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Alain Bagnoud chante le blues

Par Pierre Béguin

Bagnoudcouverture[1].jpgEn l’occurrence Le Blues des vocations éphémères. Ces vocations artistiques qui, dans ce troisième volet d’une trilogie commencée dans l’enfance avec Le Leçon de choses en un jour, et poursuivie dans l’adolescence avec Le Jour du dragon, agitent des protagonistes qui ont maintenant vingt ans, tiraillés entre musique, peinture et écriture, Car nous les retrouvons avec plaisir, ces personnages devenus familiers. Dogane, le fils d’immigrant, le révolté aux allures romantiques avec ses yeux flamboyants, sa chevelure bouclée et sa grande cape noire, et qui va faire son coming out. Léonard l’égocentrique, le d’Artagnan de la conquête féminine qui collectionne les échecs avec la suffisance aveugle de sa candide vanité. Et notre narrateur complice, plus torturé, introverti, dont la timidité exacerbe l’orgueil, souvent en décalage ou en retard d’une guerre. D’autant plus qu’il se retrouve, dans la pure tradition du roman d’apprentissage, figure de l’exil comme le cygne de Baudelaire, précipité de son Valais natal dans la grande ville universitaire au début des années 80, en ces temps de folie, de liberté, d’insouciance qui précédèrent le sida, les yuppies et l’argent facile, et dont la démesure prête parfois à la caricature. Une période bénie que l’auteur ressuscite avec talent et sagacité.

Car Alain Bagnoud possède cette capacité à créer un décor, une ambiance, une atmosphère, à déterrer les trésors de la mémoire, avec une grande finesse d’analyse saupoudrée d’autodérision et d’humour tendre. Son enfance fut aussi valaisanne et catholique que la mienne fut genevoise et protestante. Et pourtant, dans le premier volet de ces autofictions (La Leçon de choses en un jour) elles n’en demeurèrent pas moins étrangement semblables à la confrontation des souvenirs. J’ai ressenti une impression similaire à la lecture de ce troisième volet. Le jargon estudiantin, les postures du pseudo «lettreux», sa suffisance qui cache ses ignorances et son manque d’assurance, son idolâtrie de quelques gourous verbeux à la mode. Et bien d’autres travers, caractéristiques et anecdotes que j’ai connus, qui m’avaient alors souvent amusé, parfois irrité, et que l’auteur sait admirablement faire revivre pour notre plus grand plaisir. Car ce blues là, dans sa ligne mélodique, chante le bonheur, l’insouciance et la nostalgie heureuse. Même si, en profondeur, il contient des accents plus graves et récurrents comme un refrain douloureux, une thématique déjà abordée dans les deux livres précédents et qui sert de fil conducteur à cette trilogie: la lente et difficile maturation vers l’écriture. Pourquoi et comment devient-on écrivain? La réponse n’est pas dans le vent mais peut-être bien quelque part dans ce roman, entre l’Université de Genève et le Valais d’Aulagne.

Alain Bagnoud : Le Blues des vocations éphémères, Editions de l’Aire

Commentaires

  • La distinction entre catholiques et protestants n'est-elle pas quelque peu dépassée, au sein de la civilisation matérialiste moderne, Pierre? Même la distinction entre un canton urbain et un canton rural n'existe plus, puisque le matérialisme fait des plantes des machines spontanées! Dès lors, le problème devient de savoir comment l'homme, avec son âme, va s'insérer dans une telle époque.

  • Elle l’est maintenant, à part peut-être pour le Pape, et j’espère qu’elle le restera; mais elle ne l’était pas au début des années 60. Bon, rm, ce n’était pas du tout le sujet de l’article, mais laissez-moi tout de même vous répondre.
    Sur l’aspect rural d’abord. Arare, où je suis né, et comme son nom l’indique, était un hameau essentiellement agricole. La zone industrielle ne commença vraiment que dans les années 80 et Plan-les-Ouates, où il se situe, ne fut mangé par l’extension de la ville que dans les années 90. Quant aux distinctions religieuses, si elles ne posaient aucun problème de cohabitation, elles étaient encore clairement définies au début des années 60. Vous n’êtes pas sans savoir que le découpage absurde des frontières genevoises, qui nous pose actuellement tant de problème, est l’héritage d’une pure logique religieuse lors du Traité de Vienne: il fallait que le canton restât à majorité protestante, ce qui n’aurait plus été le cas si on avait étendu le territoire aux frontières naturelles, comme la logique, et pas seulement elle, l’aurait souhaité. Le mélange religieux ne s’est réellement achevé que dans les années 1970 par l’accélération de l’urbanisation. Avant, le brassage ne se faisait que difficilement, les gens restant davantage accroché à leur commune. Ainsi, par mon père, je suis originaire de Satigny où je n’ai jamais habité, et ma mère de Cartigny. Ensuite, en direction du Salève, à partir de Laconnex ou Soral, commençait le territoire catholique, Cette distinction était encore très marquée dans les années 60. N’oubliez pas que, à cette époque, le gros problème des nominations aux postes clés de l’Etat résidait dans la nécessité de maintenir l’équilibre entre protestants et catholiques, comme c’est le cas maintenant entre hommes et femmes. En 1987, pour prendre un exemple que je connais bien, fut nommé au Collège Calvin le premier directeur catholique. Il n’y eut que quelques rumeurs certes… Mais il a tout de même fallu attendre jusque là pour voir tomber ce dernier bastion de l’histoire protestante.
    En gros, l’urbanisation et la génération soixante huitarde ont définitivement balayé cette distinction surannée, ce qui démontre qu’il y a du positif en toute chose…

  • Cela me fait penser, Pierre, à ces lettres qu'on écrit parce qu'on les a prononcées il y a plusieurs siècles, mais qu'on ne prononce plus du tout. Les formes ont été créées par des mouvements réels, mais ensuite, elles continuent à exister, notamment dans les pays qui ont une culture héritée des anciens Romains. On sait qu'il y a une différence entre les catholiques et les protestants, mais on ne sait pas laquelle! Ils ne fréquentent pas les mêmes lieux de culte, les mariages mixtes ne s'y font que dans l'école laïque, ou les boîtes de nuit athées. Ensuite, le rationalisme a tout envahi, et je pense, en toute honnêteté, qu'on voit souvent des protestants se réclamer de Calvin parce qu'il était déjà assez rationaliste, pendant que les catholiques (francophones) se réclament de Descartes, pour la même raison! Parfois, il s'y mêle un peu de nationalisme, et Calvin convient à Genève, pour la France, on affecte de ramener, sur le devant de la scène, Bossuet. Mais à mon avis, tout cela est globalement assez artificiel. Depuis que le "philosophisme" hérité de Voltaire s'est imposé, à l'époque, je dirais, de James Fazy, et s'est imposé, politiquement, même aux catholiques, je crois que tout est assez brouillé. Même les catholiques ne sont plus qu'une forme vide, au bout du compte, ils pensent les choses en fonction du rationalisme voire du matérialisme modernes. C'est ainsi que je le ressens, en tout cas. Mais les distinctions sociales existent toujours, sans doute. Il y a une force d'inertie, dans les sociétés humaines. Une constance communautaire, l'esprit de groupe.

  • Vous avez tout a fait raison. Mais vous sous estimez les ressentiments qui, dans ces villages genevois, étaient encore vivaces dans les années 60, même si la cause profonde s'était dilluée dans les limbes du temps. Entre les radicaux et les démocrates chrétiens (les "radis" et les "mâchurés"), je vous assure qu'il n'était alors pas question d'entente et jamais on aurait vu leurs représentants sur la même liste de vote. Personnellement, je me souviens encore d'une réponse de mon grand-père lors d'un repas de famille où ma cousine louait les catholiques pour leur assiduité à la messe: "Ouais, ils vont à la messe comme s'ils allaient ch...!" Durant mes premières années d^école primaire, j'ai baigné dans ce climat, et mes copains catholiques aussi...

  • Il me semble que ça existe en fait toujours, mais je trouve que c'est un peu ridicule. A cause du fondement (théologique) qui n'existe plus guère.

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