LA HONTE EST LEVÉE
par antonin moeri
Le docteur Krafft-Ebing évoque, dans «Psychopathia sexualis» (fin du XIX e), le cas d’une femme qui, ne pouvant trouver une pleine satisfaction dans les rapports sexuels avec son mari, exigeait que celui-ci fît l’amour devant elle à une servante. «Dès qu’elle voyait une fille qui l’excitait sexuellement, elle était irrémédiablement prise de l’idée qu’elle aimerait à voir cette fille dans le coït avec son mari». Pour réaliser son fantasme, il fallait que tous les trois fussent dans le même lit. Le cas de Mme X... est représentatif de ce qu’il est convenu d’appeler le voyeurisme et que Krafft-Ebing nommait mixoscopie. Classé par cet éminent professeur de psychiatrie dans la catégorie des perversions, le voyeurisme offre cependant une gamme de comportement qui ne relèvent pas forcément de la pathologie.
Dans la nouvelle «De l’autre côté du palier», Carver met en scène deux personnages dont les agissements pourraient trahir un certain voyeurisme, même s’ils ne cherchent pas la satisfaction sexuelle en voyant d’autres se caresser. «Bill et Arlène Miller formaient un couple heureux, nous dit narquoisement le narrateur, mais ils avaient parfois l’impression d’être passés à côté de quelque chose». Le comptable et la secrétaire comparent leur vie «à celle de leurs voisins Harris et Jim Stone», qui dînent en ville, invitent des gens chez eux, entreprennent des voyages. Les Stone vont s’absenter pour dix jours. Ils demandent aux Miller de nourrir la minette et d’arroser les plantes pendant leur absence.
Le premier soir, Bill se rend dans l’appartement voisin, donne la pâtée au chat. Dans la salle de bain, il inspecte le contenu de l’armoire à pharmacie. Dans la cuisine, il boit deux rasades de Chivas. De retour chez lui, il fait fougueusement l’amour à sa femme. Le lendemain soir, il va arroser les plantes du voisin. Après avoir examiné le contenu du frigo, il explore les armoires de la chambre à coucher. De retour chez lui, il fait énergiquement l’amour à sa femme. Le lendemain, il ne va pas au boulot. Il retourne chez les voisins, où il étudie avec soin tout ce qui lui tombe sous les yeux. Il va s’étendre sur le lit conjugal et glisse une main sous sa ceinture...
Après quoi, il met une chemise hawaïenne et un short, boit un whisky. Puis, il enfile une petite culotte de dame, un soutien-gorge, un chemisier et une jupe. Le quatrième soir, c’est Arlène qui décide de nourrir le chat du voisin. Très vite, Bill se lève pour aller vers elle. «C’est moi, tu es encore là?» Elle sort et referme la porte. Il l’embrasse dans le cou. Elle a oublié de nourrir la minette. Elle lui confie qu’elle a trouvé dans un tiroir des photos d’un genre... Zut! elle a laissé la clé des voisins à l’intérieur. Ils se prennent dans les bras, restent cramponnés l’un à l’autre.
Bill et Arlène jouissent HONTEUSEMENT de leur penchant («ils échangent des regards timides et des demi-sourires», «elle fuyait son regard»). Carver imagine ici un trouble du comportement observable autour de nous à des degrés divers. Mais ce trouble ne saurait constituer un délit. Il pourrait tout au plus signaler un malaise. Ou ce mal-être que pointe Melman dans «L’Homme sans gravité, Jouir à tout prix». Sauf que, dans la nouvelle économie psychique analysée par le psychiatre français, la honte est levée. La situation qu’il décrit n’est plus celle des années soixante-dix. Un progrès sensible a été fait dans ce domaine.
R.Carver: Parlez-moi d’amour. Stock, 2003
Charles Melman: L’Homme sans gravité, Folio, essais, 2005