Amour toujours
Par Pierre Béguin
Dans son dernier essai, Pascal Bruckner s’interroge sur la faillite du mariage d’amour. Avant de se pencher sur les causes de cet échec, il dresse une rapide genèse de cette institution profondément ancrée dans l’histoire, les lois et la culture occidentale. Dans sa forme classique d’alliance d’intérêt et de raison, le mariage a longtemps représenté la tranquillité des pouvoirs ecclésiastiques et politiques, là où le concubinage, lieu de l’immoralité, des filles perverses et de la prolifération des bâtards, en représentait la hantise. Puis vint la revendication d’une nouvelle conception du mariage où l’intérêt et la raison n’excluraient ni le bonheur ni la liberté de choisir son partenaire, et dont le théâtre de Marivaux se fait souvent le porte parole. Plus proche de nous, le mariage fut l’épouvantail des gauchistes, des existentialistes, des soixante-huitards, avant de revenir à la mode comme modèle sécuritaire sous l’effet des angoisses post modernistes.
Dans sa forme romantique contemporaine, dès lors qu’il cessa d’être contrat d’intérêt, qu’il fut investi du dogmatisme de l’amour et du désir, le mariage repose sur le pari aussi fou qu’illusoire de vouloir concilier deux objectifs inconciliables: l’intensité de l’amour et sa durée, que les amoureux confondent allègrement dans l’enthousiasme des premiers émois. Comme s’ils pensaient pouvoir courir un marathon sur le rythme d’un sprint. Car le couple moderne ne supporte plus les temps morts, les absences de désir, les périodes creuses, voire d’ennui, sans qu’il n’en tire très vite des conclusions définitives.
Davantage que les effets pernicieux du consumérisme, du matérialisme et de l’égoïsme ambiants, Pascal Bruckner y voit surtout la conséquence du terrorisme (le concept est à la mode!) de l’amour fou que les medias, et la presse féminine notamment, ne cessent de nous rappeler par leurs injonctions au dogme de l’amour passionnel obligatoire et paroxystique. On aime furieusement ou on n’aime pas. Tout déficit amoureux est insupportable et immédiatement suspecté, voire condamné: votre partenaire doit vous envoyer au 7e ciel quotidiennement, vous couvrir d’attentions et de tendresse quand ce n’est pas d’étreintes frénétiques, vous devez être le centre unique de son existence, il (elle) vous doit fidélité absolue, en acte évidemment mais aussi en regards et en pensées. Parce que vous le valez bien! Et parce que l’amour est devenu rédemption, il doit encore nous racheter intérieurement, nous élever en nous sauvant de nos carences, de nos frustrations, de nos faiblesses. Si l’autre n’est pas à la hauteur de nos attentes, c’est qu’il faut tenter l’aventure ailleurs. Sans perdre de temps, car nos représentations de l’amour vont vers le jeunisme, la vigueur, la flamme, et s’accommodent mal de l’image du vieux couple.
Cesser de discréditer un couple dont les motivations ne sont pas uniquement sentimentales et sexuelles, soustraire le mariage à l’obligation d’amour, bâtir une vie à deux sur des goûts communs, des ambitions partagées, des intérêts consciemment choisis, un attachement authentique plus amical que passionnel, le programme de Bruckner, s’il a le mérite de l’amoureusement incorrect, n’est ni original ni excitant. Et il ne sauvera pas le couple de sa faillite, si celle-ci doit survenir.
La vulgate psy prétend régulièrement dans les revues que le pouvoir attise la sexualité, qu’il transforme, par exemple, nos politiciens qui en lapins de garenne qui en hamsters joviaux. Le contraire semble également vrai. Je lisais récemment dans un hebdomadaire romand les résultats d’une très sérieuse enquête menée à l’Université de Cornell et présentée devant l’American Sociological Association. La doctorante Christin Munsch, responsable de la recherche, y avançait la thèse que les hommes dont le salaire est moins élevé que celui de leur femme sont cinq fois plus enclins aux aventures extra conjugales. Car cette dévalorisation professionnelle est vécue comme une menace à l’identité masculine, identité que les hommes tentent de redorer par la conquête sexuelle. Et la professeure de préciser que ces mêmes femmes au salaire supérieur à celui de leur conjoint ont, elles aussi, tendance à tromper leur mari bien davantage. Car leur valorisation professionnelle, ajoutée à l’image dévalorisée du conjoint qu’elles ont également intériorisée, les inclinent doublement à moins de respect. En réalité, nul besoin d’enquêtes ou de recherches à couverture scientifique pour rappeler une évidence que les attentes irréalistes du mariage moderne tendent à occulter: notre pauvre homme, même culpabilisé ou menacé de castration par certaines furies, peine à réprimer sa nature essentiellement polygame. Un biologiste affirmait très sérieusement que, chez les mammifères, la taille des testicules déterminait le comportement sexuel: plus ils sont gros, plus ils désignent une tendance polygame. Et d’ajouter, narquois, que chez l’homme le verdict est sans appel. Et ce n’est pas parce que la survie de notre espèce ne dépend plus des apports de la polygamie que nos chers testicules vont se transformer en tête d’épingle. Dans mille ans peut-être, avec les lois de l’évolution… En attendant, au su de ce qui précède, avec l’égalité des salaires et malgré l’essai de Pascal Bruckner, j’ai le regret de vous annoncer que le mariage ne va pas vers le mieux. A moins de le reformater aux exigences de notre nature et aux limites de notre raison. C’est là, en somme, la thèse de Bruckner: diminuer les attentes du mariage comme on doit diminuer la taille des banques ou la circonférence de nos testicules. Qui peut le moins peut le plus! Small is beautiful!
Au moins, avant, c’était plus simple. Je me souviens, au début des années 90 alors que je résidais à Barranquilla, d’une enquête sur le même sujet parue dans le très sérieux hebdomadaire colombien Semana. Les statistiques étaient éloquentes: 70% des hommes avouaient des aventures extra conjugales contre seulement 10% des femmes. Et le journaliste de conclure logiquement: «En Colombie, soit il y a 60% de menteuses, soit 10% de salopes (je traduis)». Les femmes pourraient revendiquer, à raison, l’hypothèse de 60% de vantards. Ce qui paraît plausible. En Colombie ou ailleurs, d’ailleurs. Personnellement, pour avoir passablement pratiqué le pays de Garcia Marquez, je pencherais tout de même pour les 60% de menteuses. En Colombie ou ailleurs, d’ailleurs. En matière d’infidélité dans le mariage, aucune époque n’a à rougir d’une autre. La seule différence, c’est qu’avant on ne divorçait pas pour ça.
Le livre de Bruckner, faute d’originalité, a au moins le mérite de souligner (et on ne le soulignera jamais assez, n’en déplaise à la propagande moderne) que l’amour, comme le bonheur, n’est pas dans la fureur, la folie ou la frénésie, et, comme le malheur, qu’il n’a pas besoin d’être total pour être réel. Que le calme plat, l’habitude, l’absence d’agitation et de problèmes, ne sont pas des états purement négatifs comme l’ataraxie des épicuriens mais un début de sérénité. Que l’amour dans le couple, c’est se réveiller avec l’impression que la joie pourrait venir dans la journée, sans qu’elle ne soit ni une obligation ni un dû, et encore moins un don du mariage, mais la conséquence possible d’un investissement à deux; que, surtout, notre mythologie amoureuse occidentale, par sa célébration de la passion adultère – comme nous l’avait déjà parfaitement bien expliqué Denis de Rougemont dans son incontournable essai L’Amour et l’Occident – nous incite à confondre l’amour de l’autre avec l’amour de l’amour (l’amabam amare d’Augustin et le fin Amor de la poésie courtoise), et à préférer, inconsciemment ou non, au fleuve impassible du bonheur les clapotements furieux de l’échec ou de la souffrance amoureuse comme moyen privilégié de connaissance.
Il aurait toutefois pu rappeler d’autres évidences: que l’amour, comme le disait Alain du bonheur, vient souvent comme une récompense à ceux qui ne le cherchent pas et qui n’en attendent rien, mais qui savent, quand il survient, le reconnaître par différence avec des expériences passées douloureuses; que ce n’est pas l’amour qui rend le mariage durablement heureux mais la capacité de chacun des conjoints à être individuellement heureux qui rend le mariage d’amour durable (car ce qu’on appelle amour n’est, au fond, que la manifestation de nos névroses – et j’ai longtemps cru être l’auteur de ce postulat avant de le découvrir chez Freud); que l’image de soi détermine directement la couleur et la durée de nos sentiments; et que, en fin de compte, la seule chose qu’il faut vraiment aimer, même dans les périodes où elle ne nous aime pas, c’est la vie. Alors le reste suivra, à commencer par l’amour…
Pascal Bruckner: Le mariage d’amour a-t-il échoué? (Ed. Grasset)
Commentaires
Pourquoi durer serait-il plus désirable que brûler ?