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Sport d'élite, étude de masse

Par Pierre Béguin

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Parmi les paradoxes édifiants croisés sur mon déjà long chemin d’enseignant, la notion de sportif d’élite n’est pas la moins signifiante. Au début des années quatre-vingts, c’est-à-dire depuis que le sport a définitivement cessé d’être une fête ou un jeu pour devenir une industrie rentable, le Département de l’Instruction Publique s’est fixé comme une priorité la création d’une section sportif d’élite – et cette concomitance ne doit rien au hasard ou à la coïncidence fortuite. Là, attention, c’est du sérieux! On ne lésine sur rien, à commencer par le choix du lexique. Le mot «élite» aurait dû faire frémir les bien-pensants des chaumières pédagogistes. Imaginez son pendant scolaire – «étudiants d’élite» – pour comprendre le tollé que cette priorité aurait pu provoquer dans le sot courant égalitariste qui nous inonde depuis quelques décennies. Ah, mais avec le sport, mon bon Monsieur, c’est différent, on ne plaisante plus! Lorsque seule la victoire est rentable, ce n’est pas à des Meirieu, ni même aux bons soins lénifiants du département des Sciences de l’éducation, que nous pouvons décemment confier la formation des futures gloires du sport helvétique, sans prendre le risque de ridiculiser la nation entière ou d’égaler péniblement les performances actuelles du Servette FC. Alors on se met à faire exactement le contraire de ce qu’on fait avec les études: on regroupe, on «homogénéise» les sportifs là où on «hétérogénéise» les écoliers, on aménage les horaires des sportifs en priorité et on oublie allègrement pour eux toutes les considérations égalitaristes ou sociales qui envahissent – et phagocytent – la sphère de l’enseignement. On «élitise» les uns par nécessité du succès, on «massifie» les autres sous prétexte de démocratisation. Tout ce qui est bon pour les premiers, curieusement, ne l’est pas pour les seconds. La logique, la sélection, la rigueur qui permettraient l’éclosion victorieuse des uns se révéleraient inopérantes, injustes, scandaleuses pour les autres. Preuve que, lorsque l’on vise l’excellence et les résultats tangibles, on procède exactement à l’inverse des réformes qui détruisent sciemment l’enseignement public.

Mais pourquoi cette distinction? Parce que le sport répond à deux nécessités du monde moderne: il génère une industrie rentable tout en confortant, en cas de succès, l’image de la nation et le pouvoir de ses dirigeants, et il participe, aux côtés des médias et du show-biz, comme la machine à décerveler d’Ubu, aux divertissements abêtissants permettant d’amuser tous les frustrés de la planète dont la mauvaise humeur menacerait de se réveiller à tout instant si elle était confrontée subitement au vide, ou même au silence. Objectifs essentiels pour la stabilité du système. Alors que les études n’ont pour mission que de fournir, outre une majorité d’abrutis consuméristes, une petite minorité d’élites scientifiques, techniciennes et managériales, seule indispensable au bon fonctionnement du système. Et tout le monde sait que cette élite se formera envers et contre toutes les réformes les plus crétinisantes.

La grande absurdité, au fond, c’est qu’il faut maintenant encourager les parents à inscrire leurs enfants dans des clubs de sport ou, bien entendu, dans d’autres activités comme la danse ou la musique – mais dans tous les cas dans des activités extra scolaires – pour que ces derniers apprennent la rigueur, la discipline, la faculté de projection, la technique, la volonté, la frustration parfois, nécessaires à la réussite des études et que l’école a évacuées sous le prétexte des inégalités sociales et du constructivisme. Des parents – autre paradoxe – qui, tout en déplorant l’absence d’exigences du système scolaire, deviennent vite procéduriers et prompts à enrichir les cabinets d’avocats dès que ces exigences, pour peu qu’il en reste, s’exercent à l’encontre de leurs intérêts immédiats, lors même qu’ils les acceptent sans problème appliquées dans d’autres lieux que l’école. Former des sportifs pour retrouver des étudiants dignes de ce nom n’est effectivement pas le moindre des paradoxes. Certains en ont rêvé, Genève l’a fait!

Commentaires

  • Tu oublies, Pierre, de dire à qui on a confié la direction et la gestion de la classe de sportifs d'élites au C.O. des Grandes-Communes...

  • En vérité, je te le dis, je ne m'en souviens plus, pour autant que je l'aie su un jour. En ce temps-là, mes préoccupations diurnes devaient être plus éthérées et universitaires, et mes préoccupations nocturnes plus immédiates et primaires...

  • Un grand merci pour cette magnifique démonstration.Il faut savoir que les professeurs qui s'opposent à la crétinisation des élèves s'exposent à en subir les conséquences: mobbing organisé par l'institution,avec les conséquenes physiques et morales que l'on peut imaginer.

  • Bonjour,

    Question : dans ces classes de "sportifs d'élite" n'y a-t-il pas mélange de tous les sports, et même des artistes en tout genre? N'ont-elles pas été créées pour permettre l'exercice de sports ou d'expression artistique (danse, musique, ...) de haut niveau ? (Voir ce document officiel : http://www.geneve.ch/co/orienter/sport.html )

    Je ne vois pas bien de quelle homogénéité de compétences scolaires vous parlez. Est-ce que la priorité de ces élèves (et de leurs parents) n'est pas plus la réussite sportive ou artistique, plutôt que la réussite scolaire, au grand désespoir de leurs profs? L'élite dont vous parlez n'est-elle pas sportive ou artistique, et pas du tout scolaire? Les élèves ne sont pas sélectionnés et regroupés en fonction de leurs résultats scolaires, mais de leurs engagements au niveau sportif ou artistique, non?

    Vous avez des très bons sportifs, même d'élite, qui sont des cancres à l'école et d'autres (rares) qui arrivent à juguler les deux niveaux d'exigences.

    Y a-t-il en Suisse et à Genève une vraie offre "Sports Etudes" ou "Arts-Etudes" comparativement aux autres pays ? Existe-t-il des études qui ont examiné le taux de réussite scolaire/sportive/artistique des élèves ayant suivi cette filière ? Ce serait intéressant de pouvoir les consulter.

  • Magnifique tableau de la réalité scolaire courante!

    J'ai souvent observé avec amusement cette soumission absolue, tintée d'une certaine fierté, aux exigences du sport chez des élèves prompts à refuser avec force des contraintes semblables posées par l'école!

    Exiger que l'enfant apporte ses affaires d'étude en classe c'est un crime de lèse colonne.

    Mais le sac de sport qui fait trois le volume et le poids du sac d'école est bien toléré, lui, par les dos fragile du petit!

  • Pierre, il s'agissait d'un jeune prof. appelé Frédéric Wittwer.

  • Je crois que vous oubliez un élément très important: tout le monde admet très facilement une supériorité sportive du au talent et au travail, peu de gens admettent de bon coeur une supériorité intellectuelle acquise de la même manière.

  • Je crois que vous oubliez un élément très important: tout le monde admet très facilement une supériorité sportive du au talent et au travail, peu de gens admettent de bon coeur une supériorité intellectuelle acquise de la même manière. C'est encore plus patent aux Etats-Unis, où les bons étudiants, les professeurs et les spécialistes des différentes disciplines intellectuelles sont systématiquement ridiculisés d'une manière ou d'une autre par le bon peuple, la presse et la plupart des présidents.

  • A Genève, il est bien dommage qu'après le CO, rien ne soit prévu pour les sportifs "d'élite" je dirais les sportifs qui s'entraînent beaucoup. Au niveau du CO, j'ai trouvé que la classe sportive était bien organisée, que le niveau était bon. Ma fille qui a fréquenté la classe sportive de la Florence pendant 3 ans n'a eu aucune peine à intégrer le collège, aucune peine pour sa matu et aucune peine pour sa licence. J'ai pu constater que quasi tous les élèves qui étaient avec ma fille dans cette classe ont poursuivi et réussi leurs études correctement. Il est bien révolu le temps ou les jeunes étaient ou sportifs ou intellectuels. Ils sont bien assez intelligents pour gérer.

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