Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ça nous énerve - Page 2

  • DIP: après le latin, la littérature?

    Par Pierre Béguin

    Enseignementlittérature.PNGBlogres est avant tout un blog littéraire. En ce sens, il défend la littérature. Et cette défense commence par l'école. A plus forte raison quand celle-ci marche sur la tête.

    Pourquoi ces tautologies en guise d'introduction? Parce qu'après les menaces qui pèsent sur le latin, voici venues celles qui visent l'enseignement des langues vivantes. Si le latin possède heureusement ses ardents défenseurs, si la presse a servi opportunément de caisse de résonnance contre les attaques régulières dont il est victime, les pressions qui s'exercent maintenant sur la conception même de l'enseignement des langues vivantes sont beaucoup plus discrètes, pour ne pas dire sournoises. De quoi s'agit-il?

    Je l'ai déjà écrit sur ce blog (cf. extension des nouvelles tyrannies II), le nouveau joujou du DIP, sa pierre philosophale actuelle, c'est l'uniformisation. Uniformiser certes, me direz-vous, mais selon quelle norme? La norme européenne, voyons! Il faut être le plus euro-compatible possible. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de mettre en adéquation nos programmes d'enseignement des langues vivantes (anglais, allemand, italien, espagnol) avec le cadre européen (ou, pour dire les choses plus crûment, il s'agit de faire aussi mal que les autres, à savoir de trouver le PMDC, le Plus Mauvais Dénominateur Commun). En ce sens, des organismes, des commissions, des instruments sont régulièrement constitués. Parmi eux, le CECR. A savoir, le Cadre Européen Commun de Référence, dont le libellé indique assez clairement l'objectif. Initialement, le CECR se voulait un instrument essentiellement descriptif, se limitant à encourager le questionnement pédagogique et à faciliter les échanges d'informations entre praticiens et apprenants. Bien entendu, le glissement de la fonction descriptive à la fonction prescriptive était prévisible. Nous n'avons pas été déçu, comme souvent avec le DIP lorsqu'il s'agit de soutenir le pire. Car le CECR menace maintenant de devenir l'instrument de référence. Ainsi, les directeurs/trices du Collège de Genève semblent avoir récemment admis l'idée que le CECR doit servir de cadre référentiel à l'enseignement des langues vivantes.

    Et c'est bien là le problème. Car le CECR milite pour une dimension purement utilitaire de l'enseignement des langues, à l'exclusion de sa dimension culturelle et littéraire, reléguée à une sous-catégorie de «congé et loisirs», une sorte de supermarché où elle côtoie, sur les rayons «thèmes de communication», les achats, la nourriture et la boisson. Une conception donc uniquement axée sur la pragmatique langagière, aux antipodes de toute incitation réflexive et analytique, à des années lumière des principes et des valeurs qui ont toujours régi la maturité gymnasiale, et selon lesquels l'enseignement des langues doit s'inscrire clairement dans un cadre élargi de culture générale et d'exercice de développement de la pensée.

    Car dans l'enseignement de l'ignorance, dès qu'on entend le mot «culture», on sort son pistolet. Attention! Le moins possible de littérature! Cela pourrait contribuer à la maturité d'esprit et à la liberté de jugement. Le DIP doit se convertir en une gigantesque machine à décerveler, semblable à celle d'Ubu, capable de produire en masse une foule d'abrutis consuméristes se vautrant dans les divertissements les plus abêtissants et ne pouvant produire que des énoncés basiques. Alors focalisons l'enseignement des langues uniquement sur des activités communicationnelles, si possible dans des cadres d'énonciation à dimension commerciale, au détriment des contenus culturels, aussi dangereux qu'inutilement dispendieux! Avec en sus le label euro-compatible comme caution!

    Tel est un des débats qui agitent les coulisses du DIP. Un débat qui n'est pas encore sur la place publique mais qui pourrait y venir par la politique du fait accompli si l'on y prend garde. La place publique, l'agora, maintenant, c'est aussi, et surtout, la blogosphère. Alors je pose la question: enseignement des langues portant sur une dimension essentiellement utilitaire, pragmatique, avec des énoncés situationnels à résonnance commerciale? Ou enseignement des langues incluant la dimension culturelle, littéraire, avec incitation réflexive et analytique?

    Bon! Dite en ces termes, me direz-vous, la question reste purement rhétorique. Celle qu'on devrait plutôt se poser consisterait à savoir comment des personnes qui ont bénéficié d'un enseignement qualitatif se profilent en prédateurs des valeurs et des principes qui les ont hissés au niveau enviable où elles peuvent maintenant détruire l'instrument même de leur ascension. Non! Ce n'est pas pour rester les seules. Mais par opportunisme, par carriérisme. Exactement comme en politique! Les soutiens et les arrangements entre partis faisant le reste. Depuis plus de trente ans que je fais les cents pas dans ce département (et non pas, hélas, les quatre cents coups!), j'ai observé le mécanisme à maintes reprises: dès qu'une personne, à quelque échelon qu'elle se trouve, soutient une idée souvent délirante, parfois judicieuse, mais qui vole dans l'air du temps, c'est avant tout pour s'en servir. Si l'idée passe, son défenseur passe avec. Et un échelon de gravi, un! Le problème, c'est que l'idée reste et qu'il faut ensuite s'en accommoder. Voilà pourquoi les mauvaises idées rencontrent toujours leurs thuriféraires, voilà pourquoi il se trouve au Collège de Genève des défenseurs bien placés d'un appauvrissement de l'enseignement des langues vivantes, voilà pourquoi certains militent pour une évacuation de la dimension culturelle au profit d'une finalité essentiellement pragmatique. S'ils ne croient pas à l'idée, ils parient sur son pouvoir ascensionnel.

    Chez l'être humain, la vanité est l'arme principale des mécanismes de prédation. Et si, à ce niveau, nous sommes tous plus ou moins armés, il en est de plus dangereux qui possèdent un véritable arsenal. Avec, souvent, la frustration en guise de détonateur...

  • Du côté des Cherpines

    Par Pierre Béguin

    Entre dogmatisme, ignorance, mesquinerie et intérêt, on entend beaucoup d'âneries sur la zone des Cherpines-Charrottons qui fera, le 15 mai prochain, l'enjeu d'une votation sur son déclassement. Celui qui a pris le temps d'aller voir sur place pour effectuer un véritable état des lieux devra remiser l'argument qui repose sur la préservation de «terres maraîchères uniques dans le canton»...

    Cette zone fut le terrain de jeu de mon enfance. Il me semblait que j'en connaissais chaque motte de terre. Car il n'y avait alors, à part quelques fermes ou maisons, que des terres cultivées sur lesquelles, il faut bien le dire, les enfants n'étaient pas vraiment les bienvenus. On a d'abord déclassé en zone industrielle la partie entre route de Base et route de Saint-Julien (eh oui! la plaine de l'Aire et ses «merveilleuses terres agricoles» ne s'arrête pas à la route de Base). Pendant des années, seuls l'usine l'Oréal et le garage Renault sont venus s'y implanter. Puis, dans les tristes années 80, dans l'indifférence générale pour ces fameuses «terres maraîchères exceptionnelles», on y a spéculé, on a bétonné tous azimuts, on y a laissé des surfaces commerciales vides et des trous énormes à l'abandon dès le début de la crise immobilière. Pas un cri, pas une indignation contre ce saccage! (Certes, ces industries font maintenant la richesse de la commune, qui s'en plaindrait?) Côté sud-est de la route de Base, tout a été construit en immeubles et villas. Idem côté Grand-Lancy dans le prolongement des Fraisiers. A ma connaissance, sans opposition, pour le moins sans votations.

    Pendant ce temps, dans la zone Cherpines-Charrottons précisément, on a aménagé des terrains de sport, de tennis, sans que personne ne s'élève contre la perte de terres cultivables. Même chose tout récemment avec les écoles de Commerce et de Culture générale. Entre temps, un Garden Center, avec un grand parking pour la clientèle, est venu s'ajouter à la marbrerie et aux deux carrosseries (qui, elles, occupaient les lieux bien avant le classement en zones) dans le prolongement des dépôts industriels de quelques entreprises de bâtiments bien genevoises qui ont longtemps entreposé leur matériel - bulldozers, grues et échafaudages en tête - sur «les belles terres arables» en toute illégalité et toujours dans l'indifférence générale. Un entrepôt, d'ailleurs, existe toujours, comme pour montrer que, «sur les plus belles terres maraîchères genevoises», tout peut pousser, à commencer par la ferraille et les gravats (je vous invite à aller visiter l'entrepôt; c'est facile pour garer sa voiture: il se trouve dans le prolongement du parking et de la marbrerie). Quant aux quelques maisons qui s'élevaient là dans mon enfance, elles ont été rénovées, elles se sont agrandies, des jardins privés ont poussé partout avec pleins de clôtures et de gazon, aux dépens de «terres maraîchères uniques dans le canton», au point que, si je confronte mes souvenirs avec la réalité actuelle, j'ai l'impression qu'elles se sont multipliées. Impression fausse de toute évidence puisque personne n'aurait pu obtenir de permis de construire dans cette zone de «terres agricoles exceptionnelles» - c'est fou néanmoins ce que les souvenirs nous trahissent! Car, voyez-vous, je jurerais que certaines maisons n'y étaient pas avant! Heureusement qu'on peut compter maintenant sur leurs propriétaires pour défendre ardemment «ces terres maraîchères qu'il faut à tout prix préserver» et qu'ils ont été les premiers à annexer à grands coups de gazon et de briques pour leur espace de vie personnel (cela dit, si j'étais à leur place, nonobstant l'incroyable paradoxe, j'aurais adopté la même position, tant cet espace paradisiaque mériterait d'être préservé au seul profit de ceux qui en jouissent).

    Mais que sont mes terres agricoles devenues, que j'avais de si près tenues, et tant aimées? Elles ont été trop clairsemées (merci Rutebeuf) entre espaces privés, commerciales, publics. Au point qu'elles ne doivent guère constituer maintenant beaucoup plus d'un tiers des 58 hectares restants. Et encore, en fait de «terres maraîchères», on y voit principalement des champs de blé, des pépinières et même des terrains en friche depuis des années sur lesquels ne poussent que les subventions de Berne (que voulez-vous, la terre est si basse et rapporte si peu, les légumes importés étant tellement moins onéreux!) Je m'y suis promené hier à la recherche de mes souvenirs. En cherchant bien, j'ai tout de même trouvé 50 m2 de carottes, quelques plants de salades et 4 ou 5 tunnels...

    Alors, moi, vous comprenez, quand j'entends ceux qui viennent maintenant s'indigner d'un bétonnage de 58 hectares «de magnifiques terres maraîchères» que, bientôt, plus personne - et surtout pas eux - ne voudra cultiver, je me dis qu'ils se foutent vraiment de notre gueule! De terres maraîchères aux Cherpines, il n'en reste presque plus. Que ne se sont-ils indignés plus tôt? Car la zone Cherpines-Charrottons, actuellement, ne ressemble à rien. Ce n'est plus une zone agricole, ce n'est pas une zone de logements. Et moi, comme Musset, je pense qu'«une porte doit être ouverte ou fermée». Soit on rend vraiment cet espace à l'agriculture, soit on l'ouvre à l'habitation. Mais je gage que, si le déclassement est refusé le 15 mai, les vainqueurs se garderont bien d'exiger le retour de cette zone à l'agriculture maraîchère; un retour, me direz-vous, en grande partie impossible... Qui sait? peut-être les propriétaires pousseront-ils l'argument de la préservation «des terres maraîchères exceptionnelles» jusqu'au bout de sa logique en acceptant l'expropriation de leurs jardins engazonnés pour les restituer à cette fonction première qu'ils défendent? (Bon, moi, j'avoue, si j'étais à leur place, je me contenterais de préserver mes nains de jardin de l'envahisseur.) Donc pas de logements certes, mais pas de salades non plus! Genève, en somme! Alors adieu cabus, artichauts, cardons, choux-fleurs de mon enfance! Vous n'existez plus aux Cherpines que dans les arguments fallacieux de quelques intérêts mesquins et dans l'idéologie de quelques verts citadins bien logés. L'Union Maraîchère de Genève ne s'y est d'ailleurs pas trompée qui soutient le déclassement de la zone.

    Quelle que soit l'issue des votations, l'histoire des Cherpines-Charrottons aura illustré une des grandes curiosités de ce canton: on peut presque tout faire de son territoire dans l'indifférence générale, sauf construire des logements (ou des routes) que, par ailleurs, tout le monde réclame à corps et à cris. Genève est décidément un lieu bien étrange, peuplé de gens bien singuliers. Un partisan d'Allende qui défilait devant la Moneda de Santiago avait écrit sur une pancarte: «Ce gouvernement est bordélique, mais c'est mon gouvernement». Presque 40 ans plus tard, je lui emprunte sa formule en guise de conclusion: «Genève est bordélique, mais c'est mon canton...» Hélas!

     

  • Extension des nouvelles tyrannies

    Par Pierre Béguin

    Pour les enseignants, l'Email professionnel s'appelle EDU. Oui, je sais, c'est moche. Mais comme l'Email qu'il désigne l'est aussi, on peut au moins dire que c'est approprié. Moi, EDU, ça me rappelle un des premiers feuilletons que j'ai vu à la télévision dans ma prime enfance: Monsieur ED, le cheval qui parle. Il y était donc question d'un cheval, un vrai, qui parlait, qui riait en découvrant ses gencives, laissant apparaître alors ses énormes dents. Et donc, bien évidemment, celui dans la classe qui possédait la plus belle paire de dents se voyait immédiatement affublé du surnom de Monsieur ED. En général, il le supportait très mal...

    Donc, comme Monsieur ED le cheval qui parle, EDU parle. Ça ne rit pas, mais ça parle. Et ses dents sont acérées. Chaque fois que je consulte l'abominable «boîte EDU» - bien trop souvent pour moi mais pas assez pour mes collègues et mon employeur - une interminable liste de messages en caractères gras, pour bien me montrer que je ne les ai pas encore consultés et que je devrais m'en sentir coupable, défilent sous mes yeux dépités ou irrités selon mon humeur. Les trois quart des messages sont purement informatifs et ne revêtent aucun intérêt. Les autres, noyés dans la masse d'où ma patience doit les extraire, sont urgents. Car telles sont les caractéristiques essentielles d'un Email professionnel: c'est un fourre-tout bordélique à souhait que l'usager doit sans cesse remettre en ordre, c'est inutilement chronophage et c'est une tyrannie quotidienne par l'urgence qu'il impose.

    - As-tu lu le message que je t'ai envoyé sur EDU ce matin?!

    - Comment! Vous n'avez pas consulté votre «boîte EDU» aujourd'hui!

    - T'as oublié la réunion! Pourtant, ça fait deux jours que la convocation figure sur ton Email! Faut consulter ta «boîte EDU» de temps en temps!

    Et ces mots «boîte EDU» provoquent immanquablement le même effet sur mes nerfs que les mots «vin chaud» ou «planter de bâton» sur ceux de Jean-Claude Dusse - les initiés comprendront, les concernés se méfieront, les autres passeront immédiatement au paragraphe suivant...

    C'est comme ça dans les salles des maîtres (et ailleurs aussi, je suppose). Au point que, avant de saluer mes collègues le matin, je leur demande d'abord, narquois, s'ils ont consulté leur «boîte EDU». Eh oui! Ce qu'on demande surtout à un prof, maintenant, c'est de bien fermer sa gueule et de bien ouvrir sa «boîte EDU». Quitte à consacrer une bonne demi-heure quotidiennement à cet appel d'air d'informations dans lequel s'engouffrent surtout les plus inutiles ou les plus polluantes.

    Mais, davantage que la perte de temps, c'est la tyrannie qu'exerce sur l'employé un Email professionnel qui est redoutable. Un copain employé de banque me racontait qu'il n'est pas rare que des messages urgents (entendez: pour lesquels l'émetteur exige une réponse urgente, c'est-à-dire tous) soient envoyés après 20 heures. En cas de non réponse immédiate, on sait que vous n'êtes pas friand d'heures supplémentaires. Et un mauvais point! Un! L'Email, c'est l'œil de Moscou sous l'apparence trompeuse d'une technologie qui devrait - nous dit-on - nous faciliter l'existence mais qui nous l'empoisonne copieusement. Je vous parie que, bientôt - si ce n'est déjà le cas - on va mandater à grands frais des nouveaux spécialistes ès Email qui arriveront à la conclusion que l'employé perd trop de temps inutilement à consulter sa boîte Email. Sont quand même forts, ces spécialistes!

    Que ceux qui ne sont pas d'accord avec moi et veulent argumenter s'abstiennent. Ceci est un billet d'humeur avec toute la mauvaise foi qui en caractérise le genre. Et je ne suis pas d'humeur à être contrarié sur ce point. Que ceux qui s'étonnent qu'un tel sujet soit abordé dans un blog littéraire se rassurent. J'y arrive. Outre à Monsieur ED, et de manière toujours aussi personnelle et subjective, lorsque je dois sacrifier au rituel et que je m'apprête à faire une petite descente à la «boîte EDU», je pense à Houellebecq, et ça me coupe quelque peu mes effets. Plus précisément, je pense à Extension du domaine de la lutte, dont le héros, et ce n'est pas un hasard, est un informaticien désabusé. La vie moderne ne cesse d'étendre son domaine de lutte, elle nous accule dans notre sphère privée qu'elle ronge comme une peau de chagrin, qu'elle noie sous de vaines obligations, qu'elle détruit par de futiles complications. Si l'écriture ne soulage guère, car l'écriture est lutte elle aussi, il nous reste la lecture, prétend Houellebecq. C'est son pouvoir absolu, miraculeux. Nous soustraire du domaine de la lutte le temps d'un livre. Un moment privilégié et une position privilégiée qui nous donne la jouissance de contempler cette lutte absurde sans avoir à y participer.

    Alors faites comme moi: gagnez du temps, supprimez vos messages Email avant de les avoir lus et prenez un livre! Un vrai... Mieux encore, faites comme mon copain Dudu (auquel EDU me renvoie également): prenez votre retraite!

    «Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux; je le savais déjà à sept ans. La texture du monde est douloureuse, inadéquate; elle ne me paraît pas modifiable. Vraiment, je crois qu'une vie entière à lire m'aurait mieux convenu.» (Michel Houellebecq, in Extension du domaine de la lutte)

     

  • Pourquoi nous sommes médiocres !

    images.jpegPrenez le train, l'avion, le paquebot! N'ésitez pas à passer les frontières ! Quittez votre fauteuil cossu pour aller respirer l'air du dehors, ailleurs, loin de vos Alpes…

    Où que vous soyez, en France ou en Océanie, à New York ou à Tombouctou, on vous posera toujours la même question (on me l'a posée 300 fois depuis novembre) : y a-t-il de bons écrivains en Suisse ? Et si oui, lesquels ?

    Au début, la question étonne et interpelle. Puis elle consterne.

    — Bien sûr ! dites-vous, l'air offusqué. Et vous commencez à énumérez les Saintes Ecritures : Ramuz (le Z ne se prononce pas), Haldas (le S se prononce), Chessex (le X ne se prononce pas), Bouvier, Chappaz (le Z ne se prononce pas), Corinna Bille, Monique Laederach, etc. Et vous continuez avec les écrivains vivants : Sprenger, de Roulet, Layaz, Bagnoud, Albanese, Kramer, Béguin, Bimpage, Comment, Safonoff, Moeri, etc.

    Au bout d'une heure, votre interlocuteur marque une pointe de lassitude. Il vous coupe la parole.

    — Mais alors, ricane-t-il, pourquoi ne sont-ils pas connus ?

    Bonne question. À laquelle, bon prince, vous prenez la peine de répondre.

    — Si nous sommes si médiocres, si nous n'existons pas à l'étranger, c'est essentiellement pour deux raisons.images-1.jpeg

    1) Malgré tous les efforts des éditeurs, qui sont modestes, les livres d'auteurs suisses sont mal distribués en France. Voire, le plus souvent, pas distribués du tout. Faute de moyens financiers, d'abord. Faute aussi d'aide confédérale ciblée. Pro Helvetia, qui devrait favoriser la diffusion de la littérature suisse à l'étranger, fait très mal son travail. Sur ce plan, c'est un échec complet. Tous les auteurs vos le diront. Les éditeurs itou. Pas de diffusion, pas de ventes, ni de lecture.

    2) Si la litttérature de ce pays est si mal connue hors des frontières, c'est aussi qu'elle est très mal défendue. Par certains journalistes locaux, d'abord, qui l'ignorent ou la boudent, victimes du préjugé selon lequel cette littérature ne peut être qu'ennuyeuse et vaine. Mal défendue, ensuite, par celles et ceux qui, à Pro Helvetia ou dans les journaux de « référence », devraient la soutenir et qui ne font rien, par incompétence ou par paresse. Allez faire un tour, par exemple, au Centre Culturel suisse de Paris et vous serez consterné : hormis les livres d'architecture et de design, il n'y a pratiquement aucun livre suisse à la bibliothèque du CCs ! Impossible de faire connaître une littérature sans passerelles ou passeurs d'exception, tels que furent, en leur temps, Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic. Et ces passeurs, aujourd'hui, n'existent plus. Un gang de fonctionnaires, peu versés en littérature et particulièrement inefficaces ou méprisants, les a remplacés.

    images-2.jpegQue faire alors ? Multiplier les passerelles. Ouvrir des brèches (comme les blogs, par exemple). Briser cette conjuration étrange du silence et de l'incompétence. Le complot triste des éteignoirs. Lire et faire lire les ouvrages qu'on aime.

    Voyager. Traverser les frontières.

    Toujours un livre à la main.

     

     

  • Chasser l'idéologie...

    Par Pierre Béguin

    Décidément, les socialistes n’apprendront jamais. Quand on est stupide…

    L’énorme baffe qu’ils s’étaient prise lors de l’initiative pour une caisse maladie unique (dont, personnellement, je ne crois une seconde qu’elle puisse être une solution) n’a pas suffi. Cette initiative aurait pourtant passé comme une lettre à la poste s’ils n’avaient pas commis la sottise de vouloir l’assortir d’un financement par les impôts. Au lieu de s’en tenir à la première proposition et de gagner cette votation haut la main, ils n’ont pu résister à troquer le pragmatisme contre l’idéologie. Avec la défaite cuisante et attendue qui a sanctionné cette sottise. Eux-mêmes ont d’ailleurs reconnu leur erreur et promis qu’on ne les reprendrait plus.

    Et voilà qu’ils recommencent avec leur nouvelle initiative sur la fiscalité. Au lieu de s’en tenir à une seule proposition – fixer un plancher au rabattement fiscal – qui remporterait certainement l’adhésion du peuple, ils sont rattrapés par leur vieux démons idéologiques: une augmentation de l’impôt sur la fortune à 5% (au lieu du 1% existant) dès deux millions de fortune déclarée. Impossible dès lors de prétendre que seul 1% de la population serait touchée: un smicard ou un retraité qui aurait hérité d’une maison de famille à Genève, par exemple, aurait de grande chance, au prix délirant de l’immobilier, d’être taxé sur sa fortune d’une somme que ses maigres revenus ne suffiraient pas à payer. Cette situation, en réalité, peut concerner beaucoup de monde. Et ce n’est pas un hasard si les débats se focalisent sur la première proposition et occultent allégrement la seconde. Je soupçonne fortement les socialistes de dévier l’attention des citoyens sur un leurre (le plancher fiscal qui ne concerne que quelques cantons et, effectivement, une toute petite minorité) pour faire passer une augmentation d’impôts en relevant fortement la taxation sur la fortune (qui va concerner beaucoup de monde). Mon ami Alain Bagnoud, à lire sa dernière note sur Blogres qui ne prend en considération que la première proposition, me semble s’être laissé prendre au leurre. Du moins, confirme-t-il par son exemple la thèse qu’il défend: avec la maison familiale et les vignes qui l’attendent en Valais, je me demande s’il n’a pas voté contre ses intérêts. Indécrottable idéaliste, Alain! (j’espère que tu prendras cette pique avec humour…) Si certains se laisseront prendre, la plupart ne tomberont pas dans le panneau, comme semble l’indiquer les sondages. Et les socialistes pourraient recevoir une nouvelle baffe pour les mêmes raisons que lors de leur précédente initiative sur l’assurance maladie. Des raisons qu’ils avaient pourtant parfaitement identifiées. Si ce n’est pas de la bêtise…

    L’impôt sur la fortune, s’il déclenche par son appellation même un stupide réflexe anti-riches, est un impôt parfaitement inique, puisqu’il n’est ni plus ni moins qu’une double taxation qui peut se révéler dramatique dans beaucoup de situations de la vie courante, des situations qui ne concernent pas que des riches mais aussi des gens simplement dans la moyenne. Il devrait être supprimé sans autre forme de procès au profit d’un fort relèvement de la TVA sur les produits de luxe. Je me demande d’ailleurs pourquoi les libéraux, si prompts à s’attaquer aux impôts, n’ont pas lancé d’offensive dans ce sens. Je les soupçonne de s’être arrangés avec les socialistes, du genre «on ne s’attaque pas à l’impôt sur la fortune mais vous ne vous attaquez pas à la TVA». Bref, avec les libéraux comme avec les socialistes, on s’attend au pire, on est encore surpris…

    Moi, pour tout dire, je confirme par l’exemple la thèse d’Alain Bagnoud: j’ai voté contre mes intérêts pour l’initiative socialiste. Parce que ce dumping sur l’imposition est dangereux, parce que les arguments mensongers des libéraux m’énervent davantage encore que la sottise – ou la stratégie idiote – des socialistes, et parce que je ne parviens pas à me débarrasser d’un dernier fond d’idéalisme que je sais pourtant stupide et que le cynisme ne parvient pas à contenir. Mais je ne serais pas fâché pour autant que la gauche se ramasse une nouvelle fessée. Dans tous les cas, j’attends sereinement l’issue de la votation: quel que soit le résultat, je serai dans le camp des gagnants. Pour une fois…

     

  • Les éternels dindons de la francophonie

    images-2.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Difficile de l'ignorer : les XIIIème Sommet de la Francophonie s'ouvre ce week-end à Montreux. Comme on le sait, il devait se tenir à Madagascar. Mais comme l'île est sujette aux violences politiques, les Malgaches ont renoncé à organiser la manifestation. Ce sont les Québéquois, alors, qui ont proposé la Suisse comme nouvel organisateur. Et Micheline Calmy-Rey, avec courage, a accepté le défi de mettre sur pieds, en quelques semaines, une manifestation qui regarde tout de même près de 220 millions de personnes dans le monde.

    Alors, bien sûr, ça sent l'impro à plein nez. Des tables rondes ont été convoquées au titre extraordinairement excitant: « La viabilité mondiale : Comment faire face aux défis globaux en matière de développement durable, de changements climatiques et de biodiversité ? ». Ou encore : « Face à la crise alimentaire : Etats, privés, organisations internationales : quels rôles et responsabilités ? ». Sans parler de cette « Journée thématique sur les droits humains et les 10 ans de la Déclaration de Bamako ». En d'autres termes, francophonie rime d'abord avec géopolitique, faim dans le monde, virus HIV et développement durable…

    Et l'autre francophonie, me direz-vous ? La vraie. C'est-à-dire l'usage, la jouissance, le lien social, le patrimoine culturel que représente cette langue commune à près de 220 millions d'êtres humains : le français. Et plus précisément celles et ceux qui chantent cette langue, qui l'écrivent, qui la servent, qui en font une arme et un trésor ? En un mot : les artistes.

    images-3.jpegCe sont les grands absents de ce XIIIè Sommet. À croire qu'il n'y en a pas — ou qu'ils sont quantité négligeable. Bien sûr, la chanson francophone est vaguement à l'honneur. Quand je dis vaguement, c'est qu'on a ressorti de leur malle, après des semaines d'âpres négociations, la fine fleur de la chanson francophone d'antan. Julien Clerc, Diane Dufresne, Laurent Voulzy, Maurane. Et pour la Suisse, puisqu'il fallait un Suisse : Jérémie Kisling. Il va sans dire que je n'ai rien contre ces chanteurs, qui sont tous admirables. Mais n'y avait-il pas d'autre choix ? La chanson francophone s'est-elle arrêtée de chanter dans les années 80 ? Et Stress ? Et Polar ? Et Carla Bruni alors ?!

    Si la chanson est mal représentée (toujours l'amateurisme des organisateurs), la littérature, elle, n'est même pas représentée du tout. Aucune rencontre, aucune table ronde, aucune discussion sur la création littéraire au Québec, en Algérie, en Belgique, en Suisse romande, en France ? Rien. En Suisse, nous avons l'habitude du silence des universités, qui brillent toujours par leur inexistence. Mais là, c'en devient affolant. Y a-t-il un poète dans la salle ? Qu'il sorte immédiatement ! Un écrivain ? Qu'on l'expulse manu militari ! Un philosophe ? Qu'il ferme sa gueule ! Cet « oubli », qui n'en est pas un, est révélateur de la place accordée aujourd'hui par les politiques aux créateurs de toute sorte. Même pas un strapontin lors des grands raouts internationaux. Ce n'est certes pas à l'honneur de Micheline Calmy-Rey (dont le premier métier, pourtant, fut de diffuser des livres!). Mais, en Suisse, cela n'étonnera personne.

  • Restauration de C...

    Par Pierre Béguin

    calvin1[1].jpgPeu à peu, délicatement, elle enlève le haut et se dévoile aux passants de la rue Théodore-de-Bèze qui peuvent déjà admirer sa nouvelle toiture. Demain le bas! L’aile nord du Collège Calvin apparaîtra enfin dans son entière nudité. Et l’on pourra se rincer l’œil devant sa façade restaurée et les mansardes admirablement travaillées par des spécialistes. Et ce n’est pas fini. Car la restauration de façade prévue par nos autorités pour le plaisir de l’électeur, après maints palabres, se poursuivra finalement sur deux ans par une restauration qui englobera tout l’intérieur du bâtiment. Certes, ce ne fut pas facile pour transformer la restauration de cons initialement programmée en une restauration de fond depuis longtemps souhaitée. Question de lettre, même si l’esprit a fini par triompher. Il a donc fallu du temps, de la persévérance, de l’entêtement pour faire admettre à nos politiciens que le Collège Calvin n’est pas seulement un monument ou un site photographié par quelques touristes, mais avant tout un lieu où travaille quotidiennement presqu’un millier de personnes. Mais bon, c’est admis! Le canal auditif s’est débouché, les neurones se sont réveillés, les bourses se sont déliées. Et les salles de cours, couloirs, (trop rares) toilettes, bureaux, d’une incroyable – pour ne pas dire insalubre – vétusté, vont enfin retrouver la décence qui leur était due. Même la cour, dont la réfection, à la suite d’un concours, était programmée pour la fin… des années 1980, n’échappera pas à une nouvelle surface, semble-t-il en terre du Salève, par ailleurs peu adaptée aux contraintes d’une cour de Collège.

    Mais bon, tout va être restauré. Tout? Non, car un irréductible vestige du milieu du siècle dernier résiste encore et toujours au restaurateur: le vitrage. Jalousement protégé par la Commission des monuments et des sites. Alors que l’Etat édicte règlements sur règlements pour transformer ses bâtiments en des forteresses écologiques minergisées de fond en comble, le Collège Calvin, refait à neuf à coup de millions, échappe à toutes les velléités d’isolation pour conserver ses vieilles vitres trouées labellisées années 40 et garanties pure bise. Au point que, au plus fort de la froidure, la température de certaines salles de cours trop exposées aux frimas ne dépasse guère les 16 degrés, ce qui ne facilite pas la mission déjà périlleuse du professeur de réveiller les énergies post acnéiques. Sans compter que la chaudière, en pleine activité hivernale, décide régulièrement de se faire la malle pour quelques jours de vacances pas du tout méritées. A croire qu’elle est, elle aussi, protégée par la Commission des monuments et des sites. Le Collège serait-il pourvu de quelques fenêtres à double vitrage qu’on ordonnerait illico presto leur remplacement par un vitrage unique de 3 millimètres d’épaisseur, totalement inefficace. Point barre. On ne plaisante pas avec les ayatollahs du patrimoine genevois. Estimons-nous heureux qu’ils ne nous imposent pas le papier huilé qui faisait office de vitrage au temps de notre vénéré Jean Calvin et le retour au poêle en guise de chauffage. Encore que le papier huilé et le poêle, outre qu’ils entreraient au moins dans une logique de sauvegarde du patrimoine, seraient probablement plus efficaces pour isoler et chauffer le bâtiment que l’état actuel qu’il faut, on ne sait pourquoi, absolument préserver. Alors? Voici venu le temps du mastic! Le vieux mastic sec et fendu qui tenait tant bien que mal certaines vitres trouées a, lui, été remplacé par un tout nouveau mastic beige et mou du plus mauvais effet. Un crime de lèse patrimoine que la Commission des monuments et des sites a dû entériner au motif que l’ancien mastic contenait de l’amiante. Conclusion: seule l’amiante est capable d’ébranler les convictions des gardiens du temple. Qu’on se le dise!

    Ce que nos politiciens ont fini par entendre, nos barbus devraient bien finir eux aussi par le comprendre: le Collège Calvin n’est pas seulement un site exceptionnel de l’Histoire genevoise qu’il faut absolument préserver, c’est aussi un établissement scolaire occupé par près d’un milliers d’étudiant(e)s, de professeur(e)s et de personnels technique et administratif qu’il ne faudrait tout de même pas oublier. C’est le Passé certes, mais c’est aussi le Présent, voire le Futur. Restaurer le Collège Calvin, ce n’est pas seulement faire renaître son passé, c’est aussi le faire entrer dans l’avenir. C'est-à-dire le rendre compatible aux normes actuelles d’isolation sur les grandes lignes desquelles (et c’est plutôt rare) tous les partis politiques s’entendent.

    A moins qu’on ait décidé sans nous en avertir de faire du Collège un Musée Calvin… ouvert seulement en été.

  • La malédiction de Cassandre

    Par Pierre Béguin

    cassandre[1].jpg«Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut expliquer notre philosophie»

    dit Hamlet à son ami et confident, insinuant par là que l’univers est si complexe et si varié qu’il ne peut être réduit à une doctrine philosophique. Mais ce que ne peut la philosophie, la littérature le peut: englober le ciel et la terre, tenir – comme le poète de Victor Hugo (dont Shakespeare devient le symbole) – «le monde tout entier à travers son crible». De fait, il n’existe aucune interrogation, aucune énigme, aucune réflexion dont la littérature ne se soit emparée et pour lesquelles elle n’ait avancé d’hypothèses, de réponses ou d’explications. Tout a été dit. Pour autant rien n’a été vraiment entendu. Et ce que les yeux ont lu, les oreilles ont entendu, le cerveau ne l’a pas enregistré, le cœur ne l’a pas capté. Car la littérature est l’éternelle victime de la malédiction de Cassandre: le refus d’entendre des lecteurs.

    Cassandre, fille de Priam et d’Hécube, oubliée (avec son frère Hélénos) par ses parents dans le temple d’Apollon et léchée aux oreilles pendant son sommeil par des serpents, acquiert ainsi le don de prophétie. D’autres prétendent qu’Apollon, amoureux de sa beauté, lui offrit pour la séduire ce don merveilleux. Cassandre accepta mais, après l’avoir possédée, le dieu exigea un dernier baiser que la belle refusa. Apollon alors lui cracha dans la bouche, s’assurant par ce geste que personne, désormais, ne la croirait. Ni l’avertissement aux Troyens, ni celui à Pâris, ni la prédiction du fameux cheval, ni même les suppliques à Agamemnon ne seront entendus. Pire, on se moque d’elle, on la prend pour une folle, on la fuit. Cassandre n’en renonce pas moins à ses avertissements car elle sait que sa responsabilité n’est pas de convaincre mais de dire. Seulement de dire. «Mon grec est clair et pourtant nul ne le croit», s’exclame-t-elle; à quoi répond le chœur: «Tous les oracles parlent grec, et tous sont obscurs». 

    Telle est la fonction de la littérature, tel est son langage, telle est sa malédiction. Comme l’oracle, le poète, s’il se sert d’un langage partagé, le «travaille» si intensément que, dans sa forme aboutie, il paraît obscur à ses lecteurs et résiste à toute clarification sommaire. Sa grande richesse est aussi sa malédiction: la littérature n’est pas dogme, et si elle énonce des vérités elle n’offre pas de réponse définitive, elle n’impose aucun postulat ou point de vue, elle ne se réduit pas à de simples théories ou slogans, elle ne relève pas du prêt-à-porter ou de l’utilitaire. Elle ne rassure pas, elle inquiète. Ce qui la condamne, comme Cassandre, au déclin dans une époque qui préfère la sécurité lénifiante des autoroutes de la pensée à l’originalité aventureuse des chemins de traverse.

    Combien de fois l’Histoire a-t-elle craché dans la bouche de Cassandre? Combien de tyrans ont réduit au silence la fille de Priam par la censure ou par d’emblématiques autodafés de livres «dégénérés» dont l’apothéose fut concrétisée en Allemagne le 10 mai 1933? Combien de gouvernements ont répété la parole d’exclusion de Platon (celle de Socrate) qui, dans sa définition de la société, nie toute place à l’imagination littéraire parce qu’elle ne conduit pas à la réalisation concrète d’un Etat parfaitement organisé, parce qu’elle ne construit pas l’objet réel mais des fantômes qui usurpent la place de ce qui est réel: «Nous ne pouvons admettre dans nos cités nulle autre poésie que les hymnes consacrés aux dieux et les louanges des hommes vertueux. Car si vous accordez le droit d’entrée à la suave Muse lyrique ou épique, le plaisir et la douleur régneront dans votre cité au lieu de la loi et de ce qui se sera de temps à autre imposé à la raison de tous comme étant le meilleur». En d’autres termes, si lois et règlements règnent sur la cité au nom de l’efficacité, au nom de l’efficacité il ne peut y avoir de place pour la poésie. Le souci de Platon n’est donc pas que Cassandre soit maudite, mais que sa malédiction ne soit pas effective et que, en dépit du geste d’Apollon, des lecteurs puissent accorder foi à ses paroles.

    Autre temps. Point de tout cela dans nos cités modernes. Dans celle de Calvin comme dans d’autres, on dresse même annuellement un temple à la gloire de Cassandre. Mais c’est à sa malédiction que je songeais en parcourant les allées du Salon du Livre, comme je le fais depuis plus de vingt ans, tiraillé entre les deux sentiments contradictoires qui m’habitent immanquablement en pareille circonstance: une vague sensation d’écœurement due à la rencontre subite de notre propre finitude avec l’infini de la culture – ce que Paul Valéry nommait judicieusement «le malaise du grand nombre» – et l’excitation de côtoyer Cassandre et sa profondeur visionnaire. Mais où est-elle, cette Cassandre? Transformée en peau de chagrin, reléguée dans les ruelles périphériques de la Culture, muselée par l’animation vaine et bruyante de son souk médiatique et les divertissements les plus bigarrés, elle a perdu tout droit de cité, bannie aussi sûrement de la République qu’elle le fut par Platon. Exilée dans son propre temple! On ne se moque plus d’elle, on ne la prend plus pour une folle, on ne la fuit plus, on l’ignore. Et cette forme douce d’exclusion est plus efficace encore que tous les autodafés. Sans en avoir l’air, avec une apparente civilité, sous le prétexte de faire entendre ses prophéties, les organisateurs du Salon du Livre, répétant le geste d’Apollon, ont une fois encore craché dans la bouche de Cassandre…

     

  • Ça m’agace, en vrac

    par Pascal Rebetez

     

    Notre bonne radio romande, francophone et publique a adopté, sans l’ombre d’un doute, le terme « podcaster ». Rien que ce matin, j’ai dû l’entendre dix fois au moins. Puisque désormais, ce sont les marques qui commandent, avec l’émergence de l’Ipad, entendra-t-on bientôt « une émission à padcaster » ? La pub a gagné et ça m’agace.

    Idem pour la presse. Il y a à peine dix ans, les pages de droite étaient encore consacrées au rédactionnel. Désormais, ce qui fait sens à la lecture réflexe est dévolu à la pub. Voyez l’Hebdo. La pub a pris le bon côté des pages et, forcément, quand elle se retire un peu, le magazine s’effondre, du moins qualitativement. La pub a gagné et ça m’agace.

    On devrait pouvoir se fier à la culture. Au sens critique. La promotion de Looking for Marilyn est passée autant que des podcast à la RSR. J’en entends quatre émissions au moins, pour le même spectacle. Ça m’agace, parce que je pressens l’effet mode, le thème gros-porteur, avec, pour la première fois dans la promotion du théâtre – pardonnez le néologisme – de l’ego-marketing. Je viens de voir l’affiche à Genève, c’est Maillefer lui-même, le metteur en scène qui y figure. Ni Chéreau, ni Besson, n’avaient osé ! Quel culot ! quelle provoc ! Vive l’innovation ! Créer, désormais, c’est se podcaster soi-même.

    Et ça suffit pour aujourd’hui.

  • Dans la jungle du Salon…

    images.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    On le savait depuis longtemps : le monde du livre est une vraie jungle. L'édition, en général. Et les Salons du Livre en particulier. Fondé en 1986 par Pierre-Marcel Favre (photo), Vladimir Dimitrijevic et quelques autres, le Salon du Livre de Genève a longtemps été le rendez-vous obligé des éditeurs, comme des auteurs et des lecteurs. À ses débuts, il faisait la part belle aux éditeurs romands, qui pouvaient ainsi mettre en vitrine leurs livres, et mieux les faire connaître. À cette époque, le livre est ses acteurs fidèles étaient encore au cœur des débats…

    Mais, au fil des années, le Salon du Livre de Genève a changé de visage. Les éditeurs, suisses et étrangers, ont été lentement (mais sûrement) chassés du centre du Salon pour se voir repoussés dans ses marges. Au point d'occuper, aujourd'hui, à peine un strapontin — soit l'extrémité des boulevards et des allées. Les diffuseurs (au grand pouvoir financier) se sont alors taillé la part du lion et ont transformé l'ancien Salon du Livre en immense souk où régne la dure loi de la jungle. Les marchands de kebab ont remplacé les imprimeurs. Les journaux rivalisent d'animations bruyantes pour apâter le chaland. Il y a même des attractions foraines au village alternatif…

    Ce n'est pas tout. Comme les temps sont difficiles, et certains exposants de plus en plus réticents à venir à Genève, on leur propose des tarifs particuliers. Ainsi, pour une même surface, il n'y a pas deux exposants qui payent le même prix. On va même jusqu'à consentir des rabais de 50% à ceux qui voulaient s'abstenir de participer au Salon 2010 ! Car tout est bon pour remplir l'espace, chaque année plus restreint, de la grande halle de Palexpo !

    Ne voulant pas participer à cette mascarade, certains éditeurs, et non des moindres (l'Âge d'Homme, Flammarion, Xenia, etc.), ont décidé d'aller tenir salon ailleurs. Dans certaines librairies genevoises, par exemple, comme le Rameau d'Or ou le Parnasse, où des rencontres-signatures sont organisées avec des auteurs. Il faut saluer leur courage.