Par Pierre Béguin
Le 19 octobre 2010, la chancelière allemande Angela Merkel (sous la pression populaire et à l’approche des élections) décrétait du même coup l’échec et l’enterrement du multiculturalisme. On peut certes douter que l’Etat allemand ait réellement adopté le «multikulti». Le problème s’est posé en réalité depuis que l’ancien ministre Schroeder a décrété la loi du sol, c’est-à-dire depuis que des étrangers mal – ou pas du tout – intégré pouvaient prendre la nationalité allemande. Quoi qu’il en soit, la Première Ministre exige dorénavant des immigrants qu’ils épousent les valeurs allemandes ou qu’ils quittent le pays. Après le revirement des Pays-Bas et des pays anglo-saxon, qui étaient allés les plus loin dans l’application d’une politique multiculturelle (en Angleterre, le multiculturalisme est devenu un mot assimilable à un juron depuis qu’on a découvert qu’il avait «accouché» de terroristes islamistes), la position allemande pourrait sonner définitivement le glas d’un modèle qui a influencé pendant près de quarante ans la politique européenne en matière d’intégration des étrangers.
Le multiculturalisme a connu son apogée dans les années 90, avant que les attentats du 11 septembre 2001, de Madrid en 2004 et de Londres en 2005 n’amorcent son déclin irrémédiable et n’annoncent le retour au modèle assimilationniste. Un modèle qui, tout autant que le multiculturalisme par ailleurs, a clairement montré ses limites. A l’image de la France…
Dans le Traité sur la tolérance, Voltaire, selon le postulat que la tolérance amène la tolérance, loue les empereurs ou les pays, à commencer par les Grecs et les Romains, qui ont appliqué ce qui pouvait être considéré comme le socle du multiculturalisme, l’acceptation à part entière des autres cultures et religions: «Chez les anciens Romains, vous ne voyez pas un seul homme persécuté pour ses sentiments (…) Le grand principe du sénat et du peuple romain était: "Deorum offensae diis curae; c’est aux dieux seuls à se soucier des offenses faites aux dieux"». Quant aux Grecs, précise-t-il, à part Socrates («C’est le seul que les Grecs aient fait mourir pour ses opinions»), ils avaient «un autel dédié aux dieux étrangers qu’ils ne pouvaient pas connaître». De même, plus proche des Lumières: «Pierre le Grand a favorisé tous les cultes dans son vaste empire; le commerce et l’agriculture y ont gagné, et le corps politique n’en a jamais souffert».
Bien, mais que se passe-t-il lorsque le postulat est démenti, lorsque la tolérance n’amène pas la tolérance? Voltaire n’élude ni le problème ni les exemples. En Chine: «Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-être qu’ait eu la Chine, a chassé les jésuites; mais ce n’était pas parce qu’il était intolérant, c’était, au contraire, parce que les jésuites l’étaient (…) C’en était assez pour lui d’être informé des querelles incessantes des jésuites, des dominicains, des capucins, des prêtres séculiers, envoyés du bout du monde pour prêcher la vérité, et ils s’anathématisaient les uns les autres. L’empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers.» Il précise toutefois : «Mais avec quelle bonté les renvoya-t-il! Quels soins paternels n’eut-il pas d’eux pour leur voyage et pour empêcher qu’on ne les insultât sur la route. Leur bannissement fut un exemple de tolérance et d’humanité» (maintenant, c’est encore mieux, en tout cas plus rapide, on a des charters!) Ou encore au Japon: «Les Japonais étaient les plus tolérants de tous les hommes; douze religions paisibles étaient établies dans leur empire; les jésuites vinrent faire la treizième, mais bientôt, n’en voulant pas souffrir d’autres, on sait ce qui en résulta: une guerre civile. Les Japonais fermèrent leur empire au reste du monde, et ne nous regardèrent que comme des bêtes féroces». Quant aux Romains, s’ils n’eurent pas la bienveillance des orientaux, leur cruauté ne fut qu’une réponse à l’intolérance chrétienne. Et si Voltaire ne nie pas les martyrs («Les martyrs furent donc ceux qui s’élevèrent contre les faux dieux»), il précise qu’ils le furent en réponse à leur propre intolérance. Bref, pour le patriarche de Ferney, la sentence est claire: «Je le dis avec horreur, mais avec vérité: c’est nous, chrétiens, c’est nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins!».
Maintenant que les bourreaux et les assassins ne sont plus forcément tous dans le même camp, que la culpabilité et la pénitence (qui furent, comme certains le prétendent, une des racines du modèle multiculturel) ont fait leur temps, le moment semble donc venu pour l’Occident d’affronter ce paradoxe en apparence insurmontable auquel il est confronté dans la sauvegarde de ses valeurs: comment la tolérance doit-elle réagir face à l’intolérance lorsque cette dernière la menace dans ses fondements même? A tort ou à raison, la plupart des pays occidentaux ont livré leur réponse: dès lors que certains groupes ou individus ne jouent plus le jeu de la tolérance, c’est-à-dire dès que la reconnaissance des différences (ethniques, religieuses, etc.) ne peut plus s’exercer dans le cadre d’un projet de société commun et de respect de règles partagées qui transcenderaient ces différences, le modèle multiculturel n’est plus viable. Et la tolérance n’est plus une réponse à l’immigration, encore moins un moyen d’intégration, tout au plus une forme dangereuse d’angélisme. Logique imparable.
Dans son éloge de la tolérance, Voltaire prend position implicitement sur cette question: l’intolérance – mais est-ce de l’intolérance de ne pas tout accepter? – est une réponse légitime à l’intolérance de l’autre dès l’instant où celle-ci menace les fondements même qui lui donne la liberté de s’exprimer. Ainsi l’empereur chinois a-t-il agi avec grande sagesse en expulsant les jésuites sans les humilier, tout comme les Japonais en fermant leur frontière aux étrangers qui perturbaient l’harmonie de leur territoire. Donc, la tolérance se termine là où commence l’intolérance de l’autre. Une phrase qui n’échappe cependant pas à la vacuité des formules toutes faites: elle ne dit rien, ne résout rien, n’éclaire rien. Quelle est la norme, la référence? Comment juger de l’intolérance de l’autre? Comment estimer son potentiel de nuisance? Comment objectiver sa capacité à phagocyter ma propre existence? Comment faire la part de ma propre intolérance? Avec la radicalité du terrorisme et de l’intégrisme, la réponse est évidente. Mais entre gris clair et gris foncé?
Pour attendu, logique, légitime que puisse être le durcissement des pays occidentaux face à ce qui menace ses fondements démocratiques, il n’en reste pas moins vrai que notre seuil de tolérance, indépendamment des amalgames, des raccourcis et des préjugés qu’il produit inévitablement, est curieusement dépendant de notre PIB et des crises économiques successives qui ont laminé nos réserves. Et il est évident que la situation économique de l’Allemagne n’est pas étrangère à la déclaration d’Angela Merkel. Tolérant oui, tant qu’on peut se le permettre financièrement. Ou disons plutôt: tant qu’on peut en choisir le bénéficiaire. Les nantis de préférence, une sorte d’immigration sélective en quelque sorte. Donnant donnant. Pourquoi pas? me direz-vous, un peu de pragmatisme est salutaire en ces temps difficiles et qui veut faire l’ange fait la bête. Certes. Aucun pays n’a vocation de devenir l’arche de Noé d’un monde en perdition (ce qui ne justifie pas pour autant le repli identitaire ou les tendances isolationnistes). Mais l’amalgame du sécuritaire et de l’économique, la chancelière allemande s’est bien gardée de l’admettre. Dommage! La reconnaissance de nos propres limites et insuffisances aurait rendu plus crédible le renoncement programmé au modèle multiculturel. Après tout, et Voltaire ne cesse de le répéter, la véritable tolérance ne peut prendre racine que dans l’humilité. Et l’humilité, c’est d’abord de reconnaître puis d’assumer ses imperfections avant d’en accuser les autres, pour imparfaits qu’ils soient eux aussi.
Le moment fondateur du multiculturalisme est l’adoption, en 1971, d’une charte par le Canada qui décide de se définir par ce modèle. D’un point de vue sociologique, le multiculturalisme qualifie un pays dans lequel réside des groupes qui sont, se perçoivent ou sont considérés comme porteurs de différences culturelles. D’un point de vue politique, c’est un système qui prend en compte les spécificités culturelles des individus avec la reconnaissance officielle de la différence et un Etat qui met en place les structures permettant aux étrangers de vivre leur culture (ou leur religion). D’un point de vue philosophique enfin, il signifie que l’on considère qu’une démocratie favorisant les différences culturelles est moralement supérieure à un modèle qui les nie ou qui les évacue de la sphère publique.
Qui définit la différence culturelle comme phénomène privé, le concept de citoyenneté étant au-dessus des différences culturelles et s’incarnant dans les valeurs de la République.