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  • Alain Bagnoud chante le blues

    Par Pierre Béguin

    Bagnoudcouverture[1].jpgEn l’occurrence Le Blues des vocations éphémères. Ces vocations artistiques qui, dans ce troisième volet d’une trilogie commencée dans l’enfance avec Le Leçon de choses en un jour, et poursuivie dans l’adolescence avec Le Jour du dragon, agitent des protagonistes qui ont maintenant vingt ans, tiraillés entre musique, peinture et écriture, Car nous les retrouvons avec plaisir, ces personnages devenus familiers. Dogane, le fils d’immigrant, le révolté aux allures romantiques avec ses yeux flamboyants, sa chevelure bouclée et sa grande cape noire, et qui va faire son coming out. Léonard l’égocentrique, le d’Artagnan de la conquête féminine qui collectionne les échecs avec la suffisance aveugle de sa candide vanité. Et notre narrateur complice, plus torturé, introverti, dont la timidité exacerbe l’orgueil, souvent en décalage ou en retard d’une guerre. D’autant plus qu’il se retrouve, dans la pure tradition du roman d’apprentissage, figure de l’exil comme le cygne de Baudelaire, précipité de son Valais natal dans la grande ville universitaire au début des années 80, en ces temps de folie, de liberté, d’insouciance qui précédèrent le sida, les yuppies et l’argent facile, et dont la démesure prête parfois à la caricature. Une période bénie que l’auteur ressuscite avec talent et sagacité.

    Car Alain Bagnoud possède cette capacité à créer un décor, une ambiance, une atmosphère, à déterrer les trésors de la mémoire, avec une grande finesse d’analyse saupoudrée d’autodérision et d’humour tendre. Son enfance fut aussi valaisanne et catholique que la mienne fut genevoise et protestante. Et pourtant, dans le premier volet de ces autofictions (La Leçon de choses en un jour) elles n’en demeurèrent pas moins étrangement semblables à la confrontation des souvenirs. J’ai ressenti une impression similaire à la lecture de ce troisième volet. Le jargon estudiantin, les postures du pseudo «lettreux», sa suffisance qui cache ses ignorances et son manque d’assurance, son idolâtrie de quelques gourous verbeux à la mode. Et bien d’autres travers, caractéristiques et anecdotes que j’ai connus, qui m’avaient alors souvent amusé, parfois irrité, et que l’auteur sait admirablement faire revivre pour notre plus grand plaisir. Car ce blues là, dans sa ligne mélodique, chante le bonheur, l’insouciance et la nostalgie heureuse. Même si, en profondeur, il contient des accents plus graves et récurrents comme un refrain douloureux, une thématique déjà abordée dans les deux livres précédents et qui sert de fil conducteur à cette trilogie: la lente et difficile maturation vers l’écriture. Pourquoi et comment devient-on écrivain? La réponse n’est pas dans le vent mais peut-être bien quelque part dans ce roman, entre l’Université de Genève et le Valais d’Aulagne.

    Alain Bagnoud : Le Blues des vocations éphémères, Editions de l’Aire

  • Bastien Fournier, Le cri de Riehmers Hofgarten

    Par Alain Bagnoud

     

    riehmersH.jpgD’abord, éclaircir le titre, mystérieux. Il fait un peu saga de grande famille, non? Mais il ne s’agit pas du tout de ça. Riehmers Hofgarten est un quartier de Berlin.

    Le personnage de ce roman y réside dans un atelier blanc de cent mètres carrés. Simon est un double de Bastien Fournier. On l’a déjà vu notamment dans Salope de pluie.

    Ici, il est écrivain en résidence. Et il a envie de crier. « Crier qu’il n’a rien à dire; que n’avoir rien à dire jamais n’a justifié le silence; qu’il ne faut pas se taire... » Crier contre l’indifférence du monde, la solitude, le mur qu’affronte quelqu’un qui veut écrire...

    Quelques épisodes suivent. Il reçoit la visite d’Aélia, belle harpiste, son amie, son amour, et aussitôt, on sent que leur histoire n’est pas sûre. Il y a des doutes, des difficultés de contact, des élans inaboutis.

    Puis on retrouve Simon dans d’autres endroits, au fil des déplacements et des remémorations. Paris, Bruxelles, Rome, le Valais où il devient gérant d’une bouquinerie qui finit par prendre feu, où il se saoule avec ses amis...

    L’essentiel du livre n’est pas là. Il parle surtout de la belle histoire d’amour qui a uni Simon et Aélia, et qui se termine peu à peu. La harpiste finit par quitter son ami, déstabilisée par ses angoisses...

    Suivant la courbe de cette dbastienfournier.jpgésunion et des souvenirs qui la ponctuent, le roman se compose de scènes fortes. L’écriture de Bastien Fournier, rythmée, pulsée, travaille sur la cadence et le tempo. Elle excelle à exprimer le trouble pantelant des anxiétés, des impossibilités, les doutes et l’inéluctable des moments de perte.

     

    Bastien Fournier, Le cri de Riehmers Hofgarten, Editions de L’Hèbe

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Les éternels dindons de la francophonie

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    par Jean-Michel Olivier

    Difficile de l'ignorer : les XIIIème Sommet de la Francophonie s'ouvre ce week-end à Montreux. Comme on le sait, il devait se tenir à Madagascar. Mais comme l'île est sujette aux violences politiques, les Malgaches ont renoncé à organiser la manifestation. Ce sont les Québéquois, alors, qui ont proposé la Suisse comme nouvel organisateur. Et Micheline Calmy-Rey, avec courage, a accepté le défi de mettre sur pieds, en quelques semaines, une manifestation qui regarde tout de même près de 220 millions de personnes dans le monde.

    Alors, bien sûr, ça sent l'impro à plein nez. Des tables rondes ont été convoquées au titre extraordinairement excitant: « La viabilité mondiale : Comment faire face aux défis globaux en matière de développement durable, de changements climatiques et de biodiversité ? ». Ou encore : « Face à la crise alimentaire : Etats, privés, organisations internationales : quels rôles et responsabilités ? ». Sans parler de cette « Journée thématique sur les droits humains et les 10 ans de la Déclaration de Bamako ». En d'autres termes, francophonie rime d'abord avec géopolitique, faim dans le monde, virus HIV et développement durable…

    Et l'autre francophonie, me direz-vous ? La vraie. C'est-à-dire l'usage, la jouissance, le lien social, le patrimoine culturel que représente cette langue commune à près de 220 millions d'êtres humains : le français. Et plus précisément celles et ceux qui chantent cette langue, qui l'écrivent, qui la servent, qui en font une arme et un trésor ? En un mot : les artistes.

    images-3.jpegCe sont les grands absents de ce XIIIè Sommet. À croire qu'il n'y en a pas — ou qu'ils sont quantité négligeable. Bien sûr, la chanson francophone est vaguement à l'honneur. Quand je dis vaguement, c'est qu'on a ressorti de leur malle, après des semaines d'âpres négociations, la fine fleur de la chanson francophone d'antan. Julien Clerc, Diane Dufresne, Laurent Voulzy, Maurane. Et pour la Suisse, puisqu'il fallait un Suisse : Jérémie Kisling. Il va sans dire que je n'ai rien contre ces chanteurs, qui sont tous admirables. Mais n'y avait-il pas d'autre choix ? La chanson francophone s'est-elle arrêtée de chanter dans les années 80 ? Et Stress ? Et Polar ? Et Carla Bruni alors ?!

    Si la chanson est mal représentée (toujours l'amateurisme des organisateurs), la littérature, elle, n'est même pas représentée du tout. Aucune rencontre, aucune table ronde, aucune discussion sur la création littéraire au Québec, en Algérie, en Belgique, en Suisse romande, en France ? Rien. En Suisse, nous avons l'habitude du silence des universités, qui brillent toujours par leur inexistence. Mais là, c'en devient affolant. Y a-t-il un poète dans la salle ? Qu'il sorte immédiatement ! Un écrivain ? Qu'on l'expulse manu militari ! Un philosophe ? Qu'il ferme sa gueule ! Cet « oubli », qui n'en est pas un, est révélateur de la place accordée aujourd'hui par les politiques aux créateurs de toute sorte. Même pas un strapontin lors des grands raouts internationaux. Ce n'est certes pas à l'honneur de Micheline Calmy-Rey (dont le premier métier, pourtant, fut de diffuser des livres!). Mais, en Suisse, cela n'étonnera personne.

  • Entretien avec Antonin Moeri

    Par Alain Bagnoud

     

    Après avoir lu son recueil de nouvelles, Tam tam d’Eden, j’ai posé à notre ami Antonin Moeri quelques questions qui ont suscité ses réflexions. Voici donc, dans l’ordre, ces questions et la réponse d’Antonin.

     


    1) « Tam-tam d'Eden » est annoncé comme un recueil de nouvelles. Or, les textes qui le composent ne suivent pas le modèle canonique du genre (un seul événement important advient, tout est concentré sur lui, ou sur une chute finale), si bien qu'on peut s'interroger sur la pertinence de cette désignation. Certains sont des enquêtes sur des personnages, d'autres des tranches de vie, d'autres des expériences que subit le narrateur, dans lesquelles il se met à l'écoute des événements, disponible à ce qui lui arrive... Est-ce que la question du genre (celui de la nouvelle, ici) et celle du modèle t'intéresse et de quelle manière? Qu'est-ce qui provoque l'envie d'écrire un texte chez toi? Comment travailles-tu ensuite sa construction? Quel but assignes-tu à tes productions (à condition que tu leur en assignes un)?



    2) L'univers de ce livre s'élargit. Des personnages (les jeunes de la bande des quatre, l'athlète de La lampe japonaise et son assassin...) n'appartiennent pas à l'univers de tes autres livres, lesquels sont plus axés sur un narrateur à forte personnalité qui examine, analyse et fait part de ses sensations. Par quoi cette évolution est-elle provoquée et comment s'articule-t-elle à tes yeux dans l'ensemble de ton travail? Est-ce un virage vers plus de romanesque? Enfin, ce virage implique-t-il, comme je crois le remarquer, un renouvellement dans ta technique littéraire, et si oui, lequel?

     

    1. La musicalité de ton écriture et son oralité sont des caractéristiques qui me frappent. Sont-ce des choses qui t'occupent et comment?

       

    1. Une autre de tes caractéristiques est cette manière de souvent garder tes textes en suspens, sans leur donner une conclusion définitive. Pourquoi?

     

     

    Réponse d’Antonin Moeri:

     

    Cher Alain,

     

    Moeri_2007_vignette.jpgJe ne sais pas pourquoi tu poses la question du genre en littérature. Certes, il y a des modèles. Le roman a une histoire qui remonte à Rabelais, Cervantès, Boccace, et bien plus loin dans le passé. Mais disons que le roman européen a pris son envolée au XVIe. Je ne connais pas bien les romans du XVIIIe, un peu mieux ceux du XIXe. C’est ceux-ci qu’on évoque pour tenter une définition canonique du genre. Mais ensuite, avec Proust, Joyce, Faulkner, Beckett, Gombrowicz, Broch, Céline, Genet, que reste-t-il de ce qu’on croyait être les règles auxquelles il fallait se soumettre pour entamer, construire et réussir un roman?

    Puis, il y eut l’autofiction qui permit à des auteurs plus ou moins exhibitionnistes de montrer leurs poils, leur verge molle ou dure, leur nombril moite, d’étaler leurs sécrétions, de brandir l’étendard du MOI MOI MOI. Mais dis-moi, à l’heure actuelle, que tu lises Lobo Antunes, Kundera, Suter, Houellebecq, les tentatives de Koltès, J.Littell, Darrieussecq, Linda Lê et j’en passe, ces auteurs se soumettent-ils docilement au modèle canonique pour construire leurs romans?

    Je crois que, pour ce qui est de la nouvelle, on pourrait faire les mêmes constatations. Bien sûr, il y a les maîtres incontournables du genre, Maupassant, Tchékhov, Hemingway, Joyce (Les gens de Dublin), Kafka et, plus près de nous des auteurs comme Cheever, Carver, Salinger, W.Trevor, Rick Moody, Annie Saumont qui a traduit «L’Attrape-coeur». La nouvelle, ou ce qu’on désigne sous ce nom (c’est le plus souvent l’éditeur qui trouve commode de désigner ainsi les séquences narratives que je lui propose) ne peut plus correspondre au modèle canonique qui occupe tes pensées. Oui, en effet, enquête, tranche de vie, expérience douloureuse, blessures narcissiques, rumeurs, mensonges, slogans, discours creux, observations, tout est matière à raconter.

    Ce qui compte pour moi, c’est de raconter des histoires. Pour cela, il faut trouver non seulement un ton mais une rapidité du récit, ce qui implique des changements de trains, d’avions, de métros et de taxis, une ronde des points de vue, une valse des registres (Lafontaine passait du sublime au trivial avec une jubilation déconcertante), un carrousel des perspectives.

    Ce qui compte surtout c’est l’énergie que tu communiques au lecteur, c’est l’émotion, la drôlerie, la distance. Le monde dans lequel nous vivons exige d’autres moyens de le voir, de le sentir, de l’éprouver, de le percevoir, de le dire, de le raconter. La ligne, le linéaire ne suffisent plus. Le métro émotif, dont parle si bien Céline, exige des heures de tapin, de labeur, de doute et de sueur, de pleurs et de ravissement. Raison pour laquelle je réécrivais jusqu’à cinq ou six fois les textes qui composent ce volume.

    Quand je relisais l’un d’eux, je le trouvais plat, sans intérêt. Alors j’ai changé les perspectives, je mettais en scène une infirmière qui va raconter au collègue ce qui lui est arrivé la veille. Alors le récit prend une sorte d’épaisseur. En allant plus vite, il m’entraînait dans sa course. Ceux qui ont lu «Tam-tam d’Éden» m’ont dit l’avoir lu d’une traite. Ils ont été entraînés dans une sorte de vertige et c’est ce vertige qui m’intéresse, ce toboggan, cette piste noire, cette falaise. Ce qui t’a peut-être frappé, c’est que je ne méprise plus mes personnages, je ne les épingle plus sur une planche avec ce sentiment de les dominer, de les surplomber tous ces petits cons, toutes ces petites connasses. Non! Non! Je mets en scène une femme qui voudrait se la péter avec ses Ray-Ban et son string chavirant, or elle ne peut réprimer certaines flatulences qui en disent long sur le vieillissement de ses organes. Et voilà, je suis comme elle, je fais partie de cette troupe de gens dont la peau vieillit, dont les cheveux grisonnent, dont les cellules se durcissent avant de devenir complètement folles. Tu vois, Alain, je ne peux plus être méchant sadique cruel hautain fier méprisant. Mes chairs coulent dans le récit. Mais avec beaucoup de finesse, dois-je ajouter, de retenue, de discrétion, d’élégance. D’ailleurs, je m’interdis vigoureusement toute ingérence dans le récit. Ceux qui me réussissent le mieux sont ceux où les personnages n’ont strictement rien à voir avec Antonin Moeri. Tu as pu le constater dans «Bingo».

    Ce que tu nommes modèle canonique m’intéresse naturellement. Je relis avec enthousiasme les nouvelles de Tchékhov. L’an passé, j’ai lu et annoté celles de Carver que je relis très souvent, tant le mystère qui s’en dégage est attirant, ensorcelant. Cet été, j’ai découvert avec joie les premières nouvelles d’Ernest Hemingway. «Un chat sous la pluie» par exemple est un pur bijou. Les moyens mis en oeuvre sont des plus rudimentaires. Une femme s’ennuie avec son mari lettreux, dans un hôtel italien. Il pleut. Elle regarde par la fenêtre, voit un chat qui s’est réfugié sous une table. Elle veut aller le chercher mais quand elle arrive auprès de la table, il n’y est plus. De retour auprès du gendelettre, elle s’abandonne aux récriminations et à la rancune. Elle voudrait ceci et cela, un chat, une nouvelle coiffure, des bougies allumées à table. On frappe à la porte. Une domestique apporte le chat que l’américaine désire tant avoir dans ses bras. Voilà, rien de plus. Tout est dans le non-dit, dans l’implicite. Ce qui est proféré ou décrit n’est là que pour susciter une émotion. Oui, ce type de nouvelle est à méditer. Comme celles de Salinger et celles de Cheever. Polysémie. Plusieurs niveaux de lecture. Importance des dialogues. On raconte quelque chose à travers ce que disent les personnages. Il y a aussi la théâtralité. Le lecteur est plongé dans un espace très physique. Et puis, les changements de perspectives, de foyers de perception.

    Tu as raison, Alain, j’ai balayé d’un geste énergique le narrateur à forte personnalité qui examine, analyse et fait part de ses sensations. Je n’ai plus besoin de ce personnage fat, grotesque de prétention. Il n’a plus de rôle à jouer dans mes fictions. Il n’est plus d’aucune utilité. Je ne voudrais voir dans mes séquences narratives que des personnages extérieurs à moi, des individus que tu peux croiser à la Ferblanterie, dans la rue, à Paris ou sur ton lieu de travail. Des personnages dont les rêves, les sensations, les frustrations, les désirs et les colères peuvent toucher un lecteur, des personnages qui permettent à ma lectrice de monter dans mon métro. L’envie d’écrire se fait sentir lorsque, après avoir somnolé, je vois un visage, une image, entends une phrase ou une expression, naît une idée. Et cette idée, ce visage, cette image, cette phrase, je dois les mettre sur le papier. Cela répond à une urgence. Je ne peux faire autrement. Je suis alors traversé par des forces qui me dépassent et me portent. J’ai alors le sentiment que l’histoire qui prend forme est exactement celle que je devais écrire. Si le matériau dont je me sers, je le trouve dans la vie ordinaire de ceux que Brecht et Horvath appelaient les petits bourgeois, c’est que je n’en connais pas d’autre. Pour raconter la vie du passager clandestin afghan que la police française arrête à Calais, il faudrait que je fasse des enquêtes ou que je m’immerge dans ce genre d’univers comme le fit Florence Aubenas à Ouistreham. Pour décrire les comportements et les mimiques des designers internationaux, des grands couturiers à la mode ou des plasticiens qui vendent cent mille dollars des pénis coulés dans une matière plastique, il faudrait que je joue un rôle dans ces réseaux-là. Or, je ne suis qu’un petit instituteur aimant son métier (un «roille-gosses» comme dit mon ami alguologue), un modeste instituteur qui reste parfois bouche bée, absolument stupéfait devant une chaussure anglaise, une femme qui n’accepte pas de vieillir, une fourchette, un coucher de soleil, un corps sans vie, une larme qui coule sur la joue d’un enfant, une bûche qui flambe ou un peuplier qui se dresse dans une plaine du nord vaudois.

    Je veux alors demeurer devant cette godasse, cette larme, ce peuplier aux branches souples, puis mettre en mots le frisson qui court sur ma peau et qui court sur la peau de celle qui raconte une soirée chez des inconnus, de celle qui voudrait fuir là-bas, de celle qui joue avec un handicapé sur la plage ou de celle qui ira tout de même retrouver son jules endormi dans le lit conjugal. Je ne raconte pas la vie telle qu’elle est mais telle que la perçoit, la supporte ou l’invente tel ou tel personnage. C’est la raison pour laquelle je brouille les pistes, varie les points de vue et les focalisations, rends les personnages incertains, laisse le champ libre à de nombreuses voix.

    Une lectrice m’a dit: «Ce qu’il y a de fascinant dans tes nouvelles, c’est qu’on ne sait jamais qui parle, qui raconte l’histoire». C’est en effet le but que je recherche: D’où vient cette voix? À qui s’adresse-t-elle?

    Cette voix est traversée par mille autres voix: celles des ancêtres, de ceux qu’on aime ou qu’on admire, celles des gens odieux qui nous assassinent, celles des enfantelets au babil si beau. Oui, l’oralité occupe actuellement mes pensées. Murmurer, grogner, dire, réciter, énoncer, crier, raconter. Ce que je dois mettre en scène, ce sont ces multiples voix, celles de personnages incertains et celle d’une narratrice incertaine. Au moment où la narratrice choisit de se taire, elle (c’est-à-dire le texte) meurt. Il n’y aura donc jamais de conclusion.

     

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Le vol de la vie des autres

    PAR SERGE BIMPAGE        

    Décoiffé, on ressort des trois cent quarante cinq pages de L’amour nègre ! Et même bluffé. Tant l’affaire est rondement menée, suspens, rythme, phrases courtes et tout ce qu’il faut de sea, sexe, sun, sensationnel et violence inclus. Tant les auteurs romands ne nous ont pas habitués à telle charge.
    C’est l’histoire, passionnante au départ, de l’adoption du jeune Africain Adam par un couple de stars du cinéma américaines. De quoi nous rappeler une certaine actualité. Elles emmènent donc Adam à Hollywood. Mais voilà que le gentil garçon se transforme en petit monstre. De placement en placement, ses frasques le conduiront finalement en Suisse.
    Et c’est vrai que Jean-Michel Olivier manie cette trame en vrai professionnel. Les dialogues, truffés de d’époustouflantes références musicales et cinématographiques, fonctionnent à merveille. On brûle, dans la peau du jeune Adam, de connaître la suite (l’Occidental adore « connaître la fin », comme le souligne l’écrivain) de ses innombrables péripéties.
    Essentiellement, c’est l’arrachement d’un jeune homme à sa famille du tiers monde et le monde superficiel et frelaté du star système que nous donne à connaître et éprouver l’auteur. Un monde entaché d’égoïsme et de narcissisme dont Adam, évidemment, fera les frais. Très documenté, le roman fait incontestablement œuvre de document.
    Nonobstant quelques doutes sur la crédibilité du héros (comment un jeune garçon peut-il retenir autant de noms de films, de musiques et de marques de vêtements ?), ainsi que sur les motivations de l’auteur (ne serait-il pas quelque peu fasciné par le monde qu’il dénonce ?), le tout se lit avec plaisir et d’un trait.

    L’amour nègre, par Jean-Michel Olivier. Editions de Fallois/L’Age d’Homme. 346 pages.

     

     

     

  • Ah, les nouvelles de moeri!

    PAR SERGE BIMPAGE


    Antonin Moeri se fond dans l’homme. Il n’a pas son pareil, à une table de bistrot ou poussant son caddie pour, d’un coup d’œil, l’harponner comme un pêcheur et le déposer dans ses filets et l’examiner gigotant d’humanité. Et lui-même devient poisson. Se glisse dans la peau de sa proie, rit, se débat et souffre avec lui.


    Ayant le plus souvent pour théâtre le bord du lac ou quelque village de la Riviera, les nouvelles de Moeri scintillent en autant de tableaux impressionnistes. On cligne des yeux devant le chatoiement des portraits en miroir : un homme et une femme se disputent à une table voisine, les participants jasent au mariage d’un couple mixte, une femme confie ne pas supporter son mari qui ronfle. Vus de l’extérieur, ce ne sont que petits riens, les symtômes de menus dérèglements voilés par la quiétude et la beauté inquiétante de lieux sans véritable histoire.


    Or, le mot revient quelques fois, Moeri est en « alerte ». « J’ai écouté le discours avec des sentiments mélangés. Il y avait, dans le regard de la femme éloquente, une étrange inquiétude. Ses paroles dithyrambiques, son enthousiasme débordant m’ont alerté ». Et si les paroles d’ouverture de la magistrate dissimulaient le contraire de ce qu’elle pense ? Si le salaud, chez le couple qui se dispute, n’était pas celui qu’on voudrait? Si la femme du ronfleur avait aussi ses tares ? L’écrivain ne le dit pas comme ça. Avec une rare finesse, Il suggère, présente la scène d’une lumière décalée.
    Loin du genre scénario suspens à la chute spectaculaire, Antonin Moeri scelle ses nouvelles de son œil malicieux. Artisan consciencieux, il ne se prive pas, cependant, de nous désarçonner. Très personnel est son style, sa manière de guider son lecteur vers de fausses pistes. Comme dans la vie, où, attablé au bistrot ou poussant notre caddie, notre esprit est sollicité par une chose puis par une autre apparemment dépourvues de liens entre elles. Et voilà que tout s’éclaire, d’un sens qui semble s’imposer de lui-même. Un écrivain magnifique.




    Tam-tam d'Eden. Par Antonin Moeri. Bernard Campiche Editeur. 232 pages.

     


  • Amour toujours

    Par Pierre Béguin

    bruckner2[1].jpgDans son dernier essai, Pascal Bruckner s’interroge sur la faillite du mariage d’amour. Avant de se pencher sur les causes de cet échec, il dresse une rapide genèse de cette institution profondément ancrée dans l’histoire, les lois et la culture occidentale. Dans sa forme classique d’alliance d’intérêt et de raison, le mariage a longtemps représenté la tranquillité des pouvoirs ecclésiastiques et politiques, là où le concubinage, lieu de l’immoralité, des filles perverses et de la prolifération des bâtards, en représentait la hantise. Puis vint la revendication d’une nouvelle conception du mariage où l’intérêt et la raison n’excluraient ni le bonheur ni la liberté de choisir son partenaire, et dont le théâtre de Marivaux se fait souvent le porte parole. Plus proche de nous, le mariage fut l’épouvantail des gauchistes, des existentialistes, des soixante-huitards, avant de revenir à la mode comme modèle sécuritaire sous l’effet des angoisses post modernistes.

    Dans sa forme romantique contemporaine, dès lors qu’il cessa d’être contrat d’intérêt, qu’il fut investi du dogmatisme de l’amour et du désir, le mariage repose sur le pari aussi fou qu’illusoire de vouloir concilier deux objectifs inconciliables: l’intensité de l’amour et sa durée, que les amoureux confondent allègrement dans l’enthousiasme des premiers émois. Comme s’ils pensaient pouvoir courir un marathon sur le rythme d’un sprint. Car le couple moderne ne supporte plus les temps morts, les absences de désir, les périodes creuses, voire d’ennui, sans qu’il n’en tire très vite des conclusions définitives.

    Davantage que les effets pernicieux du consumérisme, du matérialisme et de l’égoïsme ambiants, Pascal Bruckner y voit surtout la conséquence du terrorisme (le concept est à la mode!) de l’amour fou que les medias, et la presse féminine notamment, ne cessent de nous rappeler par leurs injonctions au dogme de l’amour passionnel obligatoire et paroxystique. On aime furieusement ou on n’aime pas. Tout déficit amoureux est insupportable et immédiatement suspecté, voire condamné: votre partenaire doit vous envoyer au 7e ciel quotidiennement, vous couvrir d’attentions et de tendresse quand ce n’est pas d’étreintes frénétiques, vous devez être le centre unique de son existence, il (elle) vous doit fidélité absolue, en acte évidemment mais aussi en regards et en pensées. Parce que vous le valez bien! Et parce que l’amour est devenu rédemption, il doit encore nous racheter intérieurement, nous élever en nous sauvant de nos carences, de nos frustrations, de nos faiblesses. Si l’autre n’est pas à la hauteur de nos attentes, c’est qu’il faut tenter l’aventure ailleurs. Sans perdre de temps, car nos représentations de l’amour vont vers le jeunisme, la vigueur, la flamme, et s’accommodent mal de l’image du vieux couple.

    Cesser de discréditer un couple dont les motivations ne sont pas uniquement sentimentales et sexuelles, soustraire le mariage à l’obligation d’amour, bâtir une vie à deux sur des goûts communs, des ambitions partagées, des intérêts consciemment choisis, un attachement authentique plus amical que passionnel, le programme de Bruckner, s’il a le mérite de l’amoureusement incorrect, n’est ni original ni excitant. Et il ne sauvera pas le couple de sa faillite, si celle-ci doit survenir.

    La vulgate psy prétend régulièrement dans les revues que le pouvoir attise la sexualité, qu’il transforme, par exemple, nos politiciens qui en lapins de garenne qui en hamsters joviaux. Le contraire semble également vrai. Je lisais récemment dans un hebdomadaire romand les résultats d’une très sérieuse enquête menée à l’Université de Cornell et présentée devant l’American Sociological Association. La doctorante Christin Munsch, responsable de la recherche, y avançait la thèse que les hommes dont le salaire est moins élevé que celui de leur femme sont cinq fois plus enclins aux aventures extra conjugales. Car cette dévalorisation professionnelle est vécue comme une menace à l’identité masculine, identité que les hommes tentent de redorer par la conquête sexuelle. Et la professeure de préciser que ces mêmes femmes au salaire supérieur à celui de leur conjoint ont, elles aussi, tendance à tromper leur mari bien davantage. Car leur valorisation professionnelle, ajoutée à l’image dévalorisée du conjoint qu’elles ont également intériorisée, les inclinent doublement à moins de respect. En réalité, nul besoin d’enquêtes ou de recherches à couverture scientifique pour rappeler une évidence que les attentes irréalistes du mariage moderne tendent à occulter: notre pauvre homme, même culpabilisé ou menacé de castration par certaines furies, peine à réprimer sa nature essentiellement polygame. Un biologiste affirmait très sérieusement que, chez les mammifères, la taille des testicules déterminait le comportement sexuel: plus ils sont gros, plus ils désignent une tendance polygame. Et d’ajouter, narquois, que chez l’homme le verdict est sans appel. Et ce n’est pas parce que la survie de notre espèce ne dépend plus des apports de la polygamie que nos chers testicules vont se transformer en tête d’épingle. Dans mille ans peut-être, avec les lois de l’évolution… En attendant, au su de ce qui précède, avec l’égalité des salaires et malgré l’essai de Pascal Bruckner, j’ai le regret de vous annoncer que le mariage ne va pas vers le mieux. A moins de le reformater aux exigences de notre nature et aux limites de notre raison. C’est là, en somme, la thèse de Bruckner: diminuer les attentes du mariage comme on doit diminuer la taille des banques ou la circonférence de nos testicules. Qui peut le moins peut le plus! Small is beautiful!

    Au moins, avant, c’était plus simple. Je me souviens, au début des années 90 alors que je résidais à Barranquilla, d’une enquête sur le même sujet parue dans le très sérieux hebdomadaire colombien Semana. Les statistiques étaient éloquentes: 70% des hommes avouaient des aventures extra conjugales contre seulement 10% des femmes. Et le journaliste de conclure logiquement: «En Colombie, soit il y a 60% de menteuses, soit 10% de salopes (je traduis)». Les femmes pourraient revendiquer, à raison, l’hypothèse de 60% de vantards. Ce qui paraît plausible. En Colombie ou ailleurs, d’ailleurs. Personnellement, pour avoir passablement pratiqué le pays de Garcia Marquez, je pencherais tout de même pour les 60% de menteuses. En Colombie ou ailleurs, d’ailleurs. En matière d’infidélité dans le mariage, aucune époque n’a à rougir d’une autre. La seule différence, c’est qu’avant on ne divorçait pas pour ça.

    Le livre de Bruckner, faute d’originalité, a au moins le mérite de souligner (et on ne le soulignera jamais assez, n’en déplaise à la propagande moderne) que l’amour, comme le bonheur, n’est pas dans la fureur, la folie ou la frénésie, et, comme le malheur, qu’il n’a pas besoin d’être total pour être réel. Que le calme plat, l’habitude, l’absence d’agitation et de problèmes, ne sont pas des états purement négatifs comme l’ataraxie des épicuriens mais un début de sérénité. Que l’amour dans le couple, c’est se réveiller avec l’impression que la joie pourrait venir dans la journée, sans qu’elle ne soit ni une obligation ni un dû, et encore moins un don du mariage, mais la conséquence possible d’un investissement à deux; que, surtout, notre mythologie amoureuse occidentale, par sa célébration de la passion adultère – comme nous l’avait déjà parfaitement bien expliqué Denis de Rougemont dans son incontournable essai L’Amour et l’Occident – nous incite à confondre l’amour de l’autre avec l’amour de l’amour (l’amabam amare d’Augustin et le fin Amor de la poésie courtoise), et à préférer, inconsciemment ou non, au fleuve impassible du bonheur les clapotements furieux de l’échec ou de la souffrance amoureuse comme moyen privilégié de connaissance.

    Il aurait toutefois pu rappeler d’autres évidences: que l’amour, comme le disait Alain du bonheur, vient souvent comme une récompense à ceux qui ne le cherchent pas et qui n’en attendent rien, mais qui savent, quand il survient, le reconnaître par différence avec des expériences passées douloureuses; que ce n’est pas l’amour qui rend le mariage durablement heureux mais la capacité de chacun des conjoints à être individuellement heureux qui rend le mariage d’amour durable (car ce qu’on appelle amour n’est, au fond, que la manifestation de nos névroses – et j’ai longtemps cru être l’auteur de ce postulat avant de le découvrir chez Freud); que l’image de soi détermine directement la couleur et la durée de nos sentiments; et que, en fin de compte, la seule chose qu’il faut vraiment aimer, même dans les périodes où elle ne nous aime pas, c’est la vie. Alors le reste suivra, à commencer par l’amour…

    Pascal Bruckner: Le mariage d’amour a-t-il échoué? (Ed. Grasset)

  • Le Retour aux Indes d'Eric Masserey

    Par Alain Bagnoud

     

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    Eric Masserey nous invite à un long périple dans son roman, Le Retour aux Indes.

    Plus précisément: Le Retour aux Indes, que fit Vasco Iseu de Castelo Branco entre 1568 et 1572, depuis Chios en mer Egée jusqu’à Salamanque, par bateaux, caravanes muletières, et à pied.

    Le titre est magnifique mais un peu long. On comprend que l’éditeur, Bernard Campiche, l’ait placé en quatrième de couverture et ait choisi de n’en garder que le début.

    C’est en faisant des recherches sur Amatus Lusitanus, grand médecin du XVIème siècle, qu’Eric Masserey, médecin lui-même, est tombé sur une lettre intrigante, explique-t-il. La missive, « écrite en judéo-espagnol mêlé de grec, sans ponctuation », est d’une fille à son père. Elle lui annonce la naissance de son petit-fils et évoque un livre qui parle des Simples et des Drogues de l’Inde. La lettre est signée Otilia Charis de Mesta, et s’adresse à Vasco Iseu de Castelo Branco.

    Intrigué par ces noms, Eric Masserey a décidé de retrouver la trace de leurs possesseurs, de comprendre les liens qui les unissait à Amatus Lusitanus, de voir les lieux où ils vivaient. Pour définir son sujet, il s’est plongé dans les investigations et les voyages.

    Celui qui sert de cadre au roman commence à Salonique et se termine à Salamanque. La peste a tué Amatus Lusitanus dans la première ville. Vasco, de retour de Chios, retrouve vide la maison de son ami, secrétaire et compagnon, juif comme lui. Ils se connaissent depuis l’enfance. Leurs familles ont été chassées d’Espagne et forcées d’embrasser le christianisme au Portugal.

    Lors de l’inventaire des biens du médecin, on découvre qu’une grande perle noire issue des mers du sud a disparu. Vasco est accusé. Plutôt que se défendre, il s’en va. A Chios d’abord, où il fera commerce de mastichio, résine de lentisque utilisée dans les médicaments, et où sa fille se marie et se fixe.

    Lui repart. Son projet est de gagner Goa, mais il décide finalement de retourner vers le lieu de son enfance, Castelo Branco, en passant notamment par Raguse, Ancône, Ferrare, Gênes, Marseille, Beaucaire, Narbonne, Valence, Tolède...

    Ce voyage est aussi un retour dans le temps, qui l’amène à se remémorer sa vie passée, à la faveur des souvenirs et des rencontres qu’il a faites dans le sillage d’Amatus. Ce sont des personnages souvent célèbres qu’on croise. Le roman est en effet extrêmement bien documenté, posé smasserey_2006_grand.jpgur un socle de recherches que Masserey a la sagesse de faire à peine affleurer. Il évoque des médecins, comme Gianbattista Canano, Garcia da Orta, André Vésale, Didacus Pyrrhus, également poète, ainsi que Louise Labé, Camoës, Pétrarque ou Le Tasse...

    Ecrit dans une belle langue classique, ample et mesurée, avec parfois des accents flaubertiens (le Flaubert de Salammbô), ce roman condense un monde. Celui de la Renaissance. Un monde dont on perçoit les avancées, scientifiques et poétiques, l’envie passionnée de découvertes, mais aussi les noirceurs, les craintes, les intolérances. Un monde qu’Eric Masserey décrit avec une pointe de pessimisme, montrant que les puissances de l’obscurantisme contrarient de toutes leurs forces les changements.

    On le voit à la fin. Son héros n’atteindra jamais Castelo Branco. Il meurt gelé et misérable aux portes de Salamanque, cette ville qu’il connaît si bien, dont on lui refuse l’entrée, pendant que le Fray Luis de León, à qui il s’est adressé, un collègue d’Amatus poète, théologie et humaniste, est jeté en prison par l’inquisition. Et finalement, le cadavre de Vasco, ironie de l’histoire, est disséqué au théâtre anatomique pour illustrer la querelle sur la circulation du sang, qui opposait Vésale et... Amatus.

     

    Eric Masserey, Le Retour aux Indes, Bernard Campiche éditeur

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

     

  • Confession d'un drogué

    OlivierCouv.jpgOui, je l'avoue, pour L'Amour nègre*, je me suis shooté. Pas au vin rouge ou au whisky (bien que les deux coulent à flot dans le livre). Je suis un médiocre buveur. Sans doute un reste de mon éducation protestante. Nul n'est parfait. Plus sûrement une incapacité physique à ingurgiter des litres de bibine Je ne me suis pas défoncé non plus à la coke ou à l'héro. Ayant, depuis toujours, une sainte horreur (terreur) des poudres qu'on renifle ou qu'on s'injecte. Je n'ai aucun mérite : cela ne me tente tout simplement pas. Quant au cannabis, que toutes mes voisines font pousser amoureusement sur le rebord de leur fenêtre, c'est à peine si j'y ai touché.

    Non. Le vrai shoot, le grand shoot, c'est la musique. Victor Hugo interdisait qu'on mît ses vers en musique. En quoi, d'ailleurs, il a eu tort, si l'on pense aux sublimes poèmes que Brassens a mis en musique (Gastibelza, La Légende de la nonne). La musique, dans le livre, est partout. Il y a plus de cent titres cités, la plupart anglo-saxons (nous vivons à l'ére de la globalisation). Et chaque titre est essentiel. Soit comme bande-son d'une rencontre ou d'une scène entre plusieurs personnages. Soit comme bruit assourdissant qui empêche toute communication et tout dialogue. Soit comme incitation à la rêverie ou aux retours aux sources (The Dock of the Bay, Otis Redding, 1968). Soit comme moment de communication au-delà du langage.

    Parmi tous ces titres, qui forment la bande musicale du livre, il y en a un que j'ai dû écouter environ dix mille fois. Qui m'a shooté et inspiré. Redonné courage quand le livre s'enlisait et littéralement boosté pour certaines scènes de dialogues. Ce morceau, c'est Delicado, de Waldir de Azevedo, un musicien de samba très connu dans les années 50. Il en existe plusieurs versions instrumentales sur You Tube (voir ici). Mais la version que je préfère, c'est indiscutablement celle, funky, irrésistible, de Ramiro Musotto et son orchestra Sudaka, avec, en invités, le génial pianiste africain Omar Sosa, et le non moins génial Mintcho Garrammone (qui joue de cette petite guitare appelée cavaquinho). C'est grâce à l'énergie joyeuse de ce morceau que je suis parvenu au bout de l'odyssée de L'Amour nègre. Alors silence ! Enjoy !

    * Sortie en librairie samedi 9 octobre.

  • Psychose épatante à la Jonction

     

     

    par Pascal Rebetez

     

    bacon_03.jpgOn y va sur la pointe des talons : les spectacles présentés dans les Maisons de quartier sont souvent teintés d’amateurisme, tout au mieux éclairé, croit-on. Mais on sait aussi que c’est dans ces lieux improbables que naissent parfois de belles carrières.

    On traînait aussi les pieds par rapport à ce que laisse supposer le titre de la pièce « 4 :48 Psychose » de Sarah Kane. Cette jeune Anglaise s’est suicidée à 28 ans juste avant de passer le millénaire. Elle a laissé 5 textes violents, apocalyptiques, et violemment empreints de sa propre dépression.

    Et le miracle se produit, le spectacle mis en scène par Nalini Menamkat n’évacue pas du tout la noirceur du texte, mais le fait sous une forme ramassée, dense, d’une poétique brute et économe de théâtralisation spécieuse.

    Dans la mosaïque des propos parfois hallucinés que tient le personnage joué magnifiquement par Jean-François Michelet, il y a des lumières noires et sombres qui éclairent et touchent au plus près le spectateur, aidé par un très beau travail d’accompagnement tant à la bande son qu’au pupitre d’éclairage. Donc Michelet, grand flandrin un peu désarticulé, remarquable de puissance évocatrice, excellent comédien comme son compère freudien, l’habile Julien Schmutz, tous les deux en nuances, sans fausses notes, offrant ce qu’il y a de mieux au partage public : l’intelligence du jeu.

    Seule ombre au tableau à la Première : pas même un pot offert par les responsables de la Maison du Quartier ! Je sais, c’est mesquin, mais quoi : pour une fois qu’il y avait un peu de monde chez eux, ils auraient pu lancer la fête…

    …qui se poursuit dans leur salle jusqu’au 16 octobre. Infos sur www.cie-instant.ch.