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  • L'écriture ou la vie III

    Par Pierre Béguin

    Vivre d’abord, écrire ensuite donc. Car écrire vieux – pensais-je – devrait faciliter l’accès à la mort au moins autant qu’écrire jeune empêche l’accès à la vie. C’est ce que je décidai à 25 ans en observant, à New York, le ferry frappé sur son flanc des caractères exorbitants Manhattan Transfer traverser l’estuaire de l’Hudson. Un peu comme Monsieur-Tout-Le-Monde tendance bobo décide qu’il se mettra au golf lorsque l’âge et les limites de son corps lui interdiront toute autre activité sportive. Ou, plus flatteur, comme Joseph Conrad ou Hermann Melville, marins et aventuriers avant d’être écrivains…

    EnriqueVila[1].jpgC’est précisément un personnage d’Hermann Melville, le scribe Bartleby (Bartleby the scrivener), l’anti aventurier par excellence, qui sert de symbole et de fil conducteur à l’excellent livre d’Enrique Vila-Matas Bartleby et compagnie, dont mon compère Alain Bagnoud a fait un compte-rendu dans blogres en mars dernier (ici). L’écrivain catalan dresse une liste aussi impressionnante que (presque) exhaustive des auteurs qui, après une entrée discrète ou fracassante dans le monde littéraire, ont renoncé à jamais à l’écriture pour diverses bonnes raisons ou prétextes fallacieux. Ecrire d’abord, vivre ensuite donc. Les trois exemples les plus représentatifs – parce que les plus radicaux – sont ceux de l’Américain Jerome David Salinger – qui publia quatre livres éblouissants entre 1951 (le fameux Catcher in the Rye) et 1963 avant d’observer 36 ans de silence et d’anonymat aussi absolus qu’obsessionnels – le Mexicain Juan Rulfo et, bien entendu, Arthur Rimbaud. Au point que ces trois auteurs sont devenus plus célèbres encore par leur silence que par leurs écrits. Arrêtons-nous un instant sur les cas exemplaires de Rimbaud et, surtout, de Juan Rulfo.

    Rimbaud tout d’abord pour préciser que j’ai toujours éprouvé (j’éprouve toujours) quelques difficultés à adhérer vraiment à son œuvre. Rien à faire! Là où certains encensent leur sainteté, certains vers me paraissent artificiels. Et je n’eusse sans doute pas osé cet aveu sans la caution de Julien Gracq qui, à l’occasion du centenaire de Rimbaud, s’était élevé vigoureusement contre la stupide mythification du silence du poète. Vila-Matas (son narrateur) surenchérit fort opportunément : «Il se trouve par ailleurs que je suis le premier à démythifier toute cette sainteté insensée que l’on a si souvent attribuée à Rimbaud. Je ne puis oublier que celui qui disait "fumer surtout, boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant" (une bien belle prise de position poétique) était ce même être mesquin qui, depuis l’Ethiopie, assurait : "Je ne bois que de l’eau, quinze francs par mois, tout est très cher. Je ne fume jamais."» Une précision qui exprime parfaitement ce sentiment d’artificialité que je ressens parfois à la lecture de Rimbaud. C’est peut-être ce qui arrive lorsqu’on écrit, malgré le génie d’Arthur, avant d’avoir vécu. Et peut-être ce qu’il ressentit lui-même tant son entreprise poétique, avant de devenir «la prairie à l’oubli livrée», contient sa propre condamnation et les traces de son futur silence. Le voyage dans les mots ne mène à rien. L’important est ailleurs, aux antipodes de ce qu’il appelle «l’histoire d’une de [ses] folies» qui l’amène à «trouver sacré le désordre de [son] esprit». Ainsi, loin d’une sacralisation de son silence, l’itinéraire de Rimbaud souligne davantage la désacralisation de son œuvre, voire de toute alchimie du verbe: «Ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté». Le paradoxe de celui qui énonce son futur silence, c’est bien que, pour se taire, il lui faut parler.

    rulfo[1].jpgMoins original, moins tragique, le silence de Rulfo est tout autant mythifié. Un silence de trente ans durant lequel il retourne simplement à ses travaux d’archives à l’Institut National Indigéniste tout en s’adonnant à la photographie. Deux fulgurances seulement au milieu d’une vie à la Bartleby: à 36 ans, en 1953, il publie un recueil de nouvelles, El Llano en llamas (Le Llano en flammes), puis, deux ans plus tard, son chef-d’œuvre Pedro Paramo. Ensuite quelques scénarios tirés de son œuvre pour le cinéma, réunis plus tard sous le titre El Gallo de oro (le coq d’or), un roman annoncé qu’il n’écrira jamais (La Cordillera), et le mutisme définitif malgré la célébrité. Je me suis souvent demandé si son succès immédiat et fracassant n’était pas plus surprenant encore que son silence inexpliqué. El Llano en llamas le place d’emblée à la tête des lettres mexicaines avant que Pedro Paramo,«la plus haute expression jamais atteinte par le roman mexicain» est-il écrit au dos de mon édition espagnole –, ne consacre universellement sa notoriété. La diffusion de ce petit roman fut énorme, ses traductions multiples, son retentissement mondial. Et pourtant rien à mon sens – et surtout pas sa complexité et sa technique narrative révolutionnaire – ne le disposait au succès populaire. La structure éclatée, le désordre chronologique délibéré, la dislocation des séquences temporelles, la juxtaposition des anticipations et des analepses place le lecteur en danger permanent de se perdre dans un monde de fantasmes. Une situation inconfortable qui l’inciterait à abandonner très vite un récit dont il perd sans cesse le fil. Le texte se donne en fait comme une suite décousue de voix fantomatiques, sans identité (tous les personnages sont morts), par lesquelles le héros, Juan Preciado (et le lecteur avec lui), reconstitue l’histoire de son père Pedro Paramo, le cacique du village, dominateur et cruel, qui l’avait abandonné dans son enfance (Juan Rulfo est orphelin a huit ans). Davantage encore que les grandes références romanesques traitant du thème du caciquisme, comme Moi le Suprême de paraguayen Augusto Roa Bastos, de L’Etincelle (Gracias por el fuego) de l’uruguyen Mario Benedetti, de L’Automne du patriarche du colombien Garcia Marquez, tous pourtant de facture plus classique, Pedro Paramo incarne la référence absolue de tous les Citizen Kane latino-américains. L’énigme Juan Rulfo s’inscrit donc entre succès surprenant et mystérieux silence. Enrique Vila-Matas rappelle que, pour justifier son mutisme, Rulfo prétextait non seulement la mort de son oncle Celerino qui lui dictait ses histoires mais aussi les fumeurs de marihuana: «Aujourd’hui, disait-il, même les fumeurs de marihuana publient des livres. Vous ne trouvez pas qu’il sort plein de livres bizarres un peu partout? Eh bien moi j’ai préféré garder le silence». Plus loin, il évoque une fable de Monterroso, un ami de Rulfo, Le plus sage Renard, en guise d’explication: «Il y est question d’un Renard bien content d’avoir écrit deux livres à succès. Les années passent sans qu’il ne publie rien d’autre. Les gens commencent à chuchoter, à se demander ce qui se passe, et lorsqu’ils tombent sur lui dans les coktails, vont le voir pour lui dire qu’il devrait recommencer à publier. Mais j’en ai déjà publié deux, répond, lassé, le Renard. Justement, ils sont très bons, répondent-ils, et c’est pour ça que tu devrais en sortir un autre. Le Renard n’en dit rien, mais pense qu’en réalité ils espèrent le voir publier un mauvais livre. Mais, pas Renard pour rien, il s’en garde bien». Il faut parfois toute une œuvre pour qu’émerge enfin un chef-d’œuvre, souvent beaucoup de livres médiocres ou inutiles pour en faire un acceptable. Ceux qui ont le génie ou la chance d’atteindre immédiatement l’objectif auraient bien tort d’insister, autant pour eux que pour leurs lecteurs.

    Ecrire et vivre. Pour le génie, peut-être…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Bernard Peitrequin, L'énigme Denervaud

    Par Alain Bagnoud

    Bernard Peitrequin, L'énigme DenervaudL’énigme Denervaud: une vieille femme a été assassinée près de Grandvaux en 2005. La police de Vevey enquête, aidée par un journaliste sensuel, amateur de femmes et de gastronomie.

    Il n’y a pas de preuve, seulement des indices et des convictions. Qui l’a tuée? Les soupçons se portent vite sur les héritiers, et plus particulièrement sur les deux fils. L’ainé, agent immobilier qui a coupé tous les ponts avec sa mère mais a un grand besoin de liquide, ou le dernier, un étranger de couleur de peau différente, adopté, et qui s’est disputé avec sa mère la veille de sa mort pour obtenir de l’argent...

    Toute ressemblance avec une affaire ayant réellement existé, par exemple celle-ci, est bien entendu une pure coïncidence. D’autant plus qu’elles ne se terminent pas de la même manière. Dans le bouquin, le fils adopté est innocenté et le frère aîné reconnu coupable. Dans l’affaire réellement arrivée et dont je ne parle pas, c’est le contraire.

    Le polar de Bernard Peitrequin se lit bien, malgré quelques épisodes superflus. On peine par exemple à comprendre ce que peut bien faire dans le livre le récit d’un voyage à Vilnius et la description du tour organisé à cette occasion. De même quelques approximations dans la ponctuation gênent. Peitrequin a l’habitude de séparer les longues répliques en plusieurs paragraphes, et place devant chacun d’eux un tiret, qui ne devrait servir qu’à marquer le changement de sujet ou le changement d'interlocuteur dans un dialogue.

    Mais la composition du récit intrigue, particulièrement au début, quand Peitrequin remonte plusieurs années avant le meurtre, lance quelques fausses pistes et donne des éléments en mosaïque qui trouveront leur place plus tard.

    Et puis il est intéressant de trouver une histoire à suspense dans un décor connu - et, surtout, de ne pas voir, dans l’intrigue, des références à une histoire réellement arrivée!

     

    Bernard Peitrequin, L’énigme Denervaud, L’Aire

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Passion glacée

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    par Jean-Michel Olivier

    Avec Des baisers froids comme la lune*, Mélanie Chappuis (née à Bonn en 1976, mais vivant à Lausanne) creuse et interroge la passion amoureuse qui faisait déjà la matière de son premier roman, Frida, paru il y a deux ans. Ce second livre est comme l'image inversée du premier : ce n'est plus une femme amoureuse qui attend que son amant marié quitte sa femme, mais une femme mariée qui s'éprend d'un homme plus âgé, libre (ou presque). Lequel attend, sans trop  d'impatience, que sa maîtresse se libère de ses liens conjugaux.

    Ce qui retient le lecteur, dans ce second roman, c'est l'obstination à creuser la passion amoureuse, à décliner ses états d'âme, à déchiffrer ses diverses étapes. Construit comme un monologue croisé, qui fait entendre en alternance la voix de la femme et de l'homme, le livre de Mélanie Chappuis essaie de suivre à la trace (et de mettre en mots) le feu qui embrase la passion amoureuse. On pense parfois à Belle du Seigneur d'Albert Cohen ou Anna Karénine de Tolstoï. D'abord parce que l'héroïne du roman s'appelle Anna, ensuite parce que parce qu'il s'agit, dans les trois livres, de tenir le registre des désordres amoureux, depuis la piqûre du désir, jusqu'à sa réalisation, puis le subtil engrenage d'attentes et de frustrations qui se met en place. S'installe, alors, entre les deux amants, un jeu du chat et de la souris qui va les mener, inéluctablement, au terme de leur histoire.

    L'homme a cinquante-cinq ans. Il s'appelle Vincent. Il dirige un grand quotidien romand. La femme s'appelle Anna. Elle a 28 ans. Elle est mariée à Victor, le demi-frère de Vincent. Ce qu'il aime chez elle, c'est qu'elle est une « femme d'ailleurs », différente de toutes celles qu'il a connues. Ce qu'elle aime chez lui, c'est à la fois sa liberté et son pouvoir. Sa cruauté aussi, peut-être. Entre les deux, dès le début, on sent un décalage, qui ne fera que se creuser. L'amour est-il une illusion ? La passion amoureuse est-elle forcément (auto)destructrice ? C'est ce que semble suggérer Mélanie Chappuis dans un roman qui mêle à plaisir le chaud et le froid. Alternativement, puis successivement. Le style est direct, comme dans Frida, rapide, sans fioriture. Il essaie de saisir au plus près ce feu obscur qui dévore les amants. creuse en chacun le manque douloureux de l'autre et finit par se transformer en glace. Il y a des scènes fortes, et quelques surprises (en particulier, une utilisation toute à fait singulière de la crème Atrix !). Autant dire qu'un lecteur — amoureux ou non — y trouvera matière à émotions, comme à réflexions.

    * Mélanie Chappuis, Des baisers froids comme la lune, roman, Bernard Campiche, 2010.

  • WALTER VOGT excelle dans l'art du bref

     


    Par Antonin Moeri

     

     

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    Cette première fiction publiée en 1965, alors que Walter Vogt était encore radiologue (et non psychiatre comme par la suite), cette première fiction est un bijou. Un fonctionnaire nommé Félix Wieder (41 ans) se met à tousser un jour de septembre. Son entourage est incommodé par cette toux aiguë, sèche et nerveuse. On lui ordonne de consulter un médecin qui lui prescrit des gouttes. La toux persiste. Certificat d’incapacité de travail. On l’examine à fond pendant trois jours dans un hôpital. Le célèbre professeur Wüthrich (homme exceptionnellement grand et gras) se met en colère. Il ne comprend pas de quoi souffre ce mystérieux patient qu’il envoie chez le Dr Meyer-Stoss. Le Dr Meyer-Stoss s’est fait un nom grâce à la «thérapie constructive de la personnalité». Ce psychiatre avisé impose à Félix divers exercices: tousser vigoureusement au lieu de se retenir, assister au «Magnificat» de Bach, offrir des orchidées à une inconnue, s’emparer d’un cygne par une nuit glaciale et occire le volatile. Exercice au cours duquel Félix attrape un refroidissement. Il se remet à tousser. Cette fois, une cure en altitude est prescrite. Rien n’y fait, l’opération est inéluctable. Mais dans le bloc opératoire, les grands pontes de la chirurgie ne sont pas d’accord sur l’emplacement de la tache. L’un affirme qu’elle à droite, l’autre à gauche. Lorsque le scalpel entrera dans la chair de Félix, on s’apercevra que le patient est mort.

    Faillite de la médecine traditionnelle. On y pense en lisant cette nouvelle grinçante. Car le patient y est traité comme un objet, un numéro. Ce qui se passe effectivement lorsque vous consultez des médecins et qu’ils sont incapables de définir le mal dont vous souffrez. Mais au-delà de ce constat, il y a la satire (le gros médecin haletant bardé de diplômes, le constructiviste Meyer-Stoss) et, surtout, la joie de raconter une histoire, lieu de tous les possibles. Le milieu médical où Vogt évolua lui a sans doute permis de ramasser quelques pépites mais ce qui frappe à la lecture de «La toux», c’est cette jubilante certitude qu’écrire invente des mondes. Celui de Walter Vogt vaut le détour.

     

     

    Walter Vogt: La toux, Nouvelles, Edition Bernard Campiche, 2010

     

  • L'écriture ou la vie II

    Par Pierre Béguin

    Semprun[1].jpgL’écriture ou la vie. C’est précisément le titre d’un livre de Jorge Semprun. Un livre qui pose de manière plus complexe que le simple rapport d’exclusion les liens entre vie et écriture. Parce que ces liens se tissent non pas dans le cadre normé du confort bourgeois mais dans une douloureuse expérience des limites. Etudiant, jeune poète, habitué des cercles intellectuels parisiens, Jorge Semprun est déporté à Buchenwald où il va vivre sa mort avant sa libération par les troupes du Général Patton le 11 avril 1945. A son retour, il est convaincu que seule l’écriture lui permettrait d’exorciser cette expérience de la mort, de le ramener à la vie, à sa vie qu’on lui a volée. Toute expérience des limites impose à notre conscience la nécessité de sauver de l’oubli ces moments tragiques afin qu’ils ne se dissolvent pas dans l’informe ou qu’ils ne glissent dans l’indifférence absolue. Dans La Trêve, Primo Levi prétendait déjà que si ses compagnons de camp de concentration s’accrochaient fermement à la vie, ce n’était pas tant par instinct de survie que par une volonté, ou plutôt une nécessité, de raconter leur expérience afin qu’elle ne se répète pas, ou tout simplement qu’elle ne sombre pas dans l’informe ou l’oubli. Vivre pour raconter donc –Vivir para contarla selon le titre des mémoires de Garcia Marquez. Et la seule façon d’y parvenir est de donner sens à la souffrance en la fixant par l’écriture. Ecrire pour revenir à la vie. Mais Semprun va très vite s’apercevoir que, loin de le ramener à la vie, loin d’exorciser la mort, l’écriture le renvoie au sentiment de la mort, à cet épuisement physique de tout désir, à cette tristesse de son propre corps, à ce désarroi charnel qui le rend inhabitable à lui-même. Raconter cette expérience des limites, loin de le libérer, l’enferme plus douloureusement encore dans ses souvenirs concentrationnaires. Seuls un silence de mort ou une écriture qui se confondrait avec un cri venant du fond des entrailles pourraient exprimer sa souffrance. Tout l’enjeu du texte est alors de montrer par quelles interrogations, par quel cheminement, l’auteur parviendra à s’arracher à ce cercle vicieux: «Tout recommencerait tant que je serais vivant, tant que je serais tenté d’écrire. Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. Seul l’oubli pourrait me sauver». Et plus loin: «Je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie, m’interdit littéralement de vivre.» Dévoré par cette double nécessité contradictoire, celle d’oublier et celle de ne rien oublier, Semprun pense au suicide comme ultime solution: «J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire: parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé, interminable.» Il comprend alors que, si elle n’est pas impérativement précédée d’un retour à la vie, c’est-à-dire à une forme d’insouciance, l’écriture n’est qu’un refus détourné, masqué, du désir de vivre. D’abord l’oubli, d’abord le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l’écriture. Une femme et un objet inattendu, le parapluie de Bakounine, permettent la transition. Ensuite seulement peut commencer le long travail d’ascèse par lequel l’écrivain se déprend de lui-même tout en prenant sur lui-même, par lequel l’œuvre peut remplir sa véritable fonction: non pas accoucher de la douleur comme une simple catharsis, mais mettre au monde cet autre que l’écrivain aura reconnu et qu’au fond il a toujours été. Car c’est bien l’œuvre qui accouche de l’auteur et non l’inverse.

    Vivre et écrire donc. Succcessivement.

  • La Beauté du geste, de Catherine Fuchs

     

    Par Alain Bagnoud

    Beaute_du_geste_grand.jpg« Qu’a-t-elle réussi à dire? Tout? Certainement pas, mais le plus important n’est pas là, elle a chanté comme elle devait. »

    On ne peut pas évoquer ce roman sans parler immédiatement de La messe en si, puisqu’elle lui est (au roman, donc), un si formidable moteur, et aussi un cadre structurel et temporel, qui rythme tout le récit et lui donne une dimension importante.

    A la première page, Marianne, un des personnages principaux du livre (le personnage principal, en fait), se prépare à chanter cette messe de Jean-Sébastien Bach dans la cathédrale de Genève. A la fin, 300 pages plus loin, le concert est terminé, le public s’en va. Dans l’intervalle, quelque chose d’important s’est dénoué au fil des morceaux dans les vies des cinq personnages féminins du livre.

    Elles se connaissent, sont de milieu bourgeois. Une journaliste, deux musiciennes, une prof, un médecin. Catherine Fuchs les prend à ce moment de la quarantaine où on se pose quelques questions essentielles sur sa trajectoire, sur la justification de celle-ci et les possibilités de sortir des rails sur lesquels on se croit. La diversité des caractères et des réactions lui permet de dresser un bilan conséquent de cet âge. Il y a celle qui reste fermement dans la tradition, celle qui se laisse tenter par une aventure homosexuelle, celle qui habitée d’un espoir fou ose la rupture complète et finalement désastreuse...

    La composition minutieuse du livre fait alterner leurs histoires qui se croisent. Les passages s’enchainent naturellement, avec beaucoup d’art, et mettent petit à petit en place les morceaux d’un vaste puzzle. Il n’est pas seulement question de crise existentielle, mais aussi de relations, de l’amitié, de l’amour, des attentes, de Genève aussi, beaucoup, ville qui devient comme un personnage supplémentaire de la fresque.

    Fuchs_2010_vignette.jpgEt pour rythmer l’intrigue, il y a un mystère. Gianni, chef d’orchestre qui dirige cette messe en si (à laquelle participent ou assistent toutes ces femmes), Gianni, donc, a séduit une d’entre elles, lui a proposé d’abandonner sa famille, de partir avec lui, mais a finalement disparu seul, abandonnant tout pendant trois longues semaines, laissant derrière lui des drames et des interrogations. Trouvant aussi, au passage, on le découvre à la fin, une vérité.

    Ce n’est pas le seul à établir un bilan dans ce livre réussi, à l’écriture juste et sensible. Tout compte fait, grâce à la remémoration et à la musique, les personnages parviennent à établir un accord avec eux-mêmes et avec leur passé, acceptent leurs plénitudes et leurs manques, s’avancent vers l’apaisement, assument la responsabilité de simplement être.

     

    Catherine Fuchs, La Beauté du geste, Bernard Campiche Editeur

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

     

  • Les pères d'Adam

    767650979.4.jpgpar Jean-Michel Olivier

    Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.

    « Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »

    Et Yôshi de surenchérir :

    « Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »

    Et Jack d’ajouter, zen :

    « Un père reste un père ».

    Et Yôshi, l’air sentencieux :

    « Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »

    Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :

    « Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »

    Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :

    « Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

    Et Jack citant Abla Farhoud :

    « Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »

  • Qui évalue le travail d'un écrivain?

     

     

    Par Antonin Moeri

     

     

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    À la fin des années soixante, Thomas Bernhard décida de ne plus «se laisser chier sur la tête». Il voulait dire par là que, désormais, il refuserait tout prix dit littéraire quel qu’il fût. Bernhard pouvait alors se permettre cette posture «aristocratique» car ses pièces de théâtre lui rapportaient suffisamment pour vivre confortablement, manger dans de bons restaurants, voyager en compagnie de «sa tante», séjourner à l’Hôtel d’Angleterre, s’acheter une chemise et une cravate de chez Arrow ou un costume de marque Burberry. Mais avant cette décision «aristocratique», il y eut les années de formation, les débuts difficiles d’un écrivain méconnu, la dèche, la galère; époque où Thomas gagna sa vie comme chauffeur de poids lourds, où il sillonna Vienne dans sa veste en cuir, pour livrer des bouteilles et des tonneaux de bière. Le jeune Autrichien ne pouvait pas, au début des années soixante, refuser les jolies sommes d’argent que telle municipalité, telle académie, telle association ou tel État allaient lui accorder pour honorer son talent d’écrivain ou reconnaître la singularité de sa voix.

     

    Cet argent qu’on lui chiait sur la tête lui permettrait d’acheter une Triumph Herald avec des sièges en cuir rouge et une ferme délabrée à Ohlsdorf, de payer les travaux de réfection, les frais d’hospitalisation et ses dettes. Cet argent était bienvenu, certes, mais il impliquait quelques humiliations, l’acceptation d’une certaine comédie, celle de la vie dite «littéraire» où l’on doit supporter les ronflements de madame la ministre Firnberg, les fastidieuses lectures à la Maison de la culture évangélique, les notables «trous du cul catholiques et nationaux-socialistes» qui refusent d’attribuer un prix à Canetti parce que «lui aussi est juif», les discours de remerciement pour lesquels il faut se creuser la tête (faut-il évoquer les pays sous-développés, la mauvaise santé bucco-dentaire des écoliers?), les propos ineptes et péremptoires du ministre des Arts et de la Culture et de l’Instruction qui traite T.B. d’ «étranger né en Hollande», les couacs et les fausses notes des musiciens pourtant rétribués pour leur prestation lors de la remise d'un prix.

     

    T.B. expliquait volontiers et sans honte pourquoi il acceptait ces jolies sommes: «Je ne suis pas disposé à refuser 25.000 schillings, je suis cupide, je suis faible, je suis moi-même un salaud». Il y a tant de pays à visiter, tant de belles choses à voir, tant de pages à écrire sur la terrasse de l’Hôtel d’Angleterre à Estoril, où les parquets sentent si bon et où la nourriture est raffinée. Il aurait pu justifier sa bassesse en reversant l’argent à une association d’aide aux détenus de tel pénitencier ou à une amicale qui entend construire une orphelinat au Nigeria. «Même de tels actes, relevant d’un engagement social, ne sont pas exempts de vanité, d’afféterie et d’hypocrisie». La seule réponse que donnera finalement T.B. fut de ne plus accepter ces distinctions.

     

    Le regard impitoyable, féroce que T.B. pose sur «le milieu littéraire» et la limpidité de sa prose dévastatrice procurent au lecteur un incomparable bonheur et viennent lui rappeler, en passant, que le champ dit «littéraire», ça se travaille, non sans un certain cynisme, qu’on pourrait appeler intelligence des situations.

     

     

    Thomas Bernhard: Mes prix littéraires, Gallimard 2010

     

  • Restauration de C...

    Par Pierre Béguin

    calvin1[1].jpgPeu à peu, délicatement, elle enlève le haut et se dévoile aux passants de la rue Théodore-de-Bèze qui peuvent déjà admirer sa nouvelle toiture. Demain le bas! L’aile nord du Collège Calvin apparaîtra enfin dans son entière nudité. Et l’on pourra se rincer l’œil devant sa façade restaurée et les mansardes admirablement travaillées par des spécialistes. Et ce n’est pas fini. Car la restauration de façade prévue par nos autorités pour le plaisir de l’électeur, après maints palabres, se poursuivra finalement sur deux ans par une restauration qui englobera tout l’intérieur du bâtiment. Certes, ce ne fut pas facile pour transformer la restauration de cons initialement programmée en une restauration de fond depuis longtemps souhaitée. Question de lettre, même si l’esprit a fini par triompher. Il a donc fallu du temps, de la persévérance, de l’entêtement pour faire admettre à nos politiciens que le Collège Calvin n’est pas seulement un monument ou un site photographié par quelques touristes, mais avant tout un lieu où travaille quotidiennement presqu’un millier de personnes. Mais bon, c’est admis! Le canal auditif s’est débouché, les neurones se sont réveillés, les bourses se sont déliées. Et les salles de cours, couloirs, (trop rares) toilettes, bureaux, d’une incroyable – pour ne pas dire insalubre – vétusté, vont enfin retrouver la décence qui leur était due. Même la cour, dont la réfection, à la suite d’un concours, était programmée pour la fin… des années 1980, n’échappera pas à une nouvelle surface, semble-t-il en terre du Salève, par ailleurs peu adaptée aux contraintes d’une cour de Collège.

    Mais bon, tout va être restauré. Tout? Non, car un irréductible vestige du milieu du siècle dernier résiste encore et toujours au restaurateur: le vitrage. Jalousement protégé par la Commission des monuments et des sites. Alors que l’Etat édicte règlements sur règlements pour transformer ses bâtiments en des forteresses écologiques minergisées de fond en comble, le Collège Calvin, refait à neuf à coup de millions, échappe à toutes les velléités d’isolation pour conserver ses vieilles vitres trouées labellisées années 40 et garanties pure bise. Au point que, au plus fort de la froidure, la température de certaines salles de cours trop exposées aux frimas ne dépasse guère les 16 degrés, ce qui ne facilite pas la mission déjà périlleuse du professeur de réveiller les énergies post acnéiques. Sans compter que la chaudière, en pleine activité hivernale, décide régulièrement de se faire la malle pour quelques jours de vacances pas du tout méritées. A croire qu’elle est, elle aussi, protégée par la Commission des monuments et des sites. Le Collège serait-il pourvu de quelques fenêtres à double vitrage qu’on ordonnerait illico presto leur remplacement par un vitrage unique de 3 millimètres d’épaisseur, totalement inefficace. Point barre. On ne plaisante pas avec les ayatollahs du patrimoine genevois. Estimons-nous heureux qu’ils ne nous imposent pas le papier huilé qui faisait office de vitrage au temps de notre vénéré Jean Calvin et le retour au poêle en guise de chauffage. Encore que le papier huilé et le poêle, outre qu’ils entreraient au moins dans une logique de sauvegarde du patrimoine, seraient probablement plus efficaces pour isoler et chauffer le bâtiment que l’état actuel qu’il faut, on ne sait pourquoi, absolument préserver. Alors? Voici venu le temps du mastic! Le vieux mastic sec et fendu qui tenait tant bien que mal certaines vitres trouées a, lui, été remplacé par un tout nouveau mastic beige et mou du plus mauvais effet. Un crime de lèse patrimoine que la Commission des monuments et des sites a dû entériner au motif que l’ancien mastic contenait de l’amiante. Conclusion: seule l’amiante est capable d’ébranler les convictions des gardiens du temple. Qu’on se le dise!

    Ce que nos politiciens ont fini par entendre, nos barbus devraient bien finir eux aussi par le comprendre: le Collège Calvin n’est pas seulement un site exceptionnel de l’Histoire genevoise qu’il faut absolument préserver, c’est aussi un établissement scolaire occupé par près d’un milliers d’étudiant(e)s, de professeur(e)s et de personnels technique et administratif qu’il ne faudrait tout de même pas oublier. C’est le Passé certes, mais c’est aussi le Présent, voire le Futur. Restaurer le Collège Calvin, ce n’est pas seulement faire renaître son passé, c’est aussi le faire entrer dans l’avenir. C'est-à-dire le rendre compatible aux normes actuelles d’isolation sur les grandes lignes desquelles (et c’est plutôt rare) tous les partis politiques s’entendent.

    A moins qu’on ait décidé sans nous en avertir de faire du Collège un Musée Calvin… ouvert seulement en été.

  • Bernard Antenen, La Piqueuse d'ourites

    Par Alain  Bagnoud

    rodrigues_plage.jpgLa première lecture de La Piqueuse d'ourites m’a fait m’interroger sur les genres littéraires, plus particulièrement sur celui de la nouvelle. C'est ce que contient le livre. La Piqueuse d'ourites et autres fantasmes, nouvelles (page 5).

    Cette annonce m'a laissé songeur: est-ce que les textes que contient le livre en sont vraiment?

    Du coup, définition. Nouvelle: « Oeuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère insolite des événements contés. » (CNRTL)

    Les textes qui composent le recueil d'Antenen sont le plus souvent des tissages. Plusieurs niveaux peuvent être dissociés: une situation de départ vécue par l'auteur, soit exotique (séjour à l'île Rodrigues, au Sénégal) soit contextuelle (un livre d'André Gorz, la commande d'un texte thématique) provoque des souvenirs personnels, suscite des références artistiques (Saint-Jean l'Evangéliste, Memling, Gainsbourg, Appolinaire, Senghor, Valéry, Eluard, Conrad Witz, Piaf, Marie Dubas...) et fait surgir l'Histoire (le Front populaire, la Deuxième guerre mondiale, les chercheurs de trésors, les Brigades internationales, l'assassinat de Sissi...). Des notes en fin de volume explicitent ces évocations et ces citations: Bernard Antenen n'oublie pas sa formation d'historien!

    Mais ces différentes states sont unies, lissées par la personnalité du narrateur-auteur et par son écriture, qui en fait quelque chose de personnel. Alors oui: même si elles sont des évocations subjectives plutôt que des fictions, tout compte fait, pourquoi ne pas les appeler nouvelles? Puisqu’il s’agit d’œuvres littéraires brèves, dont les événements sont parfois insolites.

    Elles nous proposent des scènes ancrées dans le réel qui deviennent peu à peu des visions. Un homme passe des moments singuliers, fertiles, lesquels le renvoient à autre chose. Il s'interroge alors sur son passé, sur les valeurs qu'il a toujours défendues, sur l'épaisseur de la vie et sur son enrichissement par la culture.

    Textes graves sous leur légèreté badine, ils sont aussi une célébration gourmande de la femme, exotique parfois, populaire partout. Les fantasmes d'Antenen, signalés dans le sous-titre de son livre, ne le poussent pas vers les héroïnes inaccessibles, sophistiquées et méprisantes, mais au contraire vers celles avec qui une communication est possible, les petites marchandes ambulantes, les cousettes, les coiffeuses.

    C-ANTENEN_PIQUEUSE_MY.jpgUne seule exception: la femme pour qui a été écrit le Cantique des cantiques. Noire et belle. Noire pourtant belle. Les traductions s'affrontent et Antenen les confronte. Celle d'André Chouraki (1989): Moi noire, harmonieuse, fille de Ieroushalaim. Celle du protestant Louis Segond en 1910: Je suis noire, mais je suis belle. Celle de la catholique Bible de Jérusalem (1973): Je suis noire et pourtant belle.

    A noter qu'ici, l'historien laisse la place au fils de protestant, désormais tout aussi agnostique que moi, je le précise, qui décerne « la palme... sans conteste » de la xénophobie à cette dernière traduction.

    Or, toujours selon le portail lexical du CNRS, « En employant mais le locuteur refuse ce qui est dit dans la prop. précédant mais et le remplace par ce qui suit. » Alors que pourtant « constitue une objection de nature à mettre en doute la vérité de ce qui précède ».

    D'où la question que je pose solennellement à mon ami Bernard, grand défenseur de la tolérance et de l'antiracisme: vaut-il mieux refuser d'être noir, comme le propose Louis Segond, ou, comme la Bible de Jérusalem, mettre en doute la vérité de ce que cette notion implique?

    Mais il dira que je pose ainsi la question parce que moi, je suis fils de catholique.


    Bernard Antenen, La Piqueuse d'ourites, L'Age d'Homme.