Par Pierre Béguin
Une source particulièrement bien placée m’informe que les CFF obtiendront, au mois de décembre, l’autorisation de mettre en œuvre le fameux projet CEVA, ce projet centenaire de liaison ferroviaire Cornavin – Praille – Eaux-vives – Annemasse. Le plus étonnant dans cette affaire n’est pas tant le projet lui-même que l’incroyable silence politique qui accompagne sa mise en œuvre et sa future réalisation. Alors que les précédentes entreprises d’envergure sur le territoire genevois (autoroute de contournement, Stade de Genève, traversée de la Rade) ont fait l’objet de nombreux débats citoyens, pour le CEVA, rien à voir, circulez! De toute évidence, l’échec en votation de la traversée de la Rade a échaudé nos politiciens qui, retenant la leçon, veulent cette fois passer en force et en silence, contre tout respect démocratique. Même l’initiative alternative au CEVA, déposée dans les règles ce printemps, a nécessité cinq mois d’examen pour en valider les signatures, et pourrait être considérée comme non recevable sous prétexte qu’elle intervient bien après une information au public et aux intéressés, paraît-il, largement diffusée. Bel exemple de mauvaise foi crasse! Posez la question autour de vous et vous constaterez qu’une bonne moitié des genevois ignore totalement de quoi il retourne et qu’un bon nombre de l’autre moitié croit qu’il s’agit d’un projet des TPG. Soyons clair! Le CEVA est un projet des CFF dont la fonction première n’est pas de soulager le trafic genevois mais d’établir une liaison entre les réseaux ferroviaires nord et sud au niveau de Genève. Donc, à ce titre, il serait plus juste de dire que ce n’est pas Berne qui finance un projet genevois à hauteur de 60% de ses coûts mais que c’est Genève qui finance un projet de la Confédération à hauteur de 40%. Quel que soit, par ailleurs, le profit supposé que Genève tire de cette réalisation. Après tout, que je sache, ni les Bernois ni les Valaisans n’ont participé spécifiquement au financement du Loetschberg, même s’ils en sont les premiers bénéficiaires.
Certes, mon opinion est anecdotique, elle n’a guère plus de valeur qu’une autre, et réciproquement d’ailleurs. L’important est que toutes ces opinions trouvent leur plate forme pour s’exprimer et qu’une véritable information ait lieu. Sinon, ce projet, qui engage le canton dans ses choix financiers et stratégiques en matière de transport public pour des dizaines d’années, restera confisqué par les idéologies partisanes, le lobby de la construction, dont on a déjà par le passé mesuré l’énorme pouvoir et ses conséquences catastrophiques, les syndicats intéressés, voire les CFF qui, outre tous les avantages qu’ils retirent de cette opération, verront comme par hasard leurs terrains de la Praille bénéficier d’une plus value inespérée.
Oui, mon opinion est anecdotique, mais j’ai heureusement le droit, n’en déplaise à certains, de m’interroger et d’attendre des réponses à mes questions de la part de nos élus, M. Cramer en tête. Par exemple :
- Pouvez-vous m’expliquer comment vous pouvez, logiquement, prétendre que la liaison CEVA est vitale à la mobilité genevoise et, dans le même temps, prévoir le déficit de son exploitation et vous engager – disons plutôt engager les citoyens sans les avoir consultés – à combler annuellement ledit déficit? Nouveau cadeau aux CFF certes, mais n’est-ce pas avant tout une manière de reconnaître à l’avance l’insuffisance du projet, pour ne pas dire son inutilité?
- Pouvez-vous m’expliquer pourquoi, alors que la droite recommence à taper du pied et à frétiller de tous ses membres pour une traversée de la Rade – et qu’on sent bien qu’elle va nous faire une crise si elle n’obtient pas satisfaction – vous ne leur donnez pas raison en conjuguant liaison Cornavin – Eaux-vives avec traversée autoroutière de la Rade (en tunnel, svp!)? Enfin un projet fédérateur! (Mais c’est une spécialité de la politique genevoise de ne jamais fédérer le bon sens commun sur un projet et de revendiquer le droit de commettre sa propre erreur sous prétexte que l’autre a pu faire la sienne : «On vous a laissé le CEVA, donnez-nous la Rade!») Il n’est nul besoin de carte du canton, ni même d’être un spécialiste, pour comprendre que, s’il doit y avoir liaison Cornavin – Eaux-vives, la plus logique doit se faire par le tracé direct. Quitte à repousser le seul projet véritablement censé : un métro de ceinture.
- Pouvez-vous m’expliquer pourquoi, alors que les politiques et les responsables CFF jurent leur grand Dieu qu’aucun train de marchandises n’empruntera le tunnel Praille – Eaux-Vives, la construction dudit tunnel est prévue aux normes du transport de marchandises? N’est-ce pas une manière d’admettre ce que tout le monde sait : que, très vite, des trains de marchandises, dont on a déjà souligné, à propos de la proximité du Stade de Genève, le danger de certains chargements, passeront à foison en tunnel sous la ville. Plus qu’une idiotie, n’est-ce pas de l’inconscience?
- Beaucoup d’autres questions me taraudent l’esprit mais toutes se cristallisent dans cette interrogation ultime : pourquoi refusez-vous la plus élémentaire honnêteté qui consiste à admettre le débat public et à prendre le risque d’une votation pour légitimer un projet d’une telle envergure? Il en va de l’idée même de démocratie dans une République qui se glorifie pourtant de ses fondements démocratiques. Et cette défense-là vaut bien celle, plus symbolique, d’un 1e août au Grütli.
Oui, je sais, le peuple avait en son temps refusé le passage des 40 tonnes en Suisse : ce qui n’empêche pas ces derniers de sillonner les routes nationales jusqu’au col des Mosses : Et les cantons, via les impôts, de dépenser des centaines de millions à seule fin de renforcer leurs ponts et sécuriser leur tunnels pour permettre à des camions, que le peuple suisse avait démocratiquement jugés indésirables, de circuler librement… Quand une petite et stupide partie du peuple confisque la démocratie, des politiciens, à juste titre, s’indignent. Mais quand des politiciens et groupes de pression, toutes tendances confondues, confisquent la démocratie, le peuple se tait ou pense à autre chose. Et Genève prend des airs de République bananière…