étalé sur ton visage;

    Si tu peux limiter tes angoisses à la seule obsession maladive des régimes alimentaires basses calories;

    Si tu peux revendiquer ton émancipation à coups de colifichets, de produits de beauté et de crèmes miracles antirides;

    Si tu peux te vautrer dans la puissance maternante du pouvoir consumériste et te maintenir ainsi dans l’infantilisme et la sotte béatitude;

    Si tu peux te satisfaire, comme valeurs absolues, de la futilité, de l’apparence et du narcissisme, et circonscrire tes exigences de communication aux considérations sur la dernière coiffure à la mode, le sac qu’il faut absolument avoir, le lieu où il faut absolument se faire voir;

    Si tu peux confondre création avec cette dégradation mercantile qu’on appelle la mode, fût-elle de haute couture, et limiter tes exigences esthétiques au dernier «must» vestimentaire qui construira ta personnalité;

    Si tu peux livrer ton nombril bienheureux aux joies du marketing et de l’abrutissement généralisé tout en tournant résolument le dos aux choses mortifères de la culture et de l’esprit;

    Si tu peux t’enthousiasmer pour des séries télévisées américaines truffées de poncifs féministes où défilent frustrées castratrices et dindes hystériques occupées à combler leur ennui de femmes modernes et libres dans des intrigues amoureuses de midinettes;

    Si tu peux croire la vulgate psy des magazines féminins qui décline ton identité propre en termes d’intuition, de capacité à l’écoute, de dons innés d’organisation et d’analyse des rapports humains;

    Si tu peux te pâmer devant ceux qui te disent ou qui te chantent, tout dégoulinant de sincérité bêlante, «Femmes, je vous aime»;

    Si tu peux nourrir le rêve d’une future carrière de mannequin, d’actrice ou de chanteuse Star Ac dans le but ultime de contempler ton reflet brillant dans l’œil d’une caméra et d’être admirée par une foule d’adolescent(e)s en mal de reconnaissance;

    Si tu peux participer de tout ton nombrilisme, le string en étendard et sans même en avoir conscience, à cette alliance de l’ultralibéralisme et de l’idéologie du bien-être égotiste comme stade ultime du progrès humain;

    Bref, si tu peux te soumettre aveuglément à cette dictature aux allures de libération;

    Alors tu seras une femme, ma fille…