concevoir l'horreur (12/04/2011)

 

 

par antonin moeri

 

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Quand je songe au roman de Faulkner «Sanctuary», je vois différents lieux: un compartiment de train, un salon bourgeois, une distillerie clandestine, une cellule de prison, une pièce dans un bordel, une salle de tribunal. Il y a deux trames narratives, deux destins qui se croisent dans la maison des contrebandiers: celui d’un juge idéaliste, un peu perdu mais ferme dans ses convictions et celui d’une adolescente prise dans la tenaille d’un gringalet impuissant et diabolique, Popeye. Ah oui! j’oubliais, il y a un meurtre. Un idiot, Tommy, qui voulait protéger l’ado, est assassiné par le gringalet. On trouvera un coupable qui n’est pas Popeye, un coupable idéal, un marginal qui se trouvait sur les lieux du crime.

Or Popeye a commis un second crime. Il a violé l’ado avec un épi de maïs. Le dévoilement progressif de ce second crime entraîne le lecteur dans une enquête qui, par l’audition de certains témoins, permettra d’établir les faits avec plus ou moins d’exactitude. C’est dans ce «plus ou moins» que Faulkner jubile, car les choses sont suggérées et volontairement floutées: la scène du viol, le meurtre de l’idiot Tommy, la visite de Popeye à sa mère, le lynchage de Lee, la pendaison de Popeye. Le lecteur émet des hypothèses, choisit des indices, cherche à connaître la vérité, construit son propre film, poursuivant son effort de compréhension jusqu’à la fin.

En effet, il est prié de patienter, de suivre le juge Benbow chez sa soeur qui voudrait que son frère cesse de défendre un «innocent», de suivre l’ado dans la chambre obscure où un surmâle la baise sous l’oeil ébloui de Popeye qui hennit, d’écouter les discours de la patronne du claque, ceux de Snopes, de Lee, de Narcissa. Le lecteur devra lire près de 400 pages avant de savoir qui est l’auteur du délit.

Quel genre de plaisir éprouve-t-on à récolter des indices, à émettre des hypothèses, à imaginer une scène, à côtoyer les forces du mal? Quel type de besoin cherchons-nous à satisfaire en tournant les pages d’un roman où la possibilité de concevoir l’horreur et le passage à l’acte sont mis en scène? L’angoisse serait-elle nécessaire à l’exercice de la lecture? Mais alors, qu’en irait-il de la lecture dans un monde clean, délivré du mal, un cybermonde pacifié, maternisé, fusionné? La possibilité de concevoir l’horreur conditionne l’acte de penser, disait Hannah Arendt.

William Faulkner: Sanctuaire, Folio, 1987

 

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