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La bêtise des intelligents

Par Pierre Béguin

 

ecole2[1].jpg«Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt» écrit le philosophe écossais David Hume dans son Traité de la Nature humaine (1739). Manière de ramener les principes rationnels à des liaisons d’idées apprises et fortifiées par l’habitude ou l’éloignement. Et de fonder la raison comme instrument privilégié du calcul utilitariste et égoïste. En ce sens, cette citation pourrait servir d’explication à l’aveuglement ou à la sottise de certains dirigeants ou puissants de ce monde, aussi incapables de décoder les signaux inquiétants qui s’allument un peu partout (par exemple en Grèce, récemment) que ne l’étaient les aristocrates russes ou français à comprendre l’imminence de la révolution face à la misère du peuple.

Mais cette citation pourrait surtout servir de devise aux marchés financiers. Un trader spécialisé dans le forex (foreign exchange) me racontait comment il lui était arrivé d’espérer une guerre au Moyen-Orient – et de s’en réjouir le cas échéant – parce qu’elle allait immanquablement valoriser ses spéculations en devises. Et de s’amuser de l’explosion de joie d’un collègue, qui avait misé à terme sur une baisse du dollar, à l’annonce des ravages occasionnés aux côtes américaines dans le Golfe du Mexique par l’ouragan Katrina. Ainsi va le monde financier pour qui un gain immédiat vaut largement la destruction à court ou moyen terme de tout le système, quand ce ne serait pas de New York en entier pour autant que Wall Street soit épargnée. Un fonctionnement qui définit bien ce que le cinéaste Bunuel appelait la bêtise des intelligents, la plus redoutable de toutes les bêtises, dont le 20e siècle nous a montré à quelle monstruosité elle pouvait mener.

Commentant l’incroyable sottise des banquiers naufragés dans l’inondation des subprimes qu’ils ont eux-mêmes initiée, Pascal Couchepin semblait incriminer, sans vergogne, des études trop spécialisées, livrées aux diktats des pressions extérieures, modelées par le monde économique au point d’en devenir le reflet fidèle, et qui ne formeraient finalement que des machines à calculer sans la capacité de penser le monde de manière libre, consciente et autonome, au-delà de leur «utile propre» (Spinoza). Au fond, exactement ce que la plupart des enseignants, depuis des décennies, ne cessent de dire, de répéter, d’écrire, contre les pouvoirs économique et politique, Couchepin en tête, partout où l’école républicaine – institution véritable du souverain peuple, lieu préservé des modes et des intérêts économiques, où le futur citoyen s’instruit et forme en toute indépendance son autonomie et son sens critique – est mise à mal, pour ne pas dire à sac, partout où le savoir et la culture sont devenus suspects, partout où ceux qui s’obstinent à vouloir les transmettre sont traités d’affreux réactionnaires. C’est-à-dire partout. Certes, nous n’allons pas prétendre que des études humanistes, qui ne massifieraient pas l’ignorance de peur de produire une élite pensante et instruite, non assujettie a priori au monde économique, remettrait par enchantement le monde et la logique individuel à l’endroit, permettant naturellement à chacun de dépasser  son «utile propre» et de comprendre qu’une égratignure à son doigt vaut tout de même mieux qu’une destruction du monde entier. Encore une fois, le 20e siècle nous a montré que des hommes cultivés, à la sensibilité artistique, musicale, pouvaient très bien se transformer en monstres. Il n’en reste pas moins que, à l’inverse, une école qui ne serait plus qu’un simple rouage du modèle économique, où l’on confondrait information et enseignement, adaptation et connaissance, emploi et formation, une école dissoute dans la société civile et sa panoplie de supermarché où le productif seul définit les compétences et les qualités humaines, offrirait au système financier un terrain nettoyé de toute distance critique, de toute hauteur de vue et de toute forme de contestation. Considérer alors que la destruction du monde entier vaut mieux qu’une égratignure à son doigt est l’aboutissement logique d’une telle éducation. Le paradoxe, c’est que cet acharnement à détruire les valeurs de l’école républicaine et laïque vient précisément de ceux qui en sont issus, que cette volonté de supprimer les futurs premiers de classe a pour agents volontaires les anciens premiers de classe qui ont su faire valoir leurs titres pour accéder à la position dominante. Voudraient-ils là aussi asseoir leur pouvoir en éradiquant toute forme de contestation future? Quitte à détruire le système entier plutôt que de risquer une égratignure à leurs prérogatives?

Il faudrait savoir par quelle tortueuse logique les sociétés évoluées, à partir d’un certain degré de civilisation, se mettent invariablement à œuvrer dans le sens de la destruction des valeurs même qui ont fondé leur évolution (une thèse développée par exemple dans le merveilleux film de John Boorman Excalibur). La liquidation programmée de l’école républicaine laïque et gratuite, appuyée, consciemment ou non, par une grande majorité des citoyens, par les médias et les partis politiques en est une représentation édifiante (une bonne partie de la gauche, et certains enseignants avec, n’ont toujours pas compris qu’on se servait de leurs dogmes égalitaristes pour imposer des réformes dont la fonction première est, non pas de réformer le système, mais d’activer son déclin; à Genève, on en sait quelque chose). Et le futur «chèque formation» attribué aux écoles privées constitue une étape décisive dans ce processus de destruction organisée visant toute forme de résistance au pan économique. Au final, quelles que soient les raisons avancées, tous sont prêts à détruire le système plutôt que d’égratigner leurs intérêts, leurs a priori, leurs ressentiments, leurs frustrations, leurs préjugés, leur égoïsme, leur dogme. Appelons cette logique la bêtise des intelligents, et rappelons qu’elle est, entre toutes, la plus redoutable…

Commentaires

  • Bonjour !
    Très intéressante lecture, merci !
    C'est peut-être à partir de là que les parents d'élèves genevois devraient se poser cette question déterminante pour les prochaines élections au Conseil d'Etat:
    "Charles Beer est-il très intelligent ou très bête ?"
    Hélas pour lui, quelle que soit la réponse...

    :o)

  • Oui, beau texte, entièrement d'accord, sauf que l'intelligence c'est justement d'avoir compris et d'être capable d'une telle analyse.

    L'intelligence, c'est être capable d'empathie, et in fine ceux qui ne pensent qu'à eux-même ne sont que des salopards. Personne ne dira - j'espère - qu'un être égoïste ou cupide est quelqu'un d'intelligent. Retors, fourbe, dissimulateur, manipulateur, sans scrupules, certes oui, mais pas intelligent.

    Les réformes, c'est selon le mot connu changer pour que rien ne change. Et surtout promouvoir la carrière de ceux qui les introduisent.

    A Genève, le socio-constructivisme est le fait d'une minorité de gourous qui ont noyauté le département aux postes de formation.


    "l’imminence de la révolution face à la misère du peuple."

    Cette dernière est en bonne voie. Nous ne sommes qu'au début. Comment le monde en sortira-t-il? Par la guerre, civile ou mondiale, ou par la révolution?


    La question que chacun devrait se poser:
    Qu'ai-je fait pour rendre ce monde meilleur? Objectivement.

  • Implacable démonstration, mon cher Pierre! Il faut se méfier autant de la bêtise des intelligents que de l'intelligence des bêtes! Souvent bien supérieure à la nôtre…

  • "Personne ne dira - j'espère - qu'un être égoïste ou cupide est quelqu'un d'intelligent."
    Bien sûr, Johan, qu'il peut l'être, et c'est d'autant plus dangereux qu'il peut faire servir son intelligence à la satisfaction de son égoïsme et à l'assouvissement de sa cupidité. L'intelligence, c'est la faculté de comprendre. L'égoïsme et la cupidité sont des traits de caractère. Le premier a à voir avec les capacités, les seconds avec la morale, ce sont deux niveaux différents.

  • C'est trés en retard que je lis " la bêtise des intelligents" ...
    Beau sujet d'examen ! Un peu "casse-g..." quand même !
    oui ......l'intelligence semble s'engourdir , quand le pouvoir s'affirme , ou quand on a peur de le perdre , ce pouvoir chèrement acquis ! comme s'il excusait ou permettait tout ...
    Alors , tout semble bon pour le garder , pour ne pas le partager : et l'on raisonne ds l'abstrait , on oublie le contexte , on perd conscience de la réalité , au besoin en balayant tout ,
    - comme sur la scène d'un guignol où les gens ne seraient que des marionnettes
    - comme sur un écran où les personnes ne seraient que robots !!!

    Oui , mais voilà , dans notre monde bien réel , personne ne se relève d'une mort programmée !!!!
    Ne serait-ce pas une addiction nouvelle , cette insensibilité , cette fuite dans ...au fait , ds quoi ? ds un monde parrallèle ???
    Cela expliquerait-il que parfois notre élite - quel que soit le pays - n'arrive pas à voir plus loin que le bout de son nez ?
    Mais si nous en sommes là , pauvres de nous !
    Je préfère encore penser à un égoïsme forcené , plus facile à éradiquer .

    J'ai des oeillères ? c'est bien possible ! Mais , si nous enlevions nos oeillères, il faudrait s'attaquer aux prédateurs ! ET QUI en a vraiment envie ??
    Pot de terre contre pot de fer ?
    En somme , nous laissons faire , nous sommes tous un peu responsables !
    ********
    PS : pour garder un pied dans la réalité , à une toute petite échelle, on pourrait instituer un stage obligatoire à toute personne en charge d'un certain pouvoir politique ou économique :
    un mois , un tout petit mois , sans autre ressources qu'un salaire de base et sans aide extérieure !
    Je sais , je sais , je nage en pleine utopie !!!!!!

  • De grâce augmentez la taille de vos caractères quand vous publiez, et goûtez, je vous y convie, aux délices de l'île du Grand Jean-Jacques, incontournable chronique du jour sur http://barondecuir.blog.tdg.ch

    Bien cordialement

    Ali GNIOMINY

  • Initialement, ce ne sont ni intelligents, ni bêtes que le système se sert de tools pour enrichir ses actions. On dit jamais deux finances sans trois foreign en ligne alors profitons en bien.

  • L'illustration est excellente, et le billet savoureux.

  • Bonjour, bravo pour la qualité de vos articles, mais pour la mise en page, de grâce, pouvez-vous sauter une ligne à chaque paragraphe ? Merci d'avance et encore bravo pour votre travail !

  • This is a great blog posting and very useful. I really appreciate the research you put into it..

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