Sport d'élite, étude de masse (18/01/2009)

Par Pierre Béguin

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Parmi les paradoxes édifiants croisés sur mon déjà long chemin d’enseignant, la notion de sportif d’élite n’est pas la moins signifiante. Au début des années quatre-vingts, c’est-à-dire depuis que le sport a définitivement cessé d’être une fête ou un jeu pour devenir une industrie rentable, le Département de l’Instruction Publique s’est fixé comme une priorité la création d’une section sportif d’élite – et cette concomitance ne doit rien au hasard ou à la coïncidence fortuite. Là, attention, c’est du sérieux! On ne lésine sur rien, à commencer par le choix du lexique. Le mot «élite» aurait dû faire frémir les bien-pensants des chaumières pédagogistes. Imaginez son pendant scolaire – «étudiants d’élite» – pour comprendre le tollé que cette priorité aurait pu provoquer dans le sot courant égalitariste qui nous inonde depuis quelques décennies. Ah, mais avec le sport, mon bon Monsieur, c’est différent, on ne plaisante plus! Lorsque seule la victoire est rentable, ce n’est pas à des Meirieu, ni même aux bons soins lénifiants du département des Sciences de l’éducation, que nous pouvons décemment confier la formation des futures gloires du sport helvétique, sans prendre le risque de ridiculiser la nation entière ou d’égaler péniblement les performances actuelles du Servette FC. Alors on se met à faire exactement le contraire de ce qu’on fait avec les études: on regroupe, on «homogénéise» les sportifs là où on «hétérogénéise» les écoliers, on aménage les horaires des sportifs en priorité et on oublie allègrement pour eux toutes les considérations égalitaristes ou sociales qui envahissent – et phagocytent – la sphère de l’enseignement. On «élitise» les uns par nécessité du succès, on «massifie» les autres sous prétexte de démocratisation. Tout ce qui est bon pour les premiers, curieusement, ne l’est pas pour les seconds. La logique, la sélection, la rigueur qui permettraient l’éclosion victorieuse des uns se révéleraient inopérantes, injustes, scandaleuses pour les autres. Preuve que, lorsque l’on vise l’excellence et les résultats tangibles, on procède exactement à l’inverse des réformes qui détruisent sciemment l’enseignement public.

Mais pourquoi cette distinction? Parce que le sport répond à deux nécessités du monde moderne: il génère une industrie rentable tout en confortant, en cas de succès, l’image de la nation et le pouvoir de ses dirigeants, et il participe, aux côtés des médias et du show-biz, comme la machine à décerveler d’Ubu, aux divertissements abêtissants permettant d’amuser tous les frustrés de la planète dont la mauvaise humeur menacerait de se réveiller à tout instant si elle était confrontée subitement au vide, ou même au silence. Objectifs essentiels pour la stabilité du système. Alors que les études n’ont pour mission que de fournir, outre une majorité d’abrutis consuméristes, une petite minorité d’élites scientifiques, techniciennes et managériales, seule indispensable au bon fonctionnement du système. Et tout le monde sait que cette élite se formera envers et contre toutes les réformes les plus crétinisantes.

La grande absurdité, au fond, c’est qu’il faut maintenant encourager les parents à inscrire leurs enfants dans des clubs de sport ou, bien entendu, dans d’autres activités comme la danse ou la musique – mais dans tous les cas dans des activités extra scolaires – pour que ces derniers apprennent la rigueur, la discipline, la faculté de projection, la technique, la volonté, la frustration parfois, nécessaires à la réussite des études et que l’école a évacuées sous le prétexte des inégalités sociales et du constructivisme. Des parents – autre paradoxe – qui, tout en déplorant l’absence d’exigences du système scolaire, deviennent vite procéduriers et prompts à enrichir les cabinets d’avocats dès que ces exigences, pour peu qu’il en reste, s’exercent à l’encontre de leurs intérêts immédiats, lors même qu’ils les acceptent sans problème appliquées dans d’autres lieux que l’école. Former des sportifs pour retrouver des étudiants dignes de ce nom n’est effectivement pas le moindre des paradoxes. Certains en ont rêvé, Genève l’a fait!

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