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  • Extension des nouvelles tyrannies

    Par Pierre Béguin

    Pour les enseignants, l'Email professionnel s'appelle EDU. Oui, je sais, c'est moche. Mais comme l'Email qu'il désigne l'est aussi, on peut au moins dire que c'est approprié. Moi, EDU, ça me rappelle un des premiers feuilletons que j'ai vu à la télévision dans ma prime enfance: Monsieur ED, le cheval qui parle. Il y était donc question d'un cheval, un vrai, qui parlait, qui riait en découvrant ses gencives, laissant apparaître alors ses énormes dents. Et donc, bien évidemment, celui dans la classe qui possédait la plus belle paire de dents se voyait immédiatement affublé du surnom de Monsieur ED. En général, il le supportait très mal...

    Donc, comme Monsieur ED le cheval qui parle, EDU parle. Ça ne rit pas, mais ça parle. Et ses dents sont acérées. Chaque fois que je consulte l'abominable «boîte EDU» - bien trop souvent pour moi mais pas assez pour mes collègues et mon employeur - une interminable liste de messages en caractères gras, pour bien me montrer que je ne les ai pas encore consultés et que je devrais m'en sentir coupable, défilent sous mes yeux dépités ou irrités selon mon humeur. Les trois quart des messages sont purement informatifs et ne revêtent aucun intérêt. Les autres, noyés dans la masse d'où ma patience doit les extraire, sont urgents. Car telles sont les caractéristiques essentielles d'un Email professionnel: c'est un fourre-tout bordélique à souhait que l'usager doit sans cesse remettre en ordre, c'est inutilement chronophage et c'est une tyrannie quotidienne par l'urgence qu'il impose.

    - As-tu lu le message que je t'ai envoyé sur EDU ce matin?!

    - Comment! Vous n'avez pas consulté votre «boîte EDU» aujourd'hui!

    - T'as oublié la réunion! Pourtant, ça fait deux jours que la convocation figure sur ton Email! Faut consulter ta «boîte EDU» de temps en temps!

    Et ces mots «boîte EDU» provoquent immanquablement le même effet sur mes nerfs que les mots «vin chaud» ou «planter de bâton» sur ceux de Jean-Claude Dusse - les initiés comprendront, les concernés se méfieront, les autres passeront immédiatement au paragraphe suivant...

    C'est comme ça dans les salles des maîtres (et ailleurs aussi, je suppose). Au point que, avant de saluer mes collègues le matin, je leur demande d'abord, narquois, s'ils ont consulté leur «boîte EDU». Eh oui! Ce qu'on demande surtout à un prof, maintenant, c'est de bien fermer sa gueule et de bien ouvrir sa «boîte EDU». Quitte à consacrer une bonne demi-heure quotidiennement à cet appel d'air d'informations dans lequel s'engouffrent surtout les plus inutiles ou les plus polluantes.

    Mais, davantage que la perte de temps, c'est la tyrannie qu'exerce sur l'employé un Email professionnel qui est redoutable. Un copain employé de banque me racontait qu'il n'est pas rare que des messages urgents (entendez: pour lesquels l'émetteur exige une réponse urgente, c'est-à-dire tous) soient envoyés après 20 heures. En cas de non réponse immédiate, on sait que vous n'êtes pas friand d'heures supplémentaires. Et un mauvais point! Un! L'Email, c'est l'œil de Moscou sous l'apparence trompeuse d'une technologie qui devrait - nous dit-on - nous faciliter l'existence mais qui nous l'empoisonne copieusement. Je vous parie que, bientôt - si ce n'est déjà le cas - on va mandater à grands frais des nouveaux spécialistes ès Email qui arriveront à la conclusion que l'employé perd trop de temps inutilement à consulter sa boîte Email. Sont quand même forts, ces spécialistes!

    Que ceux qui ne sont pas d'accord avec moi et veulent argumenter s'abstiennent. Ceci est un billet d'humeur avec toute la mauvaise foi qui en caractérise le genre. Et je ne suis pas d'humeur à être contrarié sur ce point. Que ceux qui s'étonnent qu'un tel sujet soit abordé dans un blog littéraire se rassurent. J'y arrive. Outre à Monsieur ED, et de manière toujours aussi personnelle et subjective, lorsque je dois sacrifier au rituel et que je m'apprête à faire une petite descente à la «boîte EDU», je pense à Houellebecq, et ça me coupe quelque peu mes effets. Plus précisément, je pense à Extension du domaine de la lutte, dont le héros, et ce n'est pas un hasard, est un informaticien désabusé. La vie moderne ne cesse d'étendre son domaine de lutte, elle nous accule dans notre sphère privée qu'elle ronge comme une peau de chagrin, qu'elle noie sous de vaines obligations, qu'elle détruit par de futiles complications. Si l'écriture ne soulage guère, car l'écriture est lutte elle aussi, il nous reste la lecture, prétend Houellebecq. C'est son pouvoir absolu, miraculeux. Nous soustraire du domaine de la lutte le temps d'un livre. Un moment privilégié et une position privilégiée qui nous donne la jouissance de contempler cette lutte absurde sans avoir à y participer.

    Alors faites comme moi: gagnez du temps, supprimez vos messages Email avant de les avoir lus et prenez un livre! Un vrai... Mieux encore, faites comme mon copain Dudu (auquel EDU me renvoie également): prenez votre retraite!

    «Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux; je le savais déjà à sept ans. La texture du monde est douloureuse, inadéquate; elle ne me paraît pas modifiable. Vraiment, je crois qu'une vie entière à lire m'aurait mieux convenu.» (Michel Houellebecq, in Extension du domaine de la lutte)

     

  • chaud, le Moyen-Orient!

    IMG (2).jpgReporter, écrivaine et photographe, Laurence Deonna est l’invitée le 4 avril de Serge Bimpage qui préside désormais la Compagnie des Mots. Depuis 45 ans, elle arpente le Proche et le Moyen-Orient et observe d’un œil attentif les révolutions qui couvent dans ces régions. Le rôle des femmes occupe une place essentielle dans ses réflexions. Avec la surprise de Vincent Aubert, comédien. Lundi 4 avril, 18h30, au restaurant de la Mère Royaume,
    4 Place Simon-Goulart (parking à la gare Cornavin). Tél. 078 680 49 53. Entrée libre. Bar. Possibilité de se restaurer après.

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  • Le Quatuor d'Alexandrie: personnages de Lawrence Durrell

    Par Alain Bagnoud

     

    alexandria.jpegVariation des personnages de Lawrence Durrell dans Le Quatuor d'Alexandrie, Prenons Justine. Dans le premier livre (Justine, justement), Darley, le narrateur, racontait leur passion mutuelle. Il la peignait à la recherche de l'amour, de la satisfaction sexuelle, sacrifiant tout à ça.

    Dans Balthasar, deuxième livre, le même Darley découvrait que Justine aimait en réalité Pursewarden, un écrivain comme lui, mais son contraire en tout. Lui-même, Darley, n'aurait été qu'un paravent à la jalousie du mari.

    Dans Montolive, on apprend que Justine en fait a un but tout autre que ceux que les lecteurs avaient pu imaginer jusque là. Elle complote avec son mari Nessim. Lui, copte richissime, a établi un trafic d'armes avec les juifs établis en Palestine pour secouer la tutelle anglaise et fonder un pays. Il l’a conquise en le lui avouant. Le but est de créer des zones minoritaires au Moyen-Orient qui s'opposeront à l'hégémonie arabe et islamiste. Elle, qui est juive, le seconde – et devient peu à peu le cerveau du couple.

    Elle séduit Pursewarden, attaché à l'ambassade, parce qu'il suppute quelque chose sur le complot. La passion que Justine feint pour lui n'est qu'un moyen de le manipuler.

    262.gifMême chose pour l'Anglais Darley. Sa compagne à lui, Mélissa a été entretenue par un homme impliqué dans le trafic d'armes. Si celui-ci a fait des confidences à sa maîtresse, qu'elles ont été répétées à Darley, il devient dangereux. L'amour de Justine a donc pour but de le sonder, de le contrôler.

    Dans la foulée, on apprend incidemment que les journaux intimes qu'elle a donnés à Darley, et sur lesquels il s'est notamment basé pour écrire Justine sont des faux. Ce qui donne une tout autre résonance au premier livre.

    Portrait très différent, donc, de l'héroïne principale du roman, à travers les livres qui le composent. Proust faisait un peu la même chose. Il exposait une première vision d’un personnage, avant de la miner peu à peu, puis de conclure, dans un troisième mouvement, que son impression originelle n’était peut-être pas si fausse.

    Chez Durrell, le jeu se termine de manière un peu différente. Les portraits subjectifs dans les deux premiers livres semblent remplacés par une description objective dans le troisième, puisque celui-ci est raconté par un narrateur omniscient.

    Mais l’oeuvre n'est pas encore terminée. On verra ce qu'il en est dans le quatrième livre, Cléa.