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  • La fabrique de l'exemplarité

     

    par antonin moeri

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    On a assez dit de Céline qu’il était le pire cochon salaud vendu antisémite «collaborateur» traître voleur massacriste. Idée que Céline lui-même se faisait un plaisir de répercuter dans ses derniers romans. Mais qu’en est-il de celui que Boris Vian appelle Jean Sol Partre et que Céline, dans un petit «chef-d’oeuvre du genre», nomme Jean-Baptiste Sartre, l’agité du bocal, haineux, étouffant, foireux, demi-sangsue, demi-ténia, damné pourri croupion, petit bousier, petite saloperie gavée de merde?

    Le talent de Céline fascinait Sartre, grand bourgeois parisien issu de Normal Sup qui savait par coeur de  nombreux passages du «Voyage au bout de la nuit». Et dans un livre de David Alliot «Céilne, idées reçues sur un auteur sulfureux», le lecteur apprend que Sartre, en 1941, écrivit et fit jouer une pièce de théâtre antisémite devant un panel d’officiers allemands, que ce même Sartre publia des éditoriaux dans un journal très collaborationniste, qu’il se démena pour faire jouer une de ses pièce dans un théâtre aryanisé. Dès 1944, l’archétype du grand résistant «qui occupe alors une place prépondérante dans le monde des lettres», ce membre influent du Comité national des écrivains va prendre sa revanche sur celui qu’il avait tant admiré, sur celui qui lui faisait de l’ombre en des temps troublés. En 1946, Céline est réfugié au Danemak et risque la peine de mort, s’il est extradé. C’est le moment que choisit Sartre pour écrire dans la revue des Temps modernes: «Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis c’est qu’il était payé». David Alliot se demande pourquoi le pape de l’existentialisme voulut, à ce moment-là, causer à Céline des torts irréparables. Il avance l’hypothèse d’une jalousie littéraire.

    Le petit livre d’Alliot publié au «Cavalier bleu» a le mérite de nuancer les jugements définitifs et de pulvériser certains poncifs. Il donne surtout envie de relire les romans d’un auteur qui, après un long purgatoire, «est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands auteurs du XX e siècle». Ce qui, à mon humble avis, n’est pas tout à fait le cas de l’auteur des «Mouches».

    David Alliot: Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux», éditions «Le Cavalier Bleu», 2011

     

  • Jérome Meizoz, La Fabrique des singularités

    Par Alain Bagnoud

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    C’est plein d’idées, La Fabrique des singularités, dont on a dit ici qu’on reparlerait.

    Meizoz y traite des postures d’écrivains.

    La posture, c’est le fait pour les artistes de se composer une image promotionnelle, mais c’est aussi un moyen de légitimer une prise de parole. Un exemple intéressant, dont parle Meizoz, est celui de Céline.

    Céline n’est pas Destouches. Destouches est le personnage réel, Céline la posture. Mais Meizoz montre comment, à travers une construction qui tend vers l’autofiction, Céline a validé et assumé les histoires sur l’enfance qu’il a racontées dans Mort à crédit.

    Si on se base en effet sur l’autobiographie réelle de Destouches, Mort à crédit n’est pas une autobiographie. La misère, les faillites, les problèmes d’argent, le père raté, la mère écrasée de travail, les baffes, etc. tout ça est faux, ou au moins extrêmement exagéré, tiré profondément vers la noirceur.

    Pourtant, Céline va ensuite assumer ces données comme si elles étaient biographiques, les proclamer dans des entretiens journalistiques. Il y aura une contamination de la fiction dans le réel. Notre auteur va assumer ce que Meizoz appelle un « script prolétarien typique des années 1930, version radicalisée de l’idéal de la IIIème République, celui de l’enfant pauvre qui réussit ». Il sera le médecin des nécessiteux, le mutilé de guerre, le gosse ayant dû travailler dès 12 ans.

    20s_celine.jpgTout ceci colle à l’école populiste du moment, dont Hôtel du Nord d’Eugène Dabit est le plus grand succès, publié l’année où Céline commence à rédiger le Voyage.

    Anecdote amusante et éclairante: Destouches a fait promettre à sa mère de ne jamais lire Mort à crédit. Il ne voulait pas qu’elle se choque du portrait qu’il a fait d’elle ni qu’elle conteste les faits qu’il présente désormais comme ceux qu’il a réellement vécus.

    Et autre chose intéressante que relève Meizoz: Céline prend le pas sur Destouches dans la correspondance du Voyage jusqu’en 51, c’est-à-dire au procès. Durant cette période, il signe principalement ses lettres avec son pseudonyme. Après, encombré peut-être par ce personnage qu’il a créé et auquel il a été complètement identifié (celui des pamphlets notamment), il se remet à signer Destouches. Mais le personnage, ou, comme dirait Meizoz, la posture de Céline est celle qui restera.

     

    Jérome Meizoz, La Fabrique des singularités, Postures littéraires II, Slatkine Erudition, Genève 2011

  • Reynald Freudiger, Àngeles

    Par Alain Bagnoud

     

    freudiger_angeles.jpgDeuxième livre de Reynald Freudiger après La mort du prince bleu, Àngeles est une réussite.

    D’abord la préface.

    On ne fait plus de préfaces désormais, déplore Freudiger, qui les aime et du coup en pond une charmante. Il y parle de son titre, de la manière idéale de lire son recueil: chaque texte d’une traite. Idéal pour les pendulaires: un à l’aller, un autre au retour. Le livre leur propose ainsi une semaine de trajet.

    Ces textes courts ne sont pas de nouvelles dans le sens traditionnel du mot. L’éditeur les annonce comme des récits, Freudiger leur préfère le mot de contes. Définissons tout ça. Je sors mon dictionnaire.

    Un conte, c’est une « action de rapporter à quelqu'un un fait réel » ou un « récit d'aventures imaginaires destiné à distraire, à instruire en amusant ». Les deux définitions collent avec le projet de Àngeles. Le livre a aussi des affinités avec ce qu’on appelle le réalisme magique, qui se donne « généralement pour but de saisir une réalité avérée à travers la peinture quotidienne de populations latino-américaines ou caribéennes pour en révéler toute la substance fabuleuse, irrationnelle parfois étirée jusqu’au rang de mythe. » (voir ici).

    Les histoires séduisantes et âpres qu’on trouve dans Àngeles se passent en Amérique latine, et mettent en scène des personnages communs (par exemple un Bolivien immigré) ou extraordinaires (un ange avec ses ailes bricolées). Ils reflètent une vision de ce continent poétique ou réaliste (les jeunes kidnappeurs), liée à l’Histoire (les dictatures) ou à un quotidien parfois violent (rapt, assassinats).

    Il y a de l’humour aussi, sous-jacent ou au premier plan, comme dans ce récit où les passagers d’un bus voient une apparition: une tête barbue. Tout le monde identifie le Christ sauf le narrateur, en proie à une mission littéraire, qui tente de persuader les autres qu’il s’agit de Don Quichotte.

    e13cfc36d3.jpgTous ces contes un peu baroques forment un univers cohérent, avec pour lien thématique et suspendu la présence des anges. A chaque fois, il s’agit de l’autre, de la manière de le voir, de le juger, de le comprendre, des variations aussi du regard qu’on peut avoir sur autrui.

    C’est l’écriture également qui les unit. Leur composition se réfère à une esthétique cohérente. Les voix différentes qui parlent ont en commun un ton détaché, amusé, candide, qui prend de la distance avec les drames, les cruautés et les émerveillements, et distille une force contenue d’émotion. Présence d’un auteur qui maîtrise son récit et joue avec lui.

    Reynald Freudiger est né en 1970. Il a voyagé en Amérique latine après ses études de lettres à Lausanne. « Là-bas, il s’intéresse de près au mouvement de fond qui, un peu partout sur le continent, porte alors la gauche au pouvoir. » (Culturactif) On le retrouve collaborateur à l’édition critique des œuvres complètes de Charles-Ferdinand Ramuz pour le compte du Centre de recherches sur les lettres romandes. Actuellement, il enseigne le français dans un gymnase et s’adonne à la critique littéraire – et à l’écriture.

     

    Reynald Freudiger, Àngeles, L’Aire

     

  • L'acte manqué (et réussi) de DSK

    images.jpegL'affaire est simple : vous avez un homme riche, brillant, marié à l'une des femmes les plus célèbres de France. Un homme de scène et de pouvoir. Directeur du FMI et grand stratège de la finance mondiale. En outre, le favori des sondages pour l'élection présidentielle française de 2012. Un homme à qui tout réussit…

    Et que fait ce Surhomme ?

    Il se laisse prendre dans une affaire sordide avec la femme de chambre d'un grand hôtel new yorkais ! Noire, pauvre et sans doute au-dessus de tout soupçon…

    Y a-t-il une raison logique à ce comportement ?

    Certains parlent d'addiction sexuelle, de désir tyrannique, d'« instinct du violeur ». DSK serait un monstre déguisé en représentant de la gauche caviar. Un malade. Un psychopathe. Cela arrange beaucoup de monde, à gauche comme à droite. Même les plus navrants, comme Holenweg ou Brunier. Rien n'est plus faux, bien sûr.

    D'autres parlent de complot, orchestré par on ne sait quel rival satanique. Sarkozy (qui se frotte les mains) ? Ségolène Royal (qui a beaucoup de mal à cacher la joie que lui donnent les images de DSK menotté) ? Marine le Pen (qui savait tout avant tout le monde) ? La CIA ? Feu Ben Laden (paix à ses cendres) ? On le voit : la théorie du complt ne tient pas une seconde…

    A moins que…

    Et s'il ne s'agissait pas d'un complot extérieur ? Si l'ennemi ne venait pas du dehors, mais du dedans ? Autrement dit : et si DSK l'avait fait exprès ? Sans le vouloir, bien sûr. Si quelqu'un, en lui, avait décidé de mettre un terme à cette mascarade? La mascarade du premier de classe, du mari exemplaire, du dirigeant inspiré. Du futur Président. Voilà pourquoi, inconsciemment, il a si bien réussi son acte manqué. « Mon royaume pour une pipe ! » suppliait l'homme qui voulait échapper à la comédie politique. Poser le masque de l'imposteur. Et qui a tout perdu. C'est la moindre des choses.

    Au grand bonheur de son inconscient.

  • Lettre ouverte cybernétique au Rédacteur en chef de la Tribune de Genève

    par Pascal Rebetez

     

    Cher Pierre Rütschi,

    Pourquoi n’y a-t-il plus ni recension ni critique de livres dans la TdG ( ou quasi plus, ne jouons pas sur les exceptions) ? Vous me répondrez qu’il n’y en a plus besoin puisque le blog de la TdG s’en charge, entre autres dans Blogres, chroniques régulières de la vie littéraire que quelques « plumitifs » alimentent régulièrement, sans barguigner sur la gratuité de leur geste. Ils sont payés en retour, dira-t-on, par un supplément de visibilité que la vanité des auteurs eux-mêmes considère comme émolument suffisant : la gloire n’a pas de prix, certes. Mais un doute toutefois me taraude : celui de servir, otages involontaires, de caution à une politique délibérée d’évidage culturel dans la version « papier » de la TdG.

    J’aimerais, bien sûr, être rassuré par vous sur ce point précis, afin de continuer avec plaisir de participer au succès de votre espace démocratique.

    J’aimerais surtout, en tant qu’auteur et en tant que lecteur – je ne parle même pas de l’éditeur !-, que votre organe redonne aux livres une petite chance d’exister grâce aux comptes-rendus, voire aux critiques de vos journalistes qui, par ailleurs, font un admirable travail dans les domaines du cinéma, du théâtre, de la danse et de l’art contemporain.

    Recevez, cher Pierre Rütschi, mes plus soucieux messages.

  • nouvelle épistolaire



    par antonin moeri

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    «Pourquoi, mon petit chou?» («Why, Honey?») est la seule nouvelle épistolaire de Carver. Une femme a reçu une lettre d’un inconnu qui a retrouvé sa trace. Une femme qui a déménagé et fait mettre son numéro sur la liste rouge parce qu’elle a peur. Elle voit des espions devant son actuel domicile, reçoit des coups de fil anonymes. Elle craint son fils qui l’a terrorisée pendant des années et qui est devenu célèbre. En écrivant à cet inconnu, elle voudrait savoir comment il a déniché son adresse (à elle) et pourquoi il veut obtenir des informations sur ce fils qu’elle a élevé seule et qui l’a tellement fait souffrir.

    Un fils sournois, qui piquait des crises de rage, qui introduisit un pétard dans le cul d’une chatte pour la faire exploser, qui prétendait gagner 80 dollars alors qu’il n’en gagnait que 28, qui mentait systématiquement, qui s’est acheté à 18 ans une voiture, un fusil et un couteau de chasse. Un jour, la mère trouve dans le coffre de cette voiture une chemise pleine de sang. Le fiston prétend qu’il a saigné du nez. Un autre jour, il agresse sa mère, croyant qu’elle l’espionne. Pour excuser son dérapage, il lui montre la dissertation qu’il est en train d’écrire sur les rapports entre le Congrès et la Cour suprême. Elle lui demande pourquoi il ne lui dit jamais la vérité. «Pourquoi, mon petit chou?» Il lui ordonne alors de se mettre à plat ventre devant elle. Cette nuit-là, le futur homme d’État quitte définitivement sa mère. Il obtiendra un prix pour sa brillante dissertation. Il se serait engagé dans les Marines et aurait fréquenté une université. Elle ne le reverra qu’à la télé ou dans les journaux. Il ne répondra jamais aux lettres de sa mère mais sera élu gouverneur.

    Le lecteur se demande qui est cet inconnu qui a retrouvé la trace de la vieille maman terrorisée. On pourrait imaginer un journaliste voulant faire un scoop sur l’homme politique, ou un détective menant une enquête sur une sombre affaire de blanchiment, d’abus de biens sociaux ou de meurtre. Ou un beau-frère révolté par le sort réservé à sa soeur, celle qui aurait épousé le futur gouverneur. Ou un homme voulant informer une mère du projet criminel de son fils. Le lecteur imagine ce qui pourrait se passer si cette mère terrorisée et ce fils «arrivé» se retrouvaient dans un square, un séjour, une gare, un bar ou un aéroport. L’étranglerait-il, lui parlerait-il gentiment ou la descendrait-il d’un coup de revolver, l’odieux sadique tortionnaire réduit à utiliser la violence pour régler ses problèmes existentiels? Le lecteur ne sait pas si la mère nourrit un fantasme ou si elle court un véritable danger. Heureusement, l’inconnu qui décida de prendre contact avec la vieille dame a signé sa lettre: petite lueur d’espoir pour la maman affolée.

    R. Carver: Tais-toi, je t’en prie.   Stock, 2003

     

  • DIP: après le latin, la littérature?

    Par Pierre Béguin

    Enseignementlittérature.PNGBlogres est avant tout un blog littéraire. En ce sens, il défend la littérature. Et cette défense commence par l'école. A plus forte raison quand celle-ci marche sur la tête.

    Pourquoi ces tautologies en guise d'introduction? Parce qu'après les menaces qui pèsent sur le latin, voici venues celles qui visent l'enseignement des langues vivantes. Si le latin possède heureusement ses ardents défenseurs, si la presse a servi opportunément de caisse de résonnance contre les attaques régulières dont il est victime, les pressions qui s'exercent maintenant sur la conception même de l'enseignement des langues vivantes sont beaucoup plus discrètes, pour ne pas dire sournoises. De quoi s'agit-il?

    Je l'ai déjà écrit sur ce blog (cf. extension des nouvelles tyrannies II), le nouveau joujou du DIP, sa pierre philosophale actuelle, c'est l'uniformisation. Uniformiser certes, me direz-vous, mais selon quelle norme? La norme européenne, voyons! Il faut être le plus euro-compatible possible. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de mettre en adéquation nos programmes d'enseignement des langues vivantes (anglais, allemand, italien, espagnol) avec le cadre européen (ou, pour dire les choses plus crûment, il s'agit de faire aussi mal que les autres, à savoir de trouver le PMDC, le Plus Mauvais Dénominateur Commun). En ce sens, des organismes, des commissions, des instruments sont régulièrement constitués. Parmi eux, le CECR. A savoir, le Cadre Européen Commun de Référence, dont le libellé indique assez clairement l'objectif. Initialement, le CECR se voulait un instrument essentiellement descriptif, se limitant à encourager le questionnement pédagogique et à faciliter les échanges d'informations entre praticiens et apprenants. Bien entendu, le glissement de la fonction descriptive à la fonction prescriptive était prévisible. Nous n'avons pas été déçu, comme souvent avec le DIP lorsqu'il s'agit de soutenir le pire. Car le CECR menace maintenant de devenir l'instrument de référence. Ainsi, les directeurs/trices du Collège de Genève semblent avoir récemment admis l'idée que le CECR doit servir de cadre référentiel à l'enseignement des langues vivantes.

    Et c'est bien là le problème. Car le CECR milite pour une dimension purement utilitaire de l'enseignement des langues, à l'exclusion de sa dimension culturelle et littéraire, reléguée à une sous-catégorie de «congé et loisirs», une sorte de supermarché où elle côtoie, sur les rayons «thèmes de communication», les achats, la nourriture et la boisson. Une conception donc uniquement axée sur la pragmatique langagière, aux antipodes de toute incitation réflexive et analytique, à des années lumière des principes et des valeurs qui ont toujours régi la maturité gymnasiale, et selon lesquels l'enseignement des langues doit s'inscrire clairement dans un cadre élargi de culture générale et d'exercice de développement de la pensée.

    Car dans l'enseignement de l'ignorance, dès qu'on entend le mot «culture», on sort son pistolet. Attention! Le moins possible de littérature! Cela pourrait contribuer à la maturité d'esprit et à la liberté de jugement. Le DIP doit se convertir en une gigantesque machine à décerveler, semblable à celle d'Ubu, capable de produire en masse une foule d'abrutis consuméristes se vautrant dans les divertissements les plus abêtissants et ne pouvant produire que des énoncés basiques. Alors focalisons l'enseignement des langues uniquement sur des activités communicationnelles, si possible dans des cadres d'énonciation à dimension commerciale, au détriment des contenus culturels, aussi dangereux qu'inutilement dispendieux! Avec en sus le label euro-compatible comme caution!

    Tel est un des débats qui agitent les coulisses du DIP. Un débat qui n'est pas encore sur la place publique mais qui pourrait y venir par la politique du fait accompli si l'on y prend garde. La place publique, l'agora, maintenant, c'est aussi, et surtout, la blogosphère. Alors je pose la question: enseignement des langues portant sur une dimension essentiellement utilitaire, pragmatique, avec des énoncés situationnels à résonnance commerciale? Ou enseignement des langues incluant la dimension culturelle, littéraire, avec incitation réflexive et analytique?

    Bon! Dite en ces termes, me direz-vous, la question reste purement rhétorique. Celle qu'on devrait plutôt se poser consisterait à savoir comment des personnes qui ont bénéficié d'un enseignement qualitatif se profilent en prédateurs des valeurs et des principes qui les ont hissés au niveau enviable où elles peuvent maintenant détruire l'instrument même de leur ascension. Non! Ce n'est pas pour rester les seules. Mais par opportunisme, par carriérisme. Exactement comme en politique! Les soutiens et les arrangements entre partis faisant le reste. Depuis plus de trente ans que je fais les cents pas dans ce département (et non pas, hélas, les quatre cents coups!), j'ai observé le mécanisme à maintes reprises: dès qu'une personne, à quelque échelon qu'elle se trouve, soutient une idée souvent délirante, parfois judicieuse, mais qui vole dans l'air du temps, c'est avant tout pour s'en servir. Si l'idée passe, son défenseur passe avec. Et un échelon de gravi, un! Le problème, c'est que l'idée reste et qu'il faut ensuite s'en accommoder. Voilà pourquoi les mauvaises idées rencontrent toujours leurs thuriféraires, voilà pourquoi il se trouve au Collège de Genève des défenseurs bien placés d'un appauvrissement de l'enseignement des langues vivantes, voilà pourquoi certains militent pour une évacuation de la dimension culturelle au profit d'une finalité essentiellement pragmatique. S'ils ne croient pas à l'idée, ils parient sur son pouvoir ascensionnel.

    Chez l'être humain, la vanité est l'arme principale des mécanismes de prédation. Et si, à ce niveau, nous sommes tous plus ou moins armés, il en est de plus dangereux qui possèdent un véritable arsenal. Avec, souvent, la frustration en guise de détonateur...

  • Ian McEwan solaire

    Par Alain Bagnoud

     

    12508-medium.jpgMichael Beard est un glandeur. Buveur, trompeur, coureur de femmes, il voit son cinquième mariage se finir par sa faute: onze liaisons en quatre ans. Il est petit, rondouillard, veule, il gagne de l’argent en prêtant son nom à des organismes de recherche et en déclinant la même conférence devant des auditoires complaisants.

    C’est qu’il a eu le Prix Nobel de physique, des années plus tôt. Du coup, tout passe. Il séduit, on le prend pour un chercheur compétent, on l’admire.

    Ça, c’est au début de Solaire, le roman de Ian McEwan, un des auteurs anglais les plus en vue actuellement. Ensuite, ça va évoluer.

    Je cite en vrac les ingrédients qui font bouger les choses. Mort accidentelle du jeune amant de sa femme, un chercheur qui travaille dans l’organisme que le Prix Nobel est censé diriger. Beard qui a peur qu’on l’accuse fait condamner quelqu’un d’autre, récupère les recherches de ce jeune amant et se lance dans une deuxième carrière, touchant à l’écologie et au solaire, et censée sauver le monde.

    ian-mcewan-1.1300118029.jpgLe roman, une satire, explore les milieux scientifiques et écologiques. Il y a toutes sortes d’épisodes et de milieux, qui se fondent tout compte fait dans l’ensemble et contribuent à l’avancée de l’intrigue. C’est très drôle. L’épisode sur la banquise où Beard est invité pour voir l’avancée du réchauffement!

    Et il y a même une morale: la tartuferie, le vol, le mensonge, la mauvaise foi ne peuvent pas toujours triompher, il y a un moment où on doit affronter ce qu’on est.

    Que demander de plus?

     

    Ian McEwan, Solaire, Gallimard 2011

  • Jeanne ou Le Livre de ma mère (Jacqueline de Romilly)

    images-2.jpegC'est un livre à la fois très « public » et très secret que nous donne aujourd'hui Jacqueline de Romilly, la grande spécialiste de la Grèce. Très secret, tout d'abord, parce que le livre était achevé de longue date et gardé soigneusement dans un tiroir de son éditeur, Bernard de Fallois, car il ne devait être publié qu'à la mort de l'académicienne, décédée le 18 décembre 2010 à l'âge de 97 ans. Pudique et secret : le texte magnifique de Jacqueline de Romilly l'est constamment. Mais aussi très « public ». À la fois accessible, écrit dans une langue somptueuse, rythmée, vivante, et ouvert sur le monde.

     

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  • passion véhémente

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Il y a 18 ans, Jean-Louis Kuffer sortait un livre aux éditions l’Age d’Homme qui préfigure L’enfant prodigue. Une posture semblable: interroger sa propre existence ou des moments de cette existence en faisant ce qu’on pourrait appeler de l’auto-fiction. Dans Le Coeur vert, c’est une passion véhémente qui est interrogée. La guerre des sexes y rythme les minutes intenses et les minutes de désespoir. Comme L’enfant prodigue, Le Coeur vert se termine par l’évocation d’un amour sage, «un amour confiant, partagé, durable, que le temps embellit et augmente». Il se termine par des phrases de reconnaissance adressées à «la femme de ma vie».

    L’écriture, dans le Coeur vert n’est pas aussi maîtrisée que dans l’Enfant prodigue, mais il y a déjà cette volonté de faire un roman de sa propre vie, de raconter dans une langue travaillée et foisonnante une histoire qui pourrait être celle de chacun. La guerre des sexes que JLK met en scène rappelle celle que Strindberg aimait mettre en scène.

    J’eus le sentiment, en relisant le Coeur vert, que l’écriture puise son énergie dans cette guerre. Un peu comme si la discorde était à l’origine du verbe, plus que la paix dans les chaumières. Mais cette seule guerre ne saurait fournir la matière d’un livre. Heureusement, en basculant dans la farce, le lecteur respire. La réunion chez le nabab permet un changement de perspective, permet de voir sous un autre jour les coups de griffe de la tigresse, ici nommée La Sarrazine. Et cela avec un humour non dépourvu de tendresse.

    C’est que la Sarrasine aura eu un mérite: pousser le narrateur jusqu’aux «extrémités de ces terres stériles où l’homme dévalué, puis regroupé sur lui même, n’a plus qu’un vague désir de désir». C’est grâce à elle qu’il sera revenu de ses errements comme blindé de douceur, plus serein d’avoir vu de tout près les sinistrés avérés des basses fosses de l’existence.

    C’est d’ailleurs dans ce livre que moi l’un commence à interroger moi l’autre. Interrogation que JLK poursuit dans son blog et dans L’Enfant prodigue.

     

    Jean-Louis Kuffer: L'enfant prodigue, D'autre Part, 2010

    Le Coeur vert, L'Age d'Homme, 1993