Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Je n'ai rien oublié

    images.jpegQue serait le cinéma sans la littérature ? Rien, sans doute. Puisque les plus grands cinéastes ont adapté, transformé, pillé les grandes œuvres littéraires. Parfois le résultat est pitoyable (Tous les soleils, roman de Philippe Claudel adapté et réalisé au cinéma par l'auteur) ; parfois, au contraire, remarquable, comme si le cinéma donnait un second souffle au livre qui l'a inspiré.

    Dernier exemple en date : Je n'ai rien oublié*. C'était déjà un très bon roman de Martin Suter, notre storyteller suisse à succès. C'est désormais un très bon film, tout en clair-obscur, en recoins secrets, en regards croisés. Un film à mots couverts. Très bien réalisé d'abord, par Bruno Chiche, sans effet inutile, sans image de synthèse (c'est reposant), sans tape-à-l'œil, dans le respect éclairant et éclairé du roman de Suter (qui a participié au scénario). Magnifiquement interprété, ensuite, par un quatuor d'acteurs au mieux de leur forme. Françoise Fabian, en douairière hautaine, manipulatrice, mystérieuse, trouve ici l'un de ses meilleurs rôles. Niels Arestrup, un cran en-dessous de son rôle de caïd corse dans Un prophète, est parfait aussi en alcoolique fuyant la réalité de ses souvenirs. La longiligne Alexandra Maria Lara, actrice d'origine roumaine, qu'on a déjà découverte dans La Chute d'Oliver Hirschbiegel et dans Eden à l'Ouest de Costa-Gavras, est époustouflante de vérité et d'émotion. images-1.jpegQuant à Gérard Depardieu, qui a trouvé désormais sa carrure naturelle, qui est celle d'un colosse aux pieds d'argile, il est tout simplement prodigieux, léger (mais oui!), fragile, malicieux, candide. Depuis la mort de son fils Guillaume, le géant français enchaîne les films comme on se jette à l'eau, comme s'il jouait à chaque fois sa vie en revêtant la peau d'un autre. Il y a là un mystère (ou peut-être aucun mystère) dont seul le cinéma peut nous donner la clé…

    Oui, c'est un bel hommage à la littérature — c'est-à-dire à la mémoire, à la ruse, aux manigances du langage — que nous propose Bruno Chiche, dans Je n'ai rien oublié, qui nous montre, en passant, qu'il n'y a pas de bon film sans bon scénario (c'est-à-dire sans bonne littérature) !

    *Dans les salles de Suisse romande actuellement.

     

  • Tu n’as rien vu à Fukushima

    par Pascal Rebetez

     

    9782283025284FS.gifNous sommes avec ma chérie dans le vallon de Valsorey au-dessus de Bourg-St-Pierre. Les marmottes sont de sortie, aux aguets : leurs petits courent dans tous les sens. En face, le tas de neige sous lequel il y aurait encore la cinquième victime de l’avalanche du 26 mars dernier. Tragédie de par ici. Nous pique-niquons, sous le regard de l’aigle qui patine dans le ciel tout là-haut.

    Je lis à haute voix, parce qu’elle aime ça, le dernier petit livre de Daniel de Roulet : Tu n’as rien vu à Fukushima. L’auteur y écrit sur la catastrophe nucléaire à une amie japonaise. Et cette missive nous éclaire de toutes les façons sur le crime nucléaire, une pas si vieille histoire, mais vingt-cinq ans après Tchernobyl et ses dizaines de milliers de victimes, trente-quatre ans après la désolation absolue de Malville qui tua Vital Michalon - j’y étais aussi mais ne connaissais pas alors de Roulet -, un mois après Fukushima, on perçoit déjà la relance des milieux bien informés, qui vont bientôt lancer leur artillerie lourde d’arguments pour continuer envers et contre tout bon sens l’exploitation nucléaire. Il faut lire ce petit libelle de chez Libella*. Vivent les écrivains qui disent le présent ! Je me dis que ce genre d’auteur est indispensable, qu’on ne peut plus penser sans eux, parce qu’ils sont témoins et mémoire d’un demi-siècle de lutte contre la fission et la fusion.

    « Là, regarde, ma chérie, c’est un épervier ! » et je bois un coup à la petite bouteille de Chardonnay. Mais elle veut que je continue à lui lire Tu n’as rien vu à Fukushima.

    DdR m’apparaît aussi comme un véritable écrivain voyageur, pas de ceux qui vont chercher le pittoresque et les miroirs exilés de l’âme, mais bien de ceux qui regardent en face et en fouillant parfois la réalité des grandes opérations humaines, celles de la science sans conscience ou celles de la science de la mauvaise conscience. De Roulet nous invite, à sa suite, d’aller voir par nous-mêmes, de ne pas s’en laisser conter. Et c’est en cela qu’on en envie de le suivre, par son obstination à chercher les traces. Et parfois à expier sa propre naïveté, lui qui - je ne le savais pas – a travaillé comme ingénieur dans une centrale nucléaire, pour avouer ici, dans ce faux-vrai roman, qu’il a été pris à son propre piège pour avoir collaborer à un système « porteur d’une mort atroce ».daniel-de-roulet_1.jpg

    A noter encore qu’il est désormais possible de sortir un livre, fut-il petit, un mois après un événement et de le vendre 2 euros, un de moins que l’Indignez-vous de Hessel. Ce n’est pas un hasard.

    Mais il est déjà temps de ramasser les restes et de fermer le Rucksack. Ma chérie baye aux corneilles, mais ce sont des vautours, tenté-je de lui faire croire. Mais elle me répond que les vautours sont ailleurs, dans l’enrichissement de l’uranium et des capitaux.

     

    *Daniel de Roulet, Tu n’as rien vu à Fukushima, chez Buchet-Chastel, groupe Libella, avril 2011



     

     

     

  • revue coaltar

    Un numéro sur Thomas Bernhard

     

     

    thomas,3.jpg

     

    LIEN:

     

    http://www.coaltar.net/

     

     

     

     

     

     

  • Extension des nouvelles tyrannies II

    Par Pierre Béguin

    Ritaline.PNGUn collègue rapportait récemment ces mots tenus par l'institutrice de sa fille: «Votre fille est intelligente... mais elle n'est pas vraiment dans le moule. Vous devriez avoir un entretien au SMP (Service Médico-Pédagogique)».

    Si le suivi du SMP peut être bénéfique, l'expression «dans le moule», énoncée avec beaucoup de naïveté par une institutrice qui n'en a pas mesuré toute la portée, amène certains commentaires:

    - Tout d'abord que cette brave institutrice, elle, est bien «dans le moule» de la FAPSE (Faculté de Psychologie et Sciences de l'Education). Et que, par conséquent, tous ceux - élèves compris - qui ne figurent pas dans ce moule doivent y être ramenés in petto. Il en va de leur propre rédemption et du salut de leur âme.

    - Ensuite, et surtout, que les normes, à l'école comme ailleurs, se sont à ce point resserrées que tout ce qui dépasse du cadre est considéré comme suspect, voire déviant, et doit être immédiatement taillé, raboté, uniformisé, formaté pour revenir «dans le moule». Car l'uniformisation est le nouveau grand cheval de bataille du DIP. Et tous les braves petits soldats, dans les écoles ou aux étages de la Direction Générale, tirent à la même corde, soit qu'ils n'ont ni l'imagination ni l'intelligence de nuancer les ordres, soit qu'ils visent une promotion en prenant la pose du paillasson approbateur (j'ai des noms! j'ai des noms!) Avec la mondialisation, finis les chemins de traverse, l'heure est aux autoroutes de la pensée! A condition de s'arrêter aux péages...

    La médicalisation, par exemple, participe allégrement de cette tendance. On en mesure les premiers effets dans les Conseils de groupe (ex Conseils de classe) au Collège. Il n'est pas rare que des élèves qui ne sont pas «dans le moule», au comportement un peu agité, se voient cataloguer d'hyperactifs. Le mot est à la mode, pourquoi s'en priver? Et puis ça vous donne des allures de spécialistes. Allez! Qui n'a pas ressenti parfois un déficit de concentration, de l'impulsivité, une tendance à s'agiter tous azimuts, une difficulté à prêter attention aux âneries des autres? Qui ne connaît pas un enfant turbulent et incapable de se concentrer en classe? Que celui-ci se lève et rende sa Danette! Nous sommes tous des malades qui nous ignorons. Un certain nombre d'entre nous peuvent donc légitimement souffrir d'un trouble déficitaire de l'attention avec hyperactivité (TDAH). Qu'à cela ne tienne! Il existe maintenant un stimulant de la famille des amphétamines, efficace à 100%, qui vous transforme d'un coup de baguette magique ces loups hurlants en moutons attentifs. Car l'hyperactivité figure en bonne place dans le DSM4*, avec son remède miracle: la Ritaline. Un comportement qui n'est pas «dans le moule»? Allez hop! Vite un coup de Ritaline! Ah, ça va mieux, ça va bien! Selon le New Scientist, 4 millions d'Américains, enfants (certains dès l'âge de 4 ans!) ou jeunes adultes pour la plupart, en consomment sur ordonnance. Le tsunami TDAH s'apprête à déferler sur nos terres.

    Comme je m'inquiétais de cette médicalisation de l'école auprès d'un copain médecin, celui-ci me répondit en vantant les bienfaits de la Ritaline, précisant qu'il connaissait plusieurs cas où sa prescription avait résolu des problèmes de parcours scolaire délicat. Peut-être. Un peu comme la prise d'EPO facilite une victoire au Tour de France? Décidément, les médecins eux aussi sont «dans le moule». Bien sûr, le diagnostic doit être fait par plusieurs instances (éducateurs, enseignants, médecins), bien sûr il doit être confirmé par un examen neuropsychologique. Peut-on affirmer pour autant qu'il soit aussi infaillible que le système bancaire ou les centrales nucléaires? Et puis, que vaut un examen quand on est juge et parti? Et que peut le généraliste sous la pression de parents qui exigeraient à tout prix la réussite scolaire de leur enfant? D'autant plus que le concept d'hyperactivité a le grand mérite de dédouaner les principaux acteurs de l'éducation (parents, professeurs, politiciens) de leurs responsabilités dans les comportements antisociaux des enfants. Bref, quand la maladie arrange tout le monde, le médicament ne peut que s'imposer.

    Le plus inquiétant, c'est que le DSM5, prévu pour fin 2011, va introduire la colère dans ses pathologies. D'accord, pas la colère fondée que vous ressentez face à l'inefficience des Transports Publics, surtout s'ils sont Genevois, ni celle légitime qui vous envahit lorsque vous réalisez, 4 ou 5 fois par jour, que décidément on vous prend pour un c... Non! Une colère pathologique, une vraie, avec ses symptômes dûment répertoriés... et médicalisés. Alors imaginez ce qu'il va bientôt advenir du pauvre élève en déficit d'attention, un peu agité, et qui aurait l'audace de se mettre en colère à la moindre contrariété! Dans le moule et vite, que ça le gratouille ou ça le chatouille! Et d'abord dans le moule pharmaceutique grâce à une médication adéquate! Aux quatre coins du monde, Ritaline, ritalinons, ritalinez, et les diplômes seront bien distribués! Et tant pis pour les conséquences! Car la Ritaline est un véritable psychotrope, et si la loi était la même pour tout le monde, appliquée aussi durement pour les groupes pharmaceutiques qu'elle l'est pour les cultivateurs de chanvre, notre ami Rappaz aurait de la compagnie dans sa cellule...

    L'épisode du vaccin contre le virus H1N1 a souligné l'écart ténu entre prévention et «disease mongering» (le fait d'inventer une nouvelle maladie pour développer un nouveau marché et vendre des médicaments). La question peut légitimement se poser avec le TDAH et son pendant médicamenteux, la Ritaline. Dans tous les cas, c'est une nouvelle tyrannie qui montre bien que, derrière la volonté d'uniformiser, se cachent souvent des intentions perverses et des intérêts importants, entre autres, la médicalisation. Ça ne vous rappelle rien? C'était en 1924, sous la plume de Jules Romains:

    «Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d'individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c'est de les déterminer, de les amener à l'existence médicale. Je les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir en sortir: un tuberculeux, un névropathe, un artério-scléreux, ce qu'on voudra, mais quelqu'un, bon Dieu! quelqu'un! Rien ne m'agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant (...) Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures, c'est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois...»

    Au médecin humaniste qui lui reproche de subordonner l'intérêt du malade à celui du praticien, Knock, qui avait déjà imaginé le «disease mongering», répond: «Vous oubliez qu'il y a un intérêt supérieur à ces deux-là, celui de la médecine». Nous pourrions rétorquer à Knock qu'il y a deux intérêts encore supérieurs à celui de la médecine: celui des grands groupes pharmaceutiques et celui de leurs actionnaires. Je crains que nous ne finissions tous «dans leur moule», si ce n'est déjà fait...

     

    • DSM : Manuel diagnostique et statistique des troubles psychiatriques. Il permet une aide au diagnostic et une unification du langage spécialisé. Le DSM est à la psychiatrie ce que la Bible est au Christianisme.
  • Salman Rushdie, La terre sous ses pieds

    Par Alain Bagnoud

     

    1162777-gf.jpg842 pages de fables contemporaines et anciennes tissées dans une intrigue romanesque foisonnante. Pour le passé sont convoqués la mythologie indienne, la Vénus hindoue, le Kama-Soutra, mêlés à la tradition grecque, Orphée et Eurydice en tête. Pour le présent: la mythologie du rock.

    Trois personnages qui appartiennent plus au conte qu’à la psychologie font tourner ce roman. Vina Aspara, star pop, sorte de double de Tina Turner. Ormus Cama (quelques traits de Brian Wilson), musicien de génie en communication avec l’autremonde (sic) où réside notamment son jumeau mort, qui fonde avec Vina le groupe VTO plus connu que les Beatles, Elvis Presley et Pink Floyd réunis (l’histoire se passe entre les années 40 et 80). Et Rai, photographe célébrissime, une sorte de personnage entre, disons, Robert Frank et de Robert Capa.

    Tous beaux, talentueux, de premier ordre dans leur art, trop parfaits pour être honnêtes. Tous pris dans une histoire d’amour triangulaire: Vina et Ormus le grand amour absolu, Rai l’amant en tiers qui cherche à happer Vina, narrateur du roman aussi. Tous servant à exposer brillamment des thèmes: la puissance du rock, la force de l’amour, l’ambiguïté des images, les relations du génie, de la folie et de la mort.

    Courant à côté d’eux, l’actualité revue et corrigée montre que l’on est dans un monde parallèle, qui communique d’ailleurs avec le nôtre, par ses références et ses passerelles: John Kennedy échappe à l’attentat de Dallas, le Watergate est un livre à succès sans rapport avec la réalité, etc.

    Les trois héros viennent de Bombay qu’ils ont quittée dans les années 60. Leur histoire suit celle du rock et est symboliquement liée au leitmotiv du tremblement de terre: celui que la musique apporte à cette époque, celui qui donnera son titre à l’album le plus célèbre de VTO, celui qui tuera Vina, engloutie comme Eurydice.Salman_Rushdie_by_Kyle_Kassidy.jpg

    Jusque là, jusqu’à cette disparition, c’est ébouriffant. La suite s’essouffle, le retour de Vina du royaume des morts sous une autre forme (une nouvelle femme). Bon, ce sont seulement les 150 dernières pages.

    Histoire des limites et des rencontres (l’Orient-l’Occident, le réel-l’autremonde, la vie-la mort, le rock-la tradition, etc), foisonnante, fourmillante, énergique, La terre sous ses pieds explore des registres de langue divers, avec une ambition totalisante ambitieuse et passionnante. Paru en 1999, republié par Folio en 2011.

     

    Salman Rushdie, La terre sous ses pieds, Folio

     

  • Chessex, encore

    images.jpegJe viens de recevoir, par la poste, le dernier livre de Jacques Chessex, L'Interrogatoire*. Avec, sur la page de garde, une dédicace écrite au Pentel noir, d'une graphie souple et belle. En amitié. Jacques C.

    Impossible ! me direz-vous. Chessex est mort le 9 octobre 2009, à Yverdon, après avoir été pris à partie, publiquement, par un médecin vaudois, qui a courageusement pris la fuite. Et qui, à l'heure actuelle, ne doit pas être très fier de lui.

    Mort, Chessex?

    Oui et non. Les écrivains ne meurent jamais tout à fait. Jamais complètement. La preuve? Sort de presse, ces jours-ci, le dernier livre de Chessex, issu des notes que l'écrivain avait rassemblées dans les semaines précédant le drame d'Yverdon. L'Interrogatoire.

    Ce n'est pas un roman, ni un essai, ni un conte philosophique. Mais une longue confession, à la manière de Rousseau, que JC admirait comme un maître. Chessex est mis à la question. Remis en question(s). Interrogé par une voix anonyme qu'on suppose venir de très haut. Et qui le connaît bien. Une voix qui gratte, qui rôde, qui fouine dans la vie du grand écrivain. Une voix qui ne s'en laisse pas conter. Opiniâtre, forte, impitoyable. Et Chessex se livre entièrement à cette confession. Non pour alléger sa conscience. Mais pour creuser encore cette conscience de soi, cette présence au monde et à autrui qu'il a essayé de fouiller dans tous ses livres, même les moins autobiographiques.

    Examen de conscience, diront les protestants, qui s'y connaissent pour sonder leurs abîmes ou tourmenter leur âme.

    Besoin de lumière. Exigence de clarté. Sur sa vie. Ses amours. Ses amitiés. Ses admirations. Ses livres.

    Un livre qui se lit d'une traite. Parce qu'il vous est adressé. A vous. A moi.

    Par-delà la mort et les péripéties de l'existence.

    Un écrivain ne meurt jamais tout à fait. Sa voix s'entend encore longtemps après que son visage nous a quitté.

    * Jacques Chessex, L'Interrogatoire, Grasset, 2011.

  • concevoir l'horreur

     

     

    par antonin moeri

     

    William-Faulkner-1897-1962.jpg

    Quand je songe au roman de Faulkner «Sanctuary», je vois différents lieux: un compartiment de train, un salon bourgeois, une distillerie clandestine, une cellule de prison, une pièce dans un bordel, une salle de tribunal. Il y a deux trames narratives, deux destins qui se croisent dans la maison des contrebandiers: celui d’un juge idéaliste, un peu perdu mais ferme dans ses convictions et celui d’une adolescente prise dans la tenaille d’un gringalet impuissant et diabolique, Popeye. Ah oui! j’oubliais, il y a un meurtre. Un idiot, Tommy, qui voulait protéger l’ado, est assassiné par le gringalet. On trouvera un coupable qui n’est pas Popeye, un coupable idéal, un marginal qui se trouvait sur les lieux du crime.

    Or Popeye a commis un second crime. Il a violé l’ado avec un épi de maïs. Le dévoilement progressif de ce second crime entraîne le lecteur dans une enquête qui, par l’audition de certains témoins, permettra d’établir les faits avec plus ou moins d’exactitude. C’est dans ce «plus ou moins» que Faulkner jubile, car les choses sont suggérées et volontairement floutées: la scène du viol, le meurtre de l’idiot Tommy, la visite de Popeye à sa mère, le lynchage de Lee, la pendaison de Popeye. Le lecteur émet des hypothèses, choisit des indices, cherche à connaître la vérité, construit son propre film, poursuivant son effort de compréhension jusqu’à la fin.

    En effet, il est prié de patienter, de suivre le juge Benbow chez sa soeur qui voudrait que son frère cesse de défendre un «innocent», de suivre l’ado dans la chambre obscure où un surmâle la baise sous l’oeil ébloui de Popeye qui hennit, d’écouter les discours de la patronne du claque, ceux de Snopes, de Lee, de Narcissa. Le lecteur devra lire près de 400 pages avant de savoir qui est l’auteur du délit.

    Quel genre de plaisir éprouve-t-on à récolter des indices, à émettre des hypothèses, à imaginer une scène, à côtoyer les forces du mal? Quel type de besoin cherchons-nous à satisfaire en tournant les pages d’un roman où la possibilité de concevoir l’horreur et le passage à l’acte sont mis en scène? L’angoisse serait-elle nécessaire à l’exercice de la lecture? Mais alors, qu’en irait-il de la lecture dans un monde clean, délivré du mal, un cybermonde pacifié, maternisé, fusionné? La possibilité de concevoir l’horreur conditionne l’acte de penser, disait Hannah Arendt.

    William Faulkner: Sanctuaire, Folio, 1987

     

  • Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française

    Par Alain Bagnoud

    dictionnaire-egoiste-de-la-litterature-francaise.gifJe trouve le dictionnaire de Charles Dantzig passionnant. D’abord parce qu’il parle de ce qui m’intéresse: la littérature et les écrivains. Ensuite parce qu’il en parle avec une partialité qui provoque l’adhésion, l’amusement, l’agacement ou l’exaspération.

    Les entrées y sont variées: auteurs, œuvres ou thèmes (« Adjectif », « Adverbes », « Bibliothèques de maison de campagne », « Commencer (par quoi)... »). Il y a des écrivains canoniques (Hugo, Voltaire, Balzac), des prédilections personnelles (Max Jacob, Cocteau, Valéry Larbaud), des inconnus (Pierre Herbard, Astophe de Custine), des oublis.

    Son angle d’attaque: Dantzig traite les classiques comme s’ils avaient publié à la dernière rentrée littéraire, les dépouille du prestige automatique et de la révérence obligatoire. Bien sûr, il tient compte, ou veut tenir compte, en général de la perspective historique, plus particulièrement des préjugés de chaque époque. Ce qui ne l’empêche pas de véhiculer parfois ceux de la nôtre.

    Par exemple Rousseau l’agace et l’irrite à cause d’un point de vue très contemporain. Dantzig ne l’aime pas à cause de son personnage, pour des questions morales, ou à cause de ce qui sort ultérieurement de ses idées (questions politiques). En général, rendons-lui justice, il s’attache plutôt à juger l’aspect formel des œuvres.

    020909490435_web.jpgCe dictionnaire révèle beaucoup de choses sur son auteur d’abord. Est-il injuste comme on l’a reproché? Bien sûr que non. Ce mot n’a aucun sens ici. Un critique n’est jamais injuste: il exprime des goûts, qui n’ont rien à voir avec la vérité.

    C’est ce que nous oublions souvent quand nous publions. On a le droit de ne pas aimer nos livres. Les critiques ne se basent pas sur une échelle absolue, ce que nous croyons quand ils sont favorables, et ils n’ont pas « rien compris », ce que nous pensons quand ils nous étrillent.

    Ils ont compris ce qu’ils peuvent. En parlant de nos livres, ils font un autoportrait. Celui de leurs valeurs, de leurs principes, de leur esthétique. C’est parfois peu flatteur. Il arrive qu’on ait honte pour eux.

    Dantzig a au moins une esthétique claire. Il déteste l’emphase, le ronflant, aime en général le court, le dépouillé, le sec, le rapide, avec bien sûr les exceptions de rigueur (Proust). Il a beaucoup lu et beaucoup pris de notes. Certaines de ses entrées sont d’ailleurs composées de remarques décousures.

    Avec tout ça, il a le goût d’étonner, il est brillant. Un peu trop brillant. (C’est ma manière d’illustrer une de ses remarques: faire semblant d’être supérieur à l’auteur dont on parle en lâchant une réticence finale – je cite de mémoire, il y a 1147 pages)

    Comment peut-on être trop brillant? Eh bien, en voulant à toute force l’être.

     

    Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Le livre de poche,

  • Douna Loup : un nom à retenir

    images.jpegRetenez bien ce nom, aux allures de pseudonyme ethno : Douna Loup. Douna comme Douna, une petite ville du Burkina Faso. Et Loup comme le grand méchant loup, et comme le Théâtre du même nom. Car Douna Loup vit à Genève où elle est née en 1982, de parents marionnettistes. Si l'on en croit Culturactif, « elle passe son enfance et son adolescence dans la Drôme. À dix-huit ans, son Baccalauréat Littéraire en poche, elle part pour six mois à Madagascar en tant que bénévole dans un orphelinat. À son retour elle s'essaye à l'ethnologie, elle nettoie une banque suisse pendant trois mois, garde des enfants durant une année, écrit sa première nouvelle, puis devient mère, et étudie les plantes médicinales. Après avoir vendu des tisanes sur les marchés et obtenu un certificat en Ethno-médecine, elle se consacre pleinement à l'écriture et à ses deux filles. »

    Un premier roman, donc, au titre énigmatique, L'Embrasure*. Un titre qui donc à la fois l'ouverture, la blessure et la brûlure. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette roman qui cherche un peu sa voie entre des épisodes parfois aléatoires, voire incertains, et pas toujours bien ficelés ensemble. Simple défaut de jeunesse : le désir impérieux de tout dire, de trop dire, dans un seul livre. Mais le lecteur qui prend la peine d'entrer dans cet univers à la fois fantastique et singulier ne sera pas déçu : il y trouvera matière à réflexion et à rêverie. Il se laissera surprendre à chaque page par une sensation nouvelle, une découverte, un rythme ou une odeur, une trouvaille poétique.

    Le narrateur de L'Embrasure est un jeune homme de 25 ans, ouvrier, taciturne et solitaire. Sa vraie passion n'est pas l'usine, où il travaille comme un robot, mais la forêt, qu'il explore comme une femme, et parcourt de long en large pour aller chasser. Affûts. Longue traque muette. Observation de tous les signes, traces, brisées, qui le mènent infailliblement à sa proie. Or, au lieu d'une proie patiemment traquée, il tombe un jour sur un cadavre à l'abandon. Un homme perdu, sans nom et sans visage. « Maintenant que je vois la forme c'est sûr, il y a la tête qui se devin sur la terre et les bras repliés sur le thym. »

    Pourquoi cet homme est-il venu mourir dans sa forêt ? Quels signes a-t-il voulu lui envoyer ?

    Le roman démarre vraiment par cette découverte. Dès cet instant, le narrateur est littéralement hanté par l'inconnu. Il entreprend sa propre enquête sur le mort — un suicidé, en fait — qui s'avère s'appeler Leandro Martin, noter régulièrement ses réflexions dans de petits carnets, vivre en marge de la société et de sa famille, qui le connaît si mal. Bien sûr, cette enquête sur l'autre, le mort perdu dans sa forêt, est d'abord, pour le narrateur, une quête de soi-même. Une quête qu'il poursuit à travers plusieurs femmes. Lise d'abord, puis Eva (il fallait une femme fatale au roman!). Douna Loup excelle à rendre à la fois le désir et le vide, la sensualité de ces rencontres et l'impasse où elles mènent : « tous les deux, nous nous demandons ce qui nous rassemble, et nous nous rassemblons quand même ». Il y a de la sauvagerie, mais aussi du désespoir dans cette rencontres toujours fragiles, toujours à confirmer le lendemain.

    Si le roman se perd un peu dans sa dernière partie, c'est sans doute que son narrateur est lui-même perdu, en quête d'une vérité sur le monde et sur lui-même qui glisse entre ses doigts comme la pluie sur les feuilles des arbres. On sent chez lui l'appel constant de la nature, sa beauté, sa violence, son mystère impérieux, qui le renvoie à son amour des femmes, non moins sauvage et mystérieux. Dans une langue à la fois simple et efficace, très poétique, Douna Loup sait créer un monde d'images et de sensations fortes. Elle renvoire le lecteur, comme le narrateur, à l'énigme de son désir. Elle trouve les mots pour dire ce qui se cache dans l'embrasure.

    * Douna Loup, L'Embrasure, roman, Mercure de France, 2010.

    La revue Le Passe-Muraille publie, dans son dernier numéro, un long texte inédit de Douna Loup.


    Douna Loup, "L'embrasure" par mercuredefrance

     

  • exterminons les vieux!

     

     

     

    par antonin moeri

    Muray_jeune.jpg

     

     

    «Chasseurs de vieux» est une nouvelle de Buzzati que le lecteur a envie de «relire trois cents fois», comme dit une journaliste culturelle de la radio romande. C’est l’histoire de Roberto Saggini, un séduisant quadra qui, vers deux heures du matin, arrête sa voiture pour aller acheter des cigarettes. Quand il sort du bar-tabac, une bande de voyous lui tombe dessus. Ce sont des jeunes animés par la haine des vieux qu’ils rendent responsables «de leur mélancolie, de leurs désillusions». Des ados flattés par les journaux, la radio, la télé, le cinéma. Leur slogan: «L’âge est un crime». Roberto s’enfuit entre les roulottes d’une fête foraine. Il cogne durement un des crânes rasés qui se révèle être son propre fils. Il court dans un bois, descend une colline, traverse une rivière, se retrouve au bord d’un gouffre et tombe dans le vide. Cette course folle a tellement épuisé les rebelles que Regora, leur chef, s’est brusquement transformé en vieillard édenté, aux joues flasques et aux paupières flétries. Désormais, c’est lui que poursuivront les cailleras en colère.

    Cette petite fable réserve un rare bonheur de lecture. En effet, je partage avec Regora et ses potes l’idée que les vieux sont répugnants et qu’il faut à tout prix les supprimer. C’est d’ailleurs ce que suggère Théraulaz dans son spectacle: comment peut-on supporter la crasse sénile, les dents qui tombent, le diabète, les cheveux blancs, la prostate enflammée, la ménopause avilissante, l’hypertension déroutante, l’alzheimer, le cancer sournois, l’ulcère douteux, le fibrome sidérant, les céphalées chroniques, les flatulences désobligeantes, l’hémorroïde du désastre, la fistule infamante, le filet de bave au coin de la gueule? Il serait tellement plus simple de placer des containers au coin des rues, dans lesquels on verserait les cadavres de vieux torturés, étranglés ou égorgés au préalable. La municipalité recevrait l’ordre d’acheminer leur contenu vers un gigantesque crématoire.

    On vivrait enfin sur une planète zéro défaut, une planète propre peuplée d’enfants prodiges encensés par les publicitaires, «encouragés à s’imposer de n’importe quelle façon», qu’on pourra remuer devant les caméras et faire parler «avec un vocabulaire jeune, des arguments jeunes, des valeurs jeunes». Ce que raconte Buzzati avec son humour raffiné, Muray le développe, avec l’efficacité guerrière de son style flamboyant, dans «La jeunesse est un naufrage».

    Dino Buzzati: Le K,, Pocket, 1992

    Philippe Muray: Exorcismes spirituels, Les belles lettres, 1997