Choses promises ne sont pas dues (19/04/2009)
Par Pierre Béguin
Les Choses (1965), le premier roman de Georges Perec, met en scène un jeune couple, incarnation du bovarysme moderne: Jérôme et Sylvie se situent dans un état social intermédiaire, entre prolétariat et bourgeoisie. Possédés par le désir de posséder, ils tendent vers la bourgeoisie dans leurs aspirations, sans consentir ni aux efforts pour y parvenir, ni à l’envie de s’y laisser assimiler. Et l’immensité même de leurs désirs les effraie, les paralyse. Prisonniers de leurs contradictions, ils éprouvent un malaise qui grossira jusqu’à la nausée. Perec place la technique descriptive au service d’une véritable radiographie: les fantasmes même du couple sont phagocytés par le conditionnement publicitaire et culturel, le cinéma et la presse surtout. D’où une démonstration d’inspiration marxiste (Marx est d’ailleurs cité en épilogue) où l’argent, le capital, est à la fois ce qui pèse sur les conduites et fausse les aspirations. Jérôme et Sylvie succombent, non pas à la richesse, mais aux signes de la richesse qu’ils aiment avant d’aimer la vie, submergés par l’ampleur de leur besoin, le luxe étalé, l’abondance offerte. L’économique les dévore tout entiers. Incapables de résister à l’injonction immédiate, de métaboliser leurs pulsions, captifs du conditionnement publicitaire qui court-circuite toute réflexion et pousse à l’acte immédiat, ils cèdent au «tout, tout de suite», sans jamais atteindre à la maturation élémentaire qui leur ferait entrevoir, dans les frustrations inévitables, des promesses de satisfactions futures. Jeunes adultes, ils ne sont en réalité jamais sortis de l’infantile, confondant caprices et désirs, désirs et nécessités, comme ces enfants qui, empêtrés dans leur narcissisme initial, sont toujours tentés par le passage à l’acte, faute de savoir nommer leurs désirs ou de pouvoir les inscrire dans une rencontre avec l’autre. Bref, Jérôme et Sylvie sont l’incarnation de l’individualisme libéral consumériste incapable de fabriquer du collectif ou même de s’impliquer dans un projet qui dépasse l’expression épidermique de leurs névroses.
J’ai songé à ce roman de Georges Perec en lisant récemment, dans la Tribune, un article soulignant la volonté de la droite, appuyée par les milieux économiques – volonté déjà maintes fois exprimée (c’est qu’ils sont têtus les bougres!) – d’autoriser l’ouverture des magasins jusqu’à 20 heures la semaine et quelques dimanches par année (pour commencer). Il est inutile de revenir sur les conséquences désastreuses qu’impliquerait cette ouverture sur la vie de famille, au moment où le soutien à la parentalité devrait être une priorité politique – n’en déplaise à ce jeune député PDC (vous savez, le PDC, c’est ce parti qui soutient les familles dans ses slogans électoraux mais qui ne fait en réalité jamais rien pour elles) qui prétend sans rire que cette ouverture permettra aux familles de concilier un travail qui finit de plus en plus tard avec la nécessité de faire ses courses (Chouette! On va pouvoir consommer en famille! Ça c’est de l’éducation! De quoi endiguer le déferlement de l’infantile…) Il faudrait plutôt oser se demander, comme le fait implicitement Perec, si l’éducation à la démocratie et la toute-puissance du marché sont compatibles. Si la frénésie consumériste, la pulsion d’achat, devenue le moteur unique de notre organisation socio-économique, peut produire autre chose que des enfants réduits à l’injonction de l’immédiat, avec une télécommande greffée au cerveau. Au-delà des arguments, c’est une prière qu’il faut adresser aux milieux politico-économiques:
Messieurs les députés, laissez-nous un jour par semaine, un jour entier pour flâner, pour s’amuser, pour penser, pour se construire hors du diktat consumériste, un jour pour s’inscrire dans un projet individuel ou collectif loin de toute pulsion d’achat, un jour pour faire contrepoids aux caprices mondialisés, un jour pour comprendre qu’il n’y a de désir possible que dans la construction de la temporalité, un jour, un jour seulement, pour croire qu’un bonheur demeure envisageable si on admet cette évidence que, dans notre vie – et contrairement à ce que veut nous faire croire la publicité –, choses promises ne sont pas dues. Un jour, un seul, parce qu’on le vaut bien…
08:38 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Excellent, mon cher Pierre! L'air du large t'a fait du bien. Et ta lecture des Choses (Lèche, ose! comme disait Perec quand on lui parlait du sens de son roman) est vraiment fine et juste. Je la garde en mémoire pour mes élèves. Parce qu'ils le valent bien!
Écrit par : jmo | 19/04/2009
Choses promises ne sont pas dues ...
Sont-ce des choses promises ou des choses qu'on fait miroiter à nos yeux crédules ? Dans ce cas, nous ne courons qu'après un reflet ...tant pis pour nous, si nous ne savons pas faire la différence ! Un jour de repos n'y changera rien , si tant est qu'on le passe en famille, ce jour de repos !
Ce septième jour, donné pour le repos dominical, (remarquez, au passage, que les donnes ont changé : les autres religions présentes préfèreraient un autre jour...) donc, ce septième jour ,le passait-on vraiment en famille ?
Souvent, femmes à l'église, au fourneau ,avec les marmots, hommes avec leurs amis ...Les enfants ? parfois seuls, plus seuls qu'en semaine ....
Vous rappelez-vous de JE HAIS LES DIMANCHES ??
Alors, je déplore comme vous la généralisation du travail du dimanche , mais il a toujours existé pour nombre de gens : hopitaux, ambulanciers, spectacles, restauration, transports, boulangers et pâtissiers et que sais-je encore !
...Ah! oui, le tourisme !!!
Pour condamner ce travail dominical, n'ayons pas d'arguments ...déjà "pipés"
ET puis, songez à une ville où tout serait fermé le dimanche ?
Quant à laisser aux gens le choix de leur jour de repos, ça paraît utopique et ne se ferait peut-être pas sans difficultés ; mais le travail du dimanche serait "choisi" et non imposé et remplacé (pas question de 7 jours de travail sur 7 ! d'ailleurs , depuis les 35h, c'est plutôt 5 jours/ 7 ) ...et MIEUX PAYE ce qui arrangerait bien des jeunes !
Et c'est là où le bât pourrait blesser : la loi semble faire des différences entre les régions, les métiers ...Il faut donner le texte ENTIER à tous ceux qui seraient concernés pour qu'ils puissent choisir en toute connaissance de cause .
La vie est comme un ruisseau, elle change, elle coule sans retour : chacun a droit à sa part de vérité : pour certains, c'est la nature en famille ou le recueillement, pour d'autres le clinquant ou le bruit, ou la foule ...
C'est aussi cela, la liberté : choisir ses entraves ...
Écrit par : anynome | 05/08/2009
Et puis, rêver, s'amuser, penser, se construire ou tout simplement flâner....toutes ces choses indispensables, mais pas toujours possibles ( qui fait le travail "invisible" à la maison ?)
toutes ces choses, on pourrait les faire n'importe quel jour , Non ???
Écrit par : anynome | 05/08/2009